L'impôt sur les rêves
nico61
Imaginez ma surprise quand j'ai reçu un matin dans ma boîte aux lettres une déclaration d’impôts sur le rêve. J’ai cru d’abord à une erreur et me suis rendu à la Trésorerie de ma ville. «Il y a une faute, ai-je dit à la jeune femme au guichet en lui montrant mon papier. Ils ont oublié deux lettres pour faire « revenu ». Cette dernière m’a assuré qu’il n’y avait aucune erreur et que je devais bien déclarer mes rêves.
« Mais c’est absurde ! lui ai-je répondu.
-L’Etat est en déficit, c’est pourquoi le Parlement a décidé de voter ce nouvel impôt.
-Il est hors de question que je paie ! me suis-je insurgé. Un impôt sur les rêves, non mais je rêve ! »
De retour chez moi, j’ai longuement étudié ma feuille d’imposition. Le barème distinguait trois catégories de voyageurs oniriques chacune rattachée à une classe de revenus. Les cadres étaient assimilés à des petits rêveurs, les salariés modestes à de moyens rêveurs et les chômeurs à de gros rêveurs. L’Etat considérait en effet que les demandeurs d’emploi dormaient davantage que les travailleurs, et a fortiori rêvaient en plus grande quantité. M’inscrivant dans la tranche moyenne des « 200 à 400 songes par an », de par mon appartenance à la seconde catégorie, j’étais redevable de 400 euros au fisc. « Personne ne paiera ! me suis-je dit avec conviction. Le peuple n’acceptera jamais un tel racket ! » En effet, les jours suivants, pléthore de manifestants sont descendus dans les rues pour protester contre cet impôt aberrant. Dans ce contexte de grogne, l’Empereur a livré une allocution pour défendre sa création fiscale, la présentant comme un garrot salvateur à l’hémorragie des caisses de l’Etat. « Mes chers compatriotes, a t-il conclu avec son sens aiguisé de la formule, chaque jour de nouveaux wagons viennent s’ajouter au train de la dette. Je ne vous cache pas que ce train nous emmène droit dans le mur. Votre contribution pécuniaire peut faire changer l’aiguillage.» La colère populaire s’est dégonflée, le peuple a fini par se résigner. Le marchand de sable a renvoyé ses sujets à leur lit, pour le bien du grand malade hexagonal. Notre sommeil à tous était devenu une manne financière. Tandis que l’Etat reprenait des couleurs, le peuple en perdait un peu plus, sous les ponctions nocturnes d’un avide vampire vénal.
Deux lettres de rappel m’ont été envoyées, m’enjoignant de renvoyer incessamment sous peu ma déclaration de rêves sous menace de pénalités. J’ai opposé une totale indifférence à ce courrier ubuesque. Que risquais-je ? On n’envoyait pas les gens en prison pour insubordination fiscale ! Au pire, un huissier saisirait l’équivalent en mobilier. Il n’aurait pas l’embarras du choix, mon appart présentant un confort tout à fait rudimentaire. Il n’y a pas eu de troisième lettre de rappel.
Un matin, une escouade de bouledogues tous affublés d’un brassard tricolore a pénétré chez moi pour me tomber dessus, à bras aussi raccourcis que leur esprit. Je me souviens m’être débattu avant de perdre subitement connaissance. Quand je suis revenu à moi, je me trouvais dans une chambre d’hôpital, froide et austère comme le visage penché au dessus de moi, celui d’un médecin. Une question se fraya un difficile chemin jusqu’à mes lèvres tuméfiées.
« Que m’est-il arrivé ?
-Une brigade d’huissiers est venue chez vous procéder à des saisies. Vous nous avez fait un petit choc émotionnel, mais rien de grave. »
Le sourire du toubib avait la même authenticité que ses cheveux en implants. Un petit choc émotionnel ? Et ma bouche en marmelade, c’était psychologique aussi ? Selon le médecin, je m’étais blessé en tombant. L’état de mes lèvres me rendait difficile d’avaler quoi que ce soit, à commencer par ces mensonges ! Je suis rentré chez moi en me préparant à trouver des carrés de poussière à l’endroit des quelques meubles que ces brutes d’huissiers avaient dû emporter. Or, quel n’a pas été mon étonnement de tout trouver à sa place : les poufs, le téléviseur, mes aquarelles, ma bibliothèque, rien ne manquait ! Alors que signifiait cette intrusion de la veille, au nauséabond parfum de gestapo? S’agissait-il un avant goût de mon sort si je ne versais pas la redevance sur le rêve?
J’ai pris alors la décision de faire mes valises et de fuir ce pays qui prenait des libertés avec nos libertés et nos droits les plus primordiaux. Deux ans se sont écoulés, et à l’heure où j’aligne ces mots dans ce gourbi où je ne fais plus qu’un avec mon ombre, je sais maintenant que les huissiers m’ont bien saisi quelque chose ce fameux matin. Oh, rien de matériel ! Ce sont mes songes qu’ils ont confisqué. Réfractaire à l’impôt, je me suis vu retirer le droit de rêver. Par dieu sait quel diabolique procédé, ils ont gommé mon imagination, m’ont dépossédé de mes rêves les plus chers, les plus fous. Sans doute mes chimères sont-ils entreposés quelque part, peut-être confinés dans des bocaux. Que vont-ils en faire ?
Mes nuits sont devenues aussi noires qu’un gouffre infini. De cette cellule où j’ai été jeté après qu’on m’ait arrêté à la frontière, même mon esprit ne peut s’évader. Ma tête est comme une coquille vide, les docteurs à la solde gouvernementale ont aspiré ma sève créatrice jusqu’à la dernière goutte. Lors du procès, le juge qui m’a inculpé pour terrorisme (j’ai fait sauter un cabinet d’huissiers) a fait allusion à mes tableaux en des termes peu élogieux… Des croûtes selon lui. Je crois surtout qu’il les trouvait trop subversifs. Combien d’artistes subiront le même traitement au prétexte qu’ils n’auront pas versé le nouvel impôt? L’Empereur a peur de tous ces mouvements libertaires en éclosion. Les idéaux naissent des rêves, et ce sont ces cocons qu’il veut neutraliser pour faire de nous des moutons éternellement résignés devant l’état du monde. J’aimerais pouvoir dire à tous : résistez, ne laissez pas les huissiers faire main basse sur vos rêves ! La prison ne m’offre aucune tribune et Joe, le seul détenu à me prêter une oreille, pense que j’ai justement rêvé toute mon histoire. C’est drôle, non? Lui rêve d’oiseaux qu’il peint sur les murs de sa cellule. C’est sans doute qu’il n’a pas encore reçu la visite des huissiers…
j'aime cette fable fiscale
· Il y a presque 12 ans ·franek