L'Odeur de Saint-Jacques

Manu

Un petit road trip en compagnie de deux provocatrices sur les chemins de Compostelle.


La ville est baignée de chaleur comme si le soleil brillait depuis des mois. Les filles attendaient que l'air se radoucisse pour partir et, à leur grand bonheur, un ciel bas devrait les protéger des chaleurs étouffantes pour les jours à venir. Elles sont enfin sur la route.

Ce ne sont pas des habituées de la randonnée et la spiritualité est une notion étrangère à Elsa, tout juste Margaux l'associe-t-elle aux messes de minuit imposées par sa grand-mère pendant lesquelles le curé excédé par ses bavardages lui jetait des yeux noirs. Ce voyage est mené au nom d'un autre but, un projet secret né d'une idée d'Elsa que Margaux a tenu à concrétiser.


Leur itinéraire ne devrait pas dépasser les cent kilomètres. À raison de 20 kilomètres à pied par jour, elles ont prévu d'arriver à destination dans une grosse semaine. Dans leurs sacs, elles ont ce qu'il faut d'herbe, de préservatifs, de lubrifiant, ainsi qu'un polaroid flambant neuf, une bouteille en plastique pleine de gnôle ainsi que des mystérieux cachets glissés dans un tube d'aspirine.


Leur équipement est de première qualité : des chaussures en gore-tex portées pour la première fois, des sacs à dos réservés aux semi-professionnels et des breloques hors de prix, comme ces bâtons de marche en carbone qu'elles ont balancés dans fossé sitôt qu'elles en ont constaté l'inutilité.


Elsa passe pour une fille jolie. À son crédit, des yeux gris en amende et une peau mat d'une qualité remarquable au regard de son hygiène de vie. Quand elle rie, son nez retroussé lui donne un air sexy. Sa queue de cheval haute met en valeur sa nuque et son corps est en apparence bien sculpté même si les garçons qui l'ont enlacé savent que l'harmonie globale s'explique par des hauts bouffants et des jeans serrés. Ils sont nombreux, stupéfaits au petit matin, à avoir contemplé Elsa, les cheveux en vrac, trottant insouciante vers la salle de bain avec beaucoup moins de panache.

Margaux est à boulotte à côté. Elle ne n'a jamais trouvé le moyen de faire illusion comme son amie. C'est injuste car, artifices mis à part, c'est la mieux proportionnée des deux. Ses cheveux blonds striés de mèches rousses recouvrent inégalement ses racines noires mais son principal handicap réside dans ses paupières mi-closes qu'elle n'est jamais parvenue à redresser en dépit d'exercices devant la glace. Jour et nuit, elles lui donnent un air abruti. Elle abuse donc des boissons énergisantes afin de décupler sa vivacité qui, déjà hors du commun, fait oