L'OBJET (suite)

nyckie-alause

J'espère que vous ne vous êtes pas lassés d'attendre…

Rêveuse est sa nature même si elle s'en défend. Quand elle a présenté son sujet de mémoire à son professeur, monsieur Quincey, il a soigneusement examiné son plan. Le texte qu'elle a intitulé « Résumé » l'a fait sourire avant qu'il lui dise que, « Ma foi, un résumé, c'est pas bête. Vous n'êtes pas sans savoir que le mot même de résumé se réfère à quelque chose qui existe déjà. Or, il ne semble pas que vous ayez déjà écrit sur le sujet ».

— Vous avez raison de me le faire remarquer mais, si à cet instant la terminologie employée n'est pas parfaite, sachez que j'ai accumulé tellement d'éléments et d'exemples que la concrétisation du mémoire est, comment vous dire, imminente. Même si cela peut vous paraître déplacé ou présomptueux. 

Adèle, habituellement si timide, s'enflamme dès qu'elle parle de son sujet. C'est ce qu'elle aurait dû dire au professeur Quincey. « Mon sujet ». Elle aurait fait remarquer qu'un sujet de mémoire est la manière d'inscrire les faits de mémoire au fil du temps, et donc que la mémoire devient le sujet et non l'inverse. Elle en est capable et regrette de n'avoir pas osé.

Léonce, qui se revendique meilleur ami, suit depuis le début le même cursus d'anthropologie. Son sujet à lui est « Evolution de la graphie des graffitis durant le second millénaire ». L'idée de cette recherche lui a traversé l'esprit quand, ayant raté son train, il a flâné le long des quais, loin, jusqu'à leur disparition. Des murs croûteux, des piliers, des wagons abandonnés, des empilements de métal et de bois, des amas d'essieux et de ridelles.


Rêveuse. Elle est assise dans son fauteuil d'où elle ne s'est pas levée depuis l'ouverture de l'objet. Elle a fait jouer dans le creux de sa paume les minuscules dents de lait. Elle a fermé la main pour les entendre grelotter contre son oreille, espérant une révélation, un indice, avant de les réinstaller en un collier duquel le fil a disparu, avec une hésitation pour les mettre dans l'ordre d'un sourire enfantin. Les quelques photos, considérées soigneusement l'une après l'autre, relance la rêverie. Chacune de ses manipulation réamorce sa recherche d'une chronologie. Tous ses attentifs scrutations génèrent un sentiment d'intimité avec les personnages.


— Léonce, j'espère que tu n'arriveras pas trop tard.

« Trop tard par rapport à quel moment ? A tout'…» dit l'ami en riant  sans attendre de réponse avant de raccrocher.


Dès qu'Adèle décide d'un nom pour le personnage principal, une femme à la mise soignée qui sourit sur les trois premiers clichés de la série, le concept de personnage disparait pour être avantageusement remplacé par « personne ». Mathilde donc, sourit à cet homme qui n'a pas, malgré les injonctions répétées du photographe, gardé la pose : son corps est d'une parfaite netteté mais son visage est flou et estompé. Riait-il ou n'a-t-il pu se taire le temps de la prise de vue ? Est-ce le même homme sur le cliché numéro 3, assis de trois-quart, en train de fumer ? Sur cette photo Mathilde ne le regarde pas, pas du tout ; elle le fait sciemment, volontairement ; elle l'évite. Il semble que quelques années se soient écoulées depuis la première photo. Elle semble plus ronde, plus douce, moins vive, peut-être plus femme. 

L'interphone dérange Adèle qui sursaute, comme prise en faute. « Monte vite » ordonne-t-elle à Léonce. 

— Oui ! Chef !

A peine a-t-elle le temps de déverrouiller qu'il est sur le paillasson et lui claque deux grosse bises, bien sonores, bien amicales. Il y est obligé puisque son statut, pour le moment, est celui de « meilleur ami ». pour le moment. Il ne tient qu'à elle que ça change… Et si c'était le bon jour ?

Il est grand le bonhomme, il tient de la place dans ce petit espace qu'Adèle appelle son salon. Assis sur le petit pouf rouge à écouter Adèle lui raconter depuis le début de la matinée tout ce qui s'est passé, la trouvaille — le vol — suivie de l'ouverture et de la découverte. Elle lui met entre les mains, grandes à faire disparaitre ce qu'elles touchent, la boîte/livre en deux morceaux. Elle explique, démontre, brode sur sa découverte, sur les rapports que Mathilde et Anatole ont pu, dû, voulu, entretenir. Voici l'homme flou qui hérite d'un nom à son tour et qui modifie sa position. Il abandonne avec bonheur le simple rôle de personnage annexe pour prendre corps et place dans cette histoire. 

— Preuve à l'appui, regarde donc la dernière photo, regarde bien. Tu vois cette voiture sur cette route de bord de mer ?

— Elle est très loin cette voiture. Je ne pense pas qu'elle fasse partie de l'histoire. Elle n'est qu'un élément lointain du décor. La femme qui tient la main de l'enfant — entre nous soit dit je suis incapable de dire s'il s'agit d'un garçon ou d'une fille — pourrait être la même, Mathilde mais…

— Arrête avec tes hésitations ! Bien sûr que c'est elle ! Observe à son poignet, ce bracelet à breloques, il est parfaitement identique. Quoique, j'hésite sur le nombre de breloques, j'y reconnais pourtant l'ange et aussi cette rose et la lettre M très stylisée…

Adèle tend la loupe à Léonce qui examine les photos, une à une. « Elle a raison » pense-t-il. 

— Et pour l'enfant, qu'en penses-tu ?

— C'est une évidence, il s'appelle Léon, comme l'époux de Mathilde.

Léonce éclate de rire. « Léon est un joli nom, mais, moi Léonce, je trouve une certaine ironie dans ton choix pour cet enfant car Léonie lui irait très bien aussi. Si tu avais plutôt téléphoné à Sylvain tu aurais trouvé quoi comme prénom pour ce gamin ? Sylvère ou Sylvie ? »

— Reste l'énigme d'Anatole…

— Quelle énigme ? Où vois-tu une énigme si ce n'est dans le choix de ce prénom pour un personnage flou, de trois-quart, et n'est-ce pas lui que l'on aperçoit de dos dans l'ombre du parc sur la photo du pique-nique ?

— Je suis persuadée que la voiture, c'est celle d'Anatole et que, si Mathilde est tellement triste c'est parce qu'il vient de rompre, de la quitter. Pour toujours. A jamais. Il ne découvrira jamais que l'enfant est de lui. Il ne s'est d'ailleurs jamais posé la question. Si elle paraît triste sur la photo c'est qu'intérieurement elle est effondrée. Je suis sûre que Léon, le mari qui fait le cliché, éprouve une secrète jubilation à observer ce dénouement.

— Quelle imagination, quelle créativité magnifique. Pourvu que tu n'abandonnes pas cette disposition naturelle pour une vie de routines et de conventions…

Il hésite à lui avouer que… quand le téléphone sonne, impérieux.

Adèle dévisage Léonce avec une moue interrogative, puis son expression change quand elle reconnait le numéro de Sylvain et accepte la communication. « Je serais à la maison » conclut-elle avant de raccrocher.

— C'était Sylvain, il rentre ce soir. Tu voulais me dire quelque chose ?


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