Littérature et philosophie

leeman

de leur possible unité

Je remarque, après trois ans d'activité sur cet agréable lieu virtuel, que les gens préfèrent nettement l'aspect littéraire à l'aspect philosophique. D'une part, je pense que ces personnes ont plus de goût pour cette légèreté des mots ; d'autre part, je pense aussi que ces personnes sont moins sensibles à la réflexion sur des sujets moins facilement acceptés en littérature. Car, aimant tantôt par les mots exprimer mes douleurs, tantôt mes pensées passionnelles ou raisonnées, j'ai compris que la majorité s'intéresse davantage à l'expression de soi qu'à l'exposition ou à l'analyse des choses par le logos. Mais cela n'est qu'un constat, arbitraire qui plus est ; je n'ai pas tout vécu, et mon induction n'est fondée que sur une courte période de ma vie. A mesure que les choses se défilent sous ma conscience, j'ai ce sentiment de plus en plus grand que je préfère nettement tenter de produire quelque chose de philosophique, de trouver des réponses à mes questions, à vos questions, d'essayer de comprendre le monde dans lequel je vis. Primat apparent de la littérature sur la philosophie, donc de la passion sur la raison. Et même si les choses en ce lieu me plaisent très souvent, j'espère un jour pouvoir transmettre à tous ceux qui me liront le goût pour la philosophie. Ou, en tout cas, pour la curiosité : c'est à partir d'elle qu'on commence à s'interroger sur soi, le monde, les autres. Voir les choses sans jamais vouloir comprendre ce qui les fonde me paraît être aujourd'hui impensable pour moi. J'aime les mots, les poèmes, les textes, et c'est pour cette raison que j'apprécie partager ce que je pense tout autant que ce que je connais, et que je vaque à l'occupation de vous lire dès que le temps me le permet. Car je n'apprendrais rien de très précieux si je m'enfermais dans un solipsisme constant, et si j'oubliais de prendre connaissance de points de vue qui sont extérieurs à moi, c'est-à-dire qui ont soit quelque chose en commun avec le fond de ma pensée, soit qui y sont radicalement opposé. Toute réflexion vaut la peine d'être entendue, parce que se limiter à soi n'apporte rien de bon sinon que la bêtise et la vantardise du "bien penser". On ne comprend pas les choses en les étudiant à partir seulement de soi ; le principe de la philosophie ne consiste précisément pas en le fait de s'enfermer dans une tour infernale, sans rapport à autrui. Une telle conception me paraît être trop brutale et trop négative : philosopher, c'est essayer de comprendre les choses avec autrui, même si nos points de vue sont divergents. Par cette tentative, le philosophe n'essaie pas de détruire la conception de son semblable, mais plutôt de construire un chemin avec lui, par la discussion, l'écoute, l'entente : la philosophie est un dialogue. Dialogue de soi avec soi-même, autrement dit de l'âme avec elle-même, car il faut bien qu'on se parle intérieurement pour établir quelques conceptions du monde, ensuite de soi avec autrui, car ce dialogue comme échange permet de penser les choses sous un nouvel angle. Donc, une nouvelle perspective qui se présente à nous : on voit autrement le monde, et c'est ce qui rend possible d'abord une progression au regard de ce qu'on peut penser du monde ; ensuite, une remise en question de ce que tout un chacun aura pu penser. Car le dialogue consiste aussi en ceci : de partager des points de vue, et si le point de vue d'autrui parvient à nous convaincre, et non seulement nous persuader, il advient parfois que notre conception du monde en soit chamboulée, et que d'autres éléments se greffent à notre vision, sinon les remplacent. On ne peut penser la philosophie sans penser la littérature, comme on ne peut penser la littérature sans penser la philosophie. Sachez que, même si vous n'avez pour projet que d'écrire un poème, un texte, une nouvelle ou que sais-je encore, il n'est pas impossible que vous sous-tendiez des choses d'ordre philosophique, parce qu'on écrit nécessairement sous l'influence de sa propre vision du monde. Lorsque j'écris, j'écris par mon expérience, et par ce que le monde opère sur moi tout autant qu'en moi. Je subis le monde, et je modifie aussi le monde à ma façon ; individu, lieu, instant, mon passage marquera tout ceci pour toujours. Je ne peux donc pas ne pas être influencé par les choses, ni ne pas être l'influence des choses qui me sont extérieures. Ecrire c'est alors exprimer, ou du moins essayer, ce que l'on pense ou ressent. Mais le pathos et le logos ne sont jamais tout à fait distincts, et l'un comme l'autre s'entremêlent, s'altèrent, se chamboulent, on ne peut écrire sans dévoiler l'intimité de notre individualité. Sans dévoiler, donc, ce qu'il y a de plus sincère en nous à l'instant ou nos mots prennent un sens, une dimension concrète dans le flux de la vie. La philosophie peut être littéraire, comme la littérature peut être philosophique, précisément parce qu'on ne cesse de vivre par le conflit de deux choses, la raison et la passion. Cette influence mutuelle fait que, dans l'expression de soi, la passion prend le dessus dans les œuvres littéraires, tandis que la raison est plus forte dès lors qu'il s'agit de construire une pensée, de l'argumenter, de la rendre logique et compréhensible pour autrui. Pour cette raison, je n'ai de cesse de penser qu'écrire, c'est en même temps faire œuvre de partage affectif, au sens ou on transmet ce qui nous est propre et intime, et en même temps faire œuvre de réflexion. Car, finalement, écrire même un simple poème, c'est le construire autant que lui insuffler toute la grâce émotive qui nous envahit. Être écrivain n'est donc pas simplement raconter une histoire. C'est aussi partager un morceau de soi à un autre. Philosopher n'est donc pas simplement construire un système ; c'est en construisant ceci qu'on fige éternellement la pensée, et qu'on produit les plus grands dogmes destructeurs. Il faut toujours un peu de passion pour comprendre les choses, car la raison possède un pouvoir si terrassant qu'elle en devient dangereuse dans trop de rigueur. Par elle seule, la philosophie ne serait que stricte, rigide, droite. Elle n'est pas qu'une linéarité, qu'une chose fixe, à laquelle on octroierait des limites. La philosophie est vivante, elle est une discussion dialogique, donc un dialogue, une conversation entre deux logos qui s'opposent et s'assemblent dans certains cas. En aucun cas la philosophie ne doit être comprise comme une simple exposition de concepts, comme une rigueur fermée, qui exclurait toute forme de profondeur affective. Si on se penche en effet sur la chose, philosopher c'est avant tout chercher à comprendre par la raison ce qui nous terrasse affectivement : on désire trouver des réponses aux choses qui nous déracinent de notre propre compréhension du monde, autrement dit, aux choses qui nous subjuguent et nous laissent bouche-bée. Philosophie, ou amour de la sagesse et du savoir. Et remarquant ainsi que l'amour est une passion, la genèse de toute activité de la raison n'est pas la raison elle-même, mais le pathos proprement subjectif que tout un chacun perçoit et ressent en lui comme intensité véritable. De tout cela, je ne peux que voir que la philosophie n'est pas que rigide, et qu'elle est vivante dans les mots écrits comme dans les paroles orales. Lorsqu'on écrit, on pense, on délivre des choses qui sont en nous et souvent à nous : des souvenirs, des conceptions du monde, des réflexions. On ne produit pas que des choses statiques, fixes, réifiées. On essaie bien souvent de produire des phrases vivantes, des phrases qui sonnent bien, qui ondulent, qui produisent un effet sur l'âme et sur le corps, comme le dit si bien Nietzsche. Les mots sont délicats, sinon brutaux, et nous troublent, car les mots ont une force bénéfique autant que destructrice. La littérature comme la philosophie sont deux choses différentes, mais en même temps unies, car on ne cesse de penser l'une avec et par l'autre. Par cela, j'en suis mené à conclure en disant que la littérature domine en ces lieux la philosophie, mais que la philosophie est toujours en elle, dans ses soubassements, et qu'elle est l'expression souvent indirecte de conceptions du réel. Même si la philosophie est expression pure de la pensée, elle peut être, elle aussi, foncièrement belle et élégante dans la manière qu'on a de la construire, de l'évoquer, de la développer. On philosophe tous en écrivant, dans une certaine mesure. En ce sens, il est impossible de se défaire de la philosophie dans la littérature, ou de la littérature dans la philosophie. Même si je n'ai pas eu ici pour projet de décrire ce qu'étaient la première et la seconde évoquées, j'ai d'abord voulu montrer l'influence mutuelle qui s'opère entre les deux et qui nous prouve, sans cesse, la difficulté inhérente de les dissocier complètement. L'intérêt de tout un chacun se porte alors sur maintes et maintes choses, qui ne sont jamais totalement identiques, et cette mixité rend possible le développement de certaines choses que nous n'aurions jamais conçu comme possibles. Le domaine artistique propre à l'expression de soi par les mots est si grand et si vaste qu'il regroupe une possibilité presque infinie de modes et de formulations de nos propres pensées. In fine, je ne peux qu'avouer ceci : c'est que j'ai toujours pensé que la littérature et la philosophie ne pouvaient pas entrer en connivence ; mais, plus je m'atèle à l'écriture, plus je commence à comprendre les deux comme non distinctes l'une de l'autre. Et c'est probablement ce qui fait leur richesse. Car, de toutes les choses que j'ai pu penser, cette unification m'apparaît aussi importante que l'unité du logos et du pathos. Autrement dit, on ne peut jamais se défaire de l'art en philosophie, parce qu'il est nécessairement question de belles lettres dès lors qu'on expose un contenu de pensée. Du moins, c'est ma conviction : il est bien plus agréable de lire un contenu de pensée s'il est exprimé d'une belle façon, qui soit fluide et satisfaisante pour celui qui s'en saisira. De toutes les façons de penser la philosophie, on ne peut guère la penser sans les mots : de fait, la littérature englobe la philosophie ; et, de manière analogue, la philosophie se veut constante sous les choses qu'on s'efforce d'exprimer lorsque l'envie nous y pousse.

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