Liste 31 - La dernière note

Il fait particulièrement froid sur le bateau ce matin. Il y a quelques jours nous avons encore heurté un glacier. Alors qu'on essayait de le repousser pour qu'il n'abîme pas la coque, un morceau de glace est tombé sur le pont. Je l'ai évité à la dernière seconde mais mon pied est resté dessous. Une douleur terrible me suit depuis. J'ai la cheville en miette. J'ai demandé l'avis de Sophia, la dernière à avoir quelques connaissances médicales. Elle ne m'a pas rassurée. Si on était sorti vivant de tout ça, une prothèse aurait été nécessaire. Ici, aucune opération ne sera envisageable étant donné le peu de matériel que nous avons. Je jette un oeil par le hublot. Dehors tout est de plus en plus pétrifié. Un iceberg glisse lentement sur l'eau bleue. Un frisson me parcourt l'échine. Nous sommes condamnés à dériver, au milieu de l'océan, entre les glaces éternelles et le plafond d'étoiles givrées. Les moteurs sont à sec et nos réserves alimentaires sont épuisées. A moins de nous manger entre nous on y laissera bientôt notre peau. Et à choisir, je préfère mourrir d'hypothermie en me jetant à l'eau que me transformer en cannibale. Je saisis mon carnet et m'emmitoufle sous une couverture. Je prends des notes tous les jours, sur notre parcours, nos avancées, notre accident, notre échec. Nous avons perdus une grande partie de l'équipage. Nous ne sommes plus que cinq. Un homme et quatre femmes. Tel un harem de glaçons nous tentons de nous tenir chauds et de survivre. J'ai froid. Trop froid. Je ferme les yeux. Je pense à nos vacances, quand on était gamins. La caravane au bord de la mer. Il faisait si beau. A l'entrée du village il y avait une allée d'oeillets. Les couleurs explosaient. Le soir, on se retrouvait autour du feu. Professeurs, retraités, artistes, enfants, cultivateurs. A cette époque, les jeunes avaient le temps de grandir, les vieux le temps de vieillir. 

J'ouvre mes yeux et gratte le papier avec mon crayon. De cette expédition dépendait le sort des dernières communautés. Nous avons échoué. Notre étude ne sera jamais dévoilée. Si vous trouvez ce mot, je m'appelle Émilie Garner, 33 ans, exploratrice  et scientifique française pour la mission Dernière chance. En expédition depuis 231 jours. Signal perdu depuis 35 jours. Coordonnées inconnues.