L'inhibition

helenarian

L'INHIBITION

C'est une jeune fille qui n'a pas écrit une chose de sensée depuis des mois. Une jeune fille qui été bien trop occupée à chercher des réponses pour comprendre qu'il n'y en avait pas, ou qu'elles étaient déjà toutes là. C'est une jeune fille qui croit dur comme fer que l'on ne peut vivre que de la vie des autres. Que vivre seul, ce n'est pas vivre. Seulement elle pense aussi que certaines personnes sont seules, depuis toujours, pour toujours. Même entourés de tous leurs amis, leurs parents, même au milieu de la foule, ces gens-là sont seuls. Ils sont habillés de solitude. Ils sont nus, toujours. Comme deux aimants, qui tournés dans un sens s'attirent, et se repoussent dans l'autre. Ces gens-là sont l'aimant tourné dans le sens inverse de tous les autres. Ils ne parlent pas, car ils savent que ce qu'ils diront ne changera rien, n'a aucune importance. Ce n'est pas une question de fainéantise, ils veulent seulement épargner à ceux qui vivent de perdre trop de temps sur eux, sur eux qui ne vivent pas. Ou qui vivent à travers quelque chose d'autre. Quelque chose d'autre que ce qui rassemble. Quelque chose d'autre que le contact humain, quelque chose d'autre que la musique, le rire, la ville. Toutes ces choses qui rassemblent, qui font vivre deux personnes, ou plusieurs personnes, ensemble, pour un temps, eux ne vivent pas de ça. Non, ces gens-là vivent d'une phrase, écrite. Ils vivent d'un trait de crayon, d'un soir où le ciel est étoilé, d'un matin d'hiver au bord de l'océan, d'une chanson de Louis Armstrong. Ces gens-là, c'est dans la douleur qui trouvent leur bonheur. Au début, ils croient mourir, ils pense que cette douleur les tuera. Quand enfin, ils comprennent, que ce qui les tuera, c'est la bataille qu'ils pourraient engager contre cette douleur, ils arrêtent d'essayer de vivre, ils commencent à survivre. Ils n'aiment que peu de gens. Ils aiment, deux, trois personnes. Des personnes qui vivent, qui vivent infiniment, qui vivent cent fois en une seule vie. Ce sont les plus vivaces, qui s'arrêtent sur ces gens seuls, comme on s'arrête auprès d'une oasis. Comme une fascination, pour ces gens calmes, ces gens qui se taisent et qui semblent trouver beaucoup plus dans le silence que nulle part ailleurs. Ces gens qui semblent se nourrir du rien, du calme, de l'absence de vie. Ces gens à qui il arrive de disparaître, quelques temps, puis qui reviennent d'eux-même, s'allonger près de vous pour ne rien dire. Ces gens-là vous regardent profondément, ils vous regardent et vous baissez les yeux, car vous ne savez pas ce qu'ils voient, vous ne saurez jamais, et ça vous fait peur. Les gens qui vivent ont peur de ne pas vivre, alors ils vivent trop, et font mal à ceux qui vivent un peu moins.

C'est une jeune fille qui ne parle pas. Est-ce une question de timidité, d'inhibition, de bonnes manières? On ne sait pas vraiment. C'est surement un peu des trois, et d'autres choses encore, innommables, inconnues. Elle ne parle pas, elle n'aime pas ça, elle ne sait pas faire ça. Elle préfère regarder, écouter, assister à une scène pure, sans y apporter la moindre influence. Pour ne pas dénaturer un évènement, elle se tait, elle y assiste mais n'intervient pas. Ce qui rejoint l'idée de solitude. Lorsque l'on s'entoure de silence, on s'entoure de solitude. Le silence est une barrière. Et la jeune fille vit en cage.

Certains affirment que la timidité est une forme d'orgueil.

Être timide, c'est avoir peur de se salir en se frottant à la vie.

Se frotter à la vie, c'est partager. Partager, c'est perdre une partie de quelque chose. Le beau ne se partage pas. La jeune fille ne partage pas. On ne partage pas un livre en morceaux, on ne partage pas un tableau en morceaux, on ne partage pas une chanson en morceaux. Écrire, peindre, entendre. Ce sont les plus belles choses à faire. Ce sont les seules choses qu'elle veut et sait faire. Et ce sont des choses qui ne se partagent pas. Ce sont des choses que plusieurs personnes peuvent vivre en même temps, si elles ont confiance l'une en l'autre. Si l'une sait que l'autre y trouvera autant d'émotions, en quantité, que l'autre, alors elles peuvent les vivre ensemble. Mais pas les partager. Ce serait perdre une partie de leurs émotions à chacune, de leurs émotions respectives. On ne perd pas une émotion. On la garde précieusement. C'est ce qui, plus tard, donne un livre, un tableau, une chanson. La jeune fille ne partage pas. Elle donne en entier. Ce qu'elle donne, elle a toujours su qu'elle le donnerait. Elle l'a créé pour le donner. Sinon, elle garde. Sinon, elle met trop d'émotions dedans, sinon elle met tout dedans et elle ne peut pas donner ces choses-là. Sinon elle n'a plus rien. Alors elle donne ce qu'elle veut, on ne lui prend rien sans son accord. Elle donne ce qu'elle veut, elle donne quelque chose de pur, de neutre. Mais quelque chose d'elle quand même. C'est quelque chose de beau. Elle reçoit très peu, mais parfois elle reçoit et elle garde tout. Elle garde dans une boîte en carton, posée sur une table, dans sa chambre. Elle garde ce qu'elle reçoit et qui l'a rendue heureuse, ou fière, ou l'a adoucie. Ce qu'elle reçoit et qui l'enrichie, elle garde.

Ce qui fait mal, elle l'évite, elle l'oublie. Comme elle aime peu, elle souffre peu. Elle ne connaît pas les instants de réels joie que procure une relation, le regard d'un homme, ou la parole d'un véritable amie. Elle ne connaît pas ces moments où le corps est rempli du bonheur le plus simple, pur. Elle ne connaît pas ça. Elle ne connaît pas non plus les jours où tout s'écroule, où l'on perd tout en quelques instants, le temps d'une phrase ou deux. Elle ne sait pas qu'à certain moment tout peut se casser la gueule avec le départ d'un être aimé. Elle ne possède rien, elle ne peut rien perdre.

C'est une jeune fille qui ne parle pas. C'est une jeune fille qui aime passionnément, de cette passion qui nous fait fuir.

Elle a débarquée tout à l'heure, en tout début d'après-midi, de sa voix sourde et légère, qu'on entend à peine si l'on ne se concentre pas, elle a dit « Je ne te dérange pas? » en entrant. Non, elle ne dérange pas. Elle est belle, et quand elle entre, entre avec elle la sagesse. Elle n'a pas plus parler aujourd'hui, elle a beaucoup écouter les idioties que vous avez racontées, les inepties, la superficialité, la vie, qu'on vie parce que c'est comme ça, on ne nous a pas trop demandé notre avis, et nous on n'a jamais réfléchi à la question: on vit parce qu'on est né comme ça. Elle elle ne vit pas à cause de ça. Elle regarde la vie qu'elle ne comprend pas, elle l'écoute, elle apprend d'elle beaucoup de choses, toutes les choses. Elle écoute la vie des autres et elle sait la vie qu'elle ne veut pas. La vie qu'elle veut, elle ne la pas encore trouvée, elle ne la cherche pas. Elle tombera dessus, peut-être, un jour.

Enfin, tout cela, elle ne vous l'a pas dit. Vous le supposez juste.

Elle porte un tee-shirt blanc, presque transparent, et un pantalon rouge. Elle n'est pas grande, ses jambes sont plutôt courtes, ses épaules un peu larges. Ses cheveux sont roux, bouclés. Elle les attache souvent, en chignon, et on peut voir ses oreilles percées. Ses poignets sont couverts de bracelets, des petits bracelets de perles, comme ceux des petites-filles. Quel âge a-t-elle? Vous ne savez plus, elle vous l'a dit, la première fois que vous l'avez vue, mais vous avez oublié. Vous n'osez plus lui demander, vous avez peur d'une mauvaise surprise. Elle n'a pas d'âge, elle n'est plus jeune, mais elle n'est pas adulte. Elle n'est pas adolescente non plus. Elle n'a aucun âge.

Elle vous sourit. Vous évitez son regard. Il vous fait peur, le vide vous fait peur, ses yeux vous donnent le vertige. C'est un gouffre dans lequel vous n'oserez jamais vous plonger.

Elle parle, un peu. Elle parle avec des phrases brèves, elle dit tout ce qu'il y a à dire clairement, pas plus, pas moins, uniquement les choses à savoir. Elle parle lentement, elle fait beaucoup de pauses entre ses mots, elle s'arrête longtemps pour écouter vos répliques à vous, elle semble y réfléchir profondément. Elle répond à propos. Elle vous dit qu'en bas de la rue, il y a sa voiture, que dedans il y a une immense valise. Elle dit que ce soir, elle s'en ira. Elle montera vers le nord, vers chez elle. Elle habite ici mais ne vit que là-bas. Elle dit qu'elle partira ce soir, que la nuit est plus belle, et que l'aube est plus belle encore. Elle dit qu'elle n'a prévenu personne, qu'elle ne veut pas déranger ou provoquer de crises inutiles. Elle dit qu'elle vous prévient, vous, elle ne sait pas pourquoi.

Pourtant, elle sait pourquoi, et vous aussi, vous supputez. Mais elle ne dira rien, et vous non plus.

Elle a fini de parler, et vous vous recommencez. Vous en parlez de rien, comme tout à l'heure, mais elle vous écoute toujours, et vos paroles semblent la faire réfléchir, beaucoup, comme à chaque fois que vous lui parlez. Vous lui demandez si elle reste jusqu'à son départ, elle dit oui. Elle promet de vous rappelez, quand elle rentre, pour sortir, faire la fête.

Quand elle s'en va, en guise d'adieu, vous osez le grand saut: vous la regardez dans les yeux, vous souriez. C'est un sourire docile, inaperçu. Elle n'a pas regardé. Elle a seulement vu. Plus tard, elle regardera en arrière, se souviendra du jour où elle vous a dit au revoir, puis verra enfin votre sourire. Elle regrettera peut-être de ne pas l'avoir rendu, c'est le seul contact humain qu'elle daigne avoir. Mais ça vous ne le savez pas. Vous savez uniquement que sitôt passée la porte, elle baissera les yeux, puis les relèvera, et vous laissera où vous êtes, elle montera dans sa voiture, et sortira de la ville. Au bout de deux stations d'autoroutes, en buvant son troisième café, elle réalisera qu'elle n'a guère envie de vous rappelez, que sans vous elle s'évitera de nombreuses tortures, pires encore que celles qu'elle vit en vous quittant, et qu'elle supprime en décidant qu'elle n'a nullement besoin de vous ou de quelqu'un d'autre et qu'elle ne rappellera personne.

Vous savez cela, et donc vous décidez de continuer à vivre, de ne plus l'attendre, elle est partie, si elle revient, elle fera tout pour vous croiser, mais jamais ne vous rappellera.

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