L’insomnie des oubliés

murdoc

Il y aura toujours quelque part des gens rêvant de révolution. Dans une grotte, au fond d’une cave ou tout aussi sobrement avachis sur une carte de campagne militaire proprement dépliée sur un vieux bureau en bois massif incrusté de métaux précieux, avec un cigare dans le bec.

            Mais c’est sur un autre champ de bataille que se joue notre histoire. Quelque part entre les immenses bâtiments tous du même mélange de ciment et d’orgueil d’une ville étouffée par ses ambitions, dans une rue calme, coincée entre deux tours semblables à des miradors cachant le soleil, un portail électrique de deux mètres de haut sur trois de large garde froidement le parking au goudron déchiré par la nature dans son propre combat silencieux pour reprendre ses droits.

            Le portail en tôle percé de petits trous ronds à l’origine peint en blanc laisse couler les larmes de la rouille sur son visage en coulissant pour se refermer derrière le break familial au coffre éternellement trop petit pour libérer la femme moderne dans ses rêves d’une vie plus simple, ou au moins plus pratique.

            À son tour, c’est la portière cabossée de la voiture blanche qui se referme derrière la conductrice dont le sourire résiste encore après toutes les tempêtes. Elle s’éloigne pendant que le véhicule lui cri son chant mécanique pour l’assurer qu’elle s’est bien verrouillée.

            La voiture aussi est fatiguée ; elle aimerait bien retourner courir les circuits pour le compte de la firme qui l’a produite. Elle faisait les pubs. C’était elle. Choisie entre toutes les autres pour prouver toutes les incroyables qualités de ses semblables. Mais comme les autres, on l’a vendue. C’était il y à longtemps, à l’époque on lui parlait déjà de son coffre trop petit. Elle a beaucoup roulée pour les autres et maintenant elle voudrait fuir pour elle.

            Pendant ce temps, de l’autre coté du parking, la porte vitrée blanche projetant ses reflets fatigués s’entrouvre comme pour bailler sa lassitude et se refermer sur cette femme. Elle retire ses lunettes dans la salle de vie des résidents qui se détournent alors de ce qu’ils n’étaient de toutes façons pas occupés à faire et lui rendent son sourire.

            Dans la salle les souvenirs et les histoires se mélangent silencieusement, s’observant sans se voir, se connaissant sans se douter les uns les autres de leurs magnificences et de leurs éclats. Ils se côtoient dans ce vacarme muet permanant ; murés loin du monde.

            Cette femme est tout ce qu’une femme peut-être. Elle est une mère, une sœur, une amie, un soutien, une insurgée, une héroïne. Elle s’avance parmi les résidents. Tour à tour elle les salut puis rejoint ses souvenirs, son passé. Elle monte silencieusement jusque dans la chambre de sa grand-mère et prend sa main. Sans oser parler, elles se tiennent la main en se regardant. Pour cette héroïne c’est comme si chaque fois qu’elle entrait ici, le monde se mettait à marcher à l’envers. Elle regarde par la fenêtre et aperçoit les nuages caresser le sol pendant que les passants se noient dans le bleu distant du ciel.

            Quand elle redescend dans la salle de vie, avant de partir, elle discute un peu plus avec ses vieux. Ils lui racontent la brutalité des infirmières. La solitude des jours. La douleur des nuits. Et les atrocités humiliantes qu’on leur fait vivre aux derniers moments de leurs existences. Qu’ils aient été riches ou pauvres, ils sont tous dépouillés. Par leurs proches, par le personnel, par les autres. Les oubliés sont sans or ni honneur.

            La femme aux épaules courbées gonfle ses poumons. L’injustice et la colère se mêlent à sa tristesse. D’un coup elle voudrait sauver le monde entier, ou au moins ce qu’elle peut avec ses petits bras. Pendant longtemps ils discutent. Elle les pousse à réagir, à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Ils sont ses compagnons de guerre à elle. Ensemble, sans le savoir, ils ont scellé les événements à venir. 

            La femme est repartie sans rien soupçonner -trop obnubilée par ce serpent de glace se débattant dans son ventre avec rage et langueur- mais ce soir là a eu lieu la plus incroyable insurrection du monde moderne. 

            Dans une petite maison de retraire ignorée par le reste du monde, ceux qui se sont un jour endormis les yeux ouverts ont été réveillés en sursaut par le souvenir de leurs forces et  de leurs rêves oubliés de révoltent.

            À partir de ce soir là, le monde entier s’est souvenu d’eux.

À ma mère

[Mudz]

 

Merci à ma Miss Force-de-L’ordre pour la correction et à Bla pour service rendu à la nation

Signaler ce texte