L'Inquisiteur

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L’Inquisiteur

                   C'est avec l'esprit troublé que le jeune Arnaud Dalbi se réveilla ce matin-là. En ce jour en effet devait débuter la « discussion » au sujet de l’action du moine dominicain Foulques Tanaz en tant que grand Inquisiteur, envoyé spécial du pape dans le Midi de la France afin d'éradiquer l'hérésie des "Cathares" après la fragile paix du Traité de Paris d'avril 1229. Ce religieux a jugé et condamné des centaines de personnes, et, en dépit de résultats spectaculaires quant au recul de l'hérésie, il était à présent lui-même fortement suspecté d'avoir commis de nombreux abus, de ne pas avoir respecté les procédures concernant notamment l'obtention des aveux. C’était en tout cas ce qu’allait tenter de démontrer  Arnaud Dalbi, un jeune moine franciscain, vivant lui-même dans la région. Mais le plus troublant était certainement que selon le propre témoignage du grand Inquisiteur, celui-ci aurait agi sous l’influence d’anges qui lui seraient apparus.

                   Arnaud Dalbi a été l’un de ceux qui ont décidé d’agir face à ce qu’il considérait être comme des abus parfois monstrueux contre la population locale, et il s'est tout naturellement retrouvé à devoir assister aux interrogatoires de Tanaz, tout d'abord en tant que témoin. En fait, il s’agissait plutôt d’une sorte de procès, même si on ne pouvait pas vraiment employer ce terme, en raison de la fonction de l’intéressé.

                   Encore novice à l'époque des premières investigations menées par Tanaz, Dalbi a eu l'occasion d'assister lors de déplacements pour le compte de son ordre à des arrestations et à certains des procès. Il avait connu en outre certaines des victimes, et même si la plupart n'a eu pour toute punition qu'à se soumettre à des pénitences plus ou moins sévères, d'autres ont été condamnées au bûcher, alors que rien n'aurait laissé penser qu'elles étaient des adeptes de l'hérésie. Une grande partie des condamnés s’était en effet comportée le plus souvent comme de bons chrétiens, fréquentant assidûment l'église, contrairement aux 'Bons Hommes' autour de leurs 'Parfaits'.

                   Au début, certes, Arnaud a admiré la ténacité, la rigueur du Grand Inquisiteur, sa foi tout comme sa ferveur catholiques étant indéniables, à tel point qu'il se disait inspiré par des anges, avec à leur tête l'archange Michel. Pourtant, petit à petit, comme bon nombre de ses concitoyens, le jeune moine a commencé à émettre des doutes quant à la compétence, aux réelles motivations, mais surtout aux méthodes du Dominicain. En effet, le nombre d'enquêtes, de procès et d'exécutions s'est rapidement accéléré au cours de ces dernières années, et même si l'hérésie semblait avoir perdu du terrain, il n'en restait pas moins que l'apaisement de la province souhaité par le roi était loin d'être établi, alors que le pape, occupé par ailleurs, avait justement remis son autorité à Tanaz pour pacifier la région.

          Depuis quelques temps, des troubles laissaient craindre de fait un nouvel embrasement de la province. Arnaud Dalbi, avec quelques autres, se prirent d'intérêt pour cette affaire importante et se sont donc penchés sur l’action du grand Inquisiteur, avant de réclamer l’intervention du pape tant qu’il en était encore temps. Au départ spectateur de l’action du grand Inquisiteur, Dalbi est devenu par la force des choses accusateur, et dans ce but il a repris tous les dossiers, épluchant les comptes-rendus des procès menés par Tanaz ces dernières années, étudiant les protocoles des entretiens et recoupant les témoignages. Mais il s'est également intéressé à la vie du grand Inquisiteur, à son parcours et à sa personnalité.

                   Foulques Tanaz, après une enfance difficile, car élevé dans une famille pauvre, est donc entré tout jeune dans le nouvel ordre créé par saint Dominique. Il lui a cependant été difficile au départ de se plier aux nouvelles règles d'un quotidien des plus sévères. Mais au fil des ans, il a su développer des grandes qualités, bien sûr, et montrait une grande soif de justice. Ses sermons étaient très écoutés, par sa prédication il acquérait une grande influence positive sur la population. En effet, peu nombreux étaient ceux qui avaient comme lui cette ferveur et cette force de conviction ainsi qu'une énergie débordante et communicative. Personne ne savait convaincre comme lui de la toute-puissance et de la miséricorde de Dieu, une flamme brûlait en lui, comme si Dieu en personne ou l’un de ses anges parlait par sa bouche.

                   Il acquit rapidement une grande autorité, mais aussi une grande confiance en lui, sans toutefois devenir arrogant, ce qui lui valait une forte admiration de tous ceux qui l'entouraient. Ses mérites lui permirent de grimper rapidement les échelons de son ordre sans susciter de jalousie, tellement son charisme naturel imposait le respect. Sa renommée attint les plus hautes sphères du monde chrétien, et lorsque le pape Grégoire IX décida d’envoyer une mission d’Inquisiteurs dans le Midi de la France, c’est sur Tanaz que son choix se porta pour la diriger. Il le reçut en personne en grande pompe afin de lui donner ses ordres, de lui transmettre l’autorisation officielle d’agir en son nom, et en lui faisant promettre de mener à bien sa mission de répandre la parole du Christ jusqu’aux fermes les plus isolées, de ramener les brebis égarées, trompées par une fausse croyance, dans le droit chemin, le tout dans un souci d’apaisement et de réconciliation après la terrible croisade contre les Albigeois qui avait ensanglanté et ravagé toute la région pendant vingt ans. Tanaz accepta avec joie et humilité cette noble mission. Il était conscient de l’ampleur de la tâche, mais aussi de sa difficulté, et il se sentait honoré qu’on la lui confie. Il avait aussi le droit et le devoir, au besoin, de poursuivre, juger et condamner les derniers hérétiques refusant d’abandonner leur croyance pour revenir au Christianisme romain.

                   Le moine dominicain débuta alors sans perdre de temps ses investigations avec autant de fougue que d’enthousiasme, tout en s’assurant du sérieux des recherches et de la fiabilité des renseignements fournis ou obtenus. Il faisait preuve également d’un certain respect pour ceux qu’il interrogeait et écoutait leurs témoignages ou dépositions avec le plus grand soin. De fait, il acquit en retour de la part de la population une certaine reconnaissance, alors qu’au début, elle s’était montrée très méfiante vis-à-vis de cet homme représentant une institution rarement appréciée, et qui inspirait le plus souvent la crainte. Ainsi, par son comportement irréprochable, il sut même s’attirer la sympathie des habitants considérés comme bienveillants envers les adeptes du Catharisme et vaguement soupçonnés de les soutenir plus ou moins activement.

                   Mais pour Tanaz, seule comptait sa mission, et il se mit en devoir de la remplir au mieux. Son désir de justice était profond, et seul à ses yeux Dieu pouvait garantir une justice équitable. Il avait donc à se laisser guider, et les prières l’aideraient à trouver le meilleur chemin pour atteindre son but. Sa grande force de persuasion lors des interrogatoires et son habileté à amener ses interlocuteurs à lui donner les informations souhaitées faisaient gagner un temps précieux, lui permettant de se déplacer beaucoup, afin de montrer que Dieu n’abandonne personne, qu’Il est capable de faire entendre Sa voix jusqu’aux lieux les plus reculés. Etant lui-même issu du peuple, avec des origines modestes, Tanaz savait comment parler à ces gens, qui en retour lui vouaient un certain respect. Et quant aux seigneurs, ils écoutaient avec tout autant d’attention cet homme intelligent et cultivé. Ses jugements étaient toujours mûrement réfléchis, jamais pris à la hâte ou sous le coup de l’émotion, et reconnus par tous, même lorsque les peines les plus sévères étaient prononcées. Il ne prenait non plus aucun plaisir à voir des êtres humains, créatures de Dieu, périr par le feu, même lorsque ces derniers s’étaient écartés du chemin tracé par le Créateur.

                   Le moine dominicain éprouvait souvent le besoin de se recueillir, seul ; il affirmait à son entourage que la prière était la seule manière pour lui de supporter la lourde responsabilité qui lui incombait. Mais au fil des ans, il semblait se réfugier de plus en plus souvent dans la méditation. L’hérésie n’avait toujours pas été éradiquée, bénéficiant de trop nombreux soutiens dans la région, et les interrogatoires et les procès se multipliaient à un rythme soutenu. Le grand Inquisiteur demeurait juste, mais les verdicts étaient le plus souvent impitoyables. Cependant les progrès obtenus ne satisfaisaient ni le roi de France ni le pape, et ceux-ci exerçaient une forte pression sur Tanaz afin que ce dernier en finisse au plus vite avec l’hérésie cathare, trop dérangeante.

                   L’envoi de nouveaux moines par le Souverain Pontife permit d’accélérer encore les procédures. Sous leur impulsion, Tanaz dut faire preuve d’encore plus d’intransigeance, si bien que la population diminua sensiblement ses égards pour le grand Inquisiteur. Ce dernier se recueillait de plus en plus souvent, seul, dans les églises, et ressortait apaisé de ces toujours plus longues séances de prières. Il prétendait prendre ses consignes de Dieu, qui lui parlait par l’intermédiaire de ses anges. Michel lui aurait par exemple enjoint la plus grande sévérité, car il était intolérable que des hommes se détournent du Seigneur. Ainsi, secondé par les nouveaux arrivants et sur l’ordre des anges, Tanaz intensifia les poursuites d’hérétiques, la torture s’imposant petit à petit pour obtenir les aveux plus rapidement. De nombreux innocents, soupçonnés de soutenir les cathares, furent arrêtés et jugés. Les sentences étaient de plus en plus sévères et le grand Inquisiteur cherchait refuge dans des pénitences pendant lesquelles il ne mangeait ni ne dormait. Ces privations affaiblirent son corps, bien que son esprit restât toujours aussi vif. De fait, il ne manquait jamais à son devoir.

                   Pourtant, plus les Inquisiteurs travaillaient efficacement en arrêtant, jugeant et condamnant des hérétiques et leurs sympathisants, moins le problème semblait résolu, et une opposition discrète se faisait jour, appelant de la part de Tanaz une réaction des plus implacables pour endiguer ce nouveau mouvement. Sa santé physique se dégradait rapidement, et au bout de quelques mois il ne semblait plus que l’ombre de lui-même. Des rumeurs commencèrent à circuler sur lui, sur sa santé mentale ; même ses prières quotidiennes, enfermé dans une cellule d’un monastère ou le presbytère d’une église le rendaient suspect aux yeux des populations, et de certains de ses collaborateurs. Une telle ferveur apparente ne cachait-elle pas quelque chose de beaucoup moins avouable ? Et que signifiaient toutes ces références aux anges, et à Michel ? Si effectivement des voix lui parlaient, pourquoi alors semblait-il aussi malade, et pourquoi ses yeux brillaient-ils comme s’il avait la fièvre, une fièvre qui le consumait, lui, et ses victimes, toujours plus nombreuses ? Le bruit courait dans le pays, à ce moment-là, que même des cadavres de personnes soupçonnées de catharisme avaient été déterrés pour être brûlés, soulevant une nouvelle vague d’indignation.

                   Le grand Inquisiteur, pourtant, ne semblait pas écouter ce qui se passait autour de lui. Au contraire, il poursuivait sa tâche sans relâche, et à la moindre remarque sur son action, il répondait que celui qui doutait de lui avait forcément des choses à se reprocher ; il lançait alors aussitôt une enquête à son encontre, si bien qu’un climat de peur et d’insécurité s’installa de plus en plus profondément à cause de celui qui devait justement les combattre. C’est alors que certains des religieux l’accompagnant finirent par en appeler à Rome, et le pape diligenta aussitôt un légat accompagné d’une forte escorte armée pour prendre les dispositions qui s’imposaient.

                   Arnaud Dalbi leva le nez de ses parchemins, et se remémora comment tout s’accéléra : l’arrivée du légat, son enquête malgré les réticences puis l’hostilité ouverte du grand Inquisiteur. Finalement ce dernier avait été convoqué à une sorte de procès, même s’il n’en portait pas vraiment le nom, car qui pourrait juger le grand Inquisiteur ? Et comment ? Le jeune moine franciscain ayant fait partie de ceux qui avertirent le pape, son témoignage a été important, mais il s’attira les foudres de Tanaz et de ses partisans, d’autres moines dominicains, mais aussi des membres du clergé séculier et quelques puissants de la province. Dalbi fut isolé petit à petit, et seul son travail acharné, ainsi que la protection du légat, soucieux de la justice et de l’apaisement du Midi de la France, lui permirent de mener son travail à bien, et il devint ainsi le principal accusateur du grand Inquisiteur. Le jeune moine n’avait jamais voulu en arriver là, mais il s’y était senti obligé au vu des circonstances.

                   A présent il ne pouvait plus faire marche arrière, et se devait d’aller jusqu’au bout, pour le bien de tous. Il mit donc tout en œuvre pour éclairer les personnalités présentes sur les activités du grand Inquisiteur. Pour cet évènement particulier, un monastère isolé dans la campagne avait été choisi, et l’escorte du légat, ainsi que des soldats de puissants nobles locaux s’assuraient que rien ni personne ne viendrait troubler les débats. Le légat prit tout d’abord la parole pour rappeler les circonstances de sa présence, et expliquer le déroulement de cette rencontre exceptionnelle. Tanaz, très surpris de ce qui se passait, enrageait que ceux qu’il servait le stoppent dans son entreprise. Il ne comprenait pas ce qu’on lui reprochait ; il s’était strictement tenu aux termes de sa mission. C’était alors maintenant à Arnaud Dalbi d’entrer en scène, et d’exposer les résultats de ses recherches. Mais comme il n’avait pas le droit de présenter de témoins issus de la population locale, à cause de la confidentialité des débats, il était ainsi plus difficile d’ajouter du crédit à ses assertions. Quant aux autres ecclésiastiques et même aux quelques laïques présents et au courant des pratiques de Tanaz, ils ne prirent que peu la parole pour étayer les propos du jeune moine franciscain.

                   Les débats durèrent plusieurs jours, Tanaz se défendant véhémentement et habilement face aux accusations qui lui étaient faites. Il ne perdait jamais son sang-froid, même si, petit à petit, une certaine lassitude semblait le gagner. Quant à Dalbi, il lui était également de plus en plus difficile de maintenir ses positions bien qu’il ne manquât pas d’arguments et surtout d’exemples de procès dont le déroulement ait été douteux. Malgré tout, à ses yeux, ce débat ne répondait pas à ses attentes ; l’envoyé du pape semblait plus être là en spectateur, et nul ne pouvait deviner quelles étaient ses intentions.

                   Quelques jours plus tard, cependant, alors que le légat du pape avait décidé que les débats n’apportaient plus d’éléments nouveaux et qu’il était donc temps de mettre un terme à cette affaire, le grand Inquisiteur se présenta dans la salle d’audience la mine défaite, à la grande surprise de tous les participants. En une nuit, Tanaz semblait avoir vieilli de plusieurs années, et son regard habituellement si vif était éteint. Il avait également l’air perdu, comme s’il se réveillait après un long sommeil. « Bonjour, grand Inquisiteur, quelque chose ne va pas ce matin ? s’enquit le légat du pape.

- je ne sais pas ce qui se passe ; ils ont arrêté de me parler.

- Qui donc, « ils » ?

- Mais, l’archange Saint-Michel et les autres anges bien sûr ! Cela fait des années qu’ils me guident dans ma mission, qu’ils m’indiquent le chemin tracé par Dieu ; et puis hier soir ils m’ont dit que je ne n’étais plus en mesure de poursuivre ma mission, et que donc je n’avais plus besoin d’eux… Mais ce n’est pas vrai, je peux et veux continuer ce que j’ai commencé ici ! Ils ne m’ont pas cru, et sont partis, comme cela… Et je suis seul maintenant. »

                   Ce court entretien provoqua la stupeur des personnes présentes. Evidemment, le grand Inquisiteur avait à de nombreuses reprises prié pour recevoir des signes de Dieu, avait mentionné l’archange Michel, Arnaud Dalbi le savait tout autant que d’autres. Mais jamais Tanaz n’en avait parlé de cette manière, c’était comme s’il s’entretenait directement avec eux. Ses longues retraites de prières s’expliquaient mieux à présent. La séance fut aussitôt levée, le légat quitta précipitamment la pièce suivi de plusieurs ecclésiastiques. Quant au jeune moine franciscain, il ne savait plus très bien que faire, ni quelle posture adopter ; il n’en restait pas moins qu’il accusait un religieux du crime de nombreux innocents en outrepassant ses droits et en faisant de graves erreurs de jugement. Pourtant les dernières révélations du grand Inquisiteur remettaient tout cela en cause ; et puis son aspect physique était à présent effrayant ; comment pouvait-on changer comme cela en une nuit, quelle force avait pu être à l’œuvre ? Foulques Tanaz était-il en effet vraiment responsable de ses actes ? Ou le jouet d’une cause supérieure ? Dieu lui avait-il effectivement transmis Son dessein par l’intermédiaire de Ses anges ? Ou… avait-il été trompé par une puissance obscure ?

                   Il avait été décidé que le lendemain serait le jour de clôture des débats, et, malgré les protestations de Dalbi qui estimait que les nouveaux éléments devraient donner lieu à de nouvelles investigations, le légat ne voulut rien savoir. Après avoir convoqué les participants dans la grande salle du monastère, il donna la parole à chacun une dernière fois, permettant ainsi d’écouter leurs avis et leurs conclusions, avant d’annoncer sa décision. Dalbi était nerveux, il sentait que quelque chose lui échappait, et ne comprenait que trop bien la volonté du légat du pape d’en terminer avec cette affaire qui prenait des proportions potentiellement incontrôlables. Peut-être même souhaitait-il l’étouffer ?

                   Le jeune moine franciscain tenta donc une dernière fois de démontrer les méfaits du grand Inquisiteur, en résumant certaines des pires horreurs commises « au nom de Dieu », tout en évitant soigneusement de mentionner les fameux ordres donnés directement par l’archange Michel. Une fois que tous les protagonistes eurent parlé, le légat renvoya l’audience à l’après-midi, afin de se ménager un temps pour arrêter sa décision finale. Dalbi, lui, se morfondait en faisant les cent pas dans les couloirs, ou en tentant de trouver quelque réconfort dans le calme de la chapelle. Quelques-uns des participants à la discussion, religieux tout comme laïques vinrent le trouver pour lui signifier leur soutien, s’excusant également de ne pas avoir été toujours suffisamment actifs pour insister sur les méfaits commis. Mais Dalbi se devait de comprendre, le grand Inquisiteur était toujours craint, même dans ces circonstances…

                   Une dernière fois l’assemblée se réunit afin de statuer sur les accusations portées à l’encontre de Foulques Tanaz, grand Inquisiteur envoyé par le pape Grégoire IX. Le légat prit la parole d’un air solennel : « nous voilà réunis en ce jour pour juger l’action de frère Foulques Tanaz, envoyé en tant que grand Inquisiteur afin de finir d’éradiquer l’hérésie répandue dans ce pays et de réconcilier ainsi les populations locales avec Dieu. Après avoir écouté les parties présentes, et après une longue et mûre réflexion, je déclare le moine Foulques Tanaz innocent des forfaits qui lui sont reprochés. En effet, il a agi conformément à ce qui lui a été dicté par le Saint Père ; en outre, les ordres précis reçus de Saint-Michel et d’autres anges ne peuvent que confirmer qu’il a rempli sa mission de façon exemplaire. Que ceux qui l’accusent se repentent bien vite, s’ils ne veulent être eux-mêmes considérés comme suspects de soutenir l’hérésie ! Le grand Inquisiteur a agi pour le bénéfice de Dieu et de notre Très Sainte Eglise. Cependant sa mission s’arrête là, et dès demain, nous repartirons ensemble pour Rome, afin d’aller rendre compte au Saint Père de ce qui s’est passé ici. »

                   Cette annonce fut ressentie comme un choc pour Arnaud Dalbi, ainsi que pour plusieurs de ses partisans ; comment le légat pouvait-il ainsi non seulement accepter, mais encore agréer ce qui avait été commis ? Quelle religion pouvait tolérer de telles horreurs ? Et en plus, c’est lui, Arnaud Dalbi, qui avait osé dénoncer ces méfaits, qui devra se repentir ? Quelle injustice ! Le seul point positif est qu’au moins, en repartant pour Rome, Tanaz ne sera plus en mesure de nuire dans cette région. Mais qui dit qu’il ne reviendra pas et qu’il ne voudra pas régler ses comptes ?

                   Plusieurs années se sont écoulées après ces tristes évènements, pendant lesquelles Arnaud Dalbi a vécu de pénitences dans divers monastères, toujours dans ce Midi qu’il affectionne tant. Il ne s’est jamais remis complètement de sa grande déception suite à l’affaire du grand Inquisiteur Tanaz. D’ailleurs, la population, excédée, s’est en partie révoltée, en s’en prenant notamment à d’autres inquisiteurs, provoquant de nouveaux troubles graves.

                   Mais un jour, Dalbi rencontra un moine de passage, en route pour Rome. En toute discrétion, celui-ci lui avoua que si Tanaz avait été officiellement innocenté, cela avait uniquement été pour ne pas que l’Eglise puisse être prise en défaut, et pour que les nombreux procès ne puissent pas être juridiquement remis en cause. Il s’agissait d’éviter que la province ne s’agite encore plus. Quant à Tanaz lui-même, s’il avait été envoyé à Rome, ce n’était pas pour les honneurs, mais pour le soumettre à un tribunal spécial, afin de déterminer si les ordres qu’il prétendait avoir reçus de Saint-Michel étaient authentiques. Or, les prêtres exorcistes chargés de l’examiner ne sont arrivés à aucun résultat, si ce n’est à le rendre fou, laissant plus que fortement suggérer qu’en fait d’anges, ce seraient plutôt des démons puissants qui auraient trompé le grand Inquisiteur… Depuis, ce dernier est retenu, au secret, isolé du monde extérieur.

                   Dalbi, à ces explications, fut submergé de stupéfaction, mais aussi d’un dégoût plus violent pour la haute hiérarchie de l’Eglise, qui n’a rien tenté pour véritablement réconcilier les populations. Il s’intéressa par contre davantage à cette fameuse « hérésie », avant d’y adhérer, petit à petit, appréciant la simplicité et surtout la pureté de ces gens, plaçant le spirituel au-dessus du matériel. Mais comme eux, il finit par être dénoncé, arrêté, jugé et condamné au bûcher, par un autre grand Inquisiteur. Sa dernière pensée fut une interrogation : les démons ont-ils réussi à prendre le dessus sur les hommes de Dieu ?

                   Mais alors que les flammes commençaient de lécher les pans de sa robe de condamné, et que la douleur devenait insoutenable, une lumière blanche apparut au loin, dessinant une ombre s’approchant ; un être ailé, vêtu de blanc et lui souriant, s’approchait, lui tendant la main…

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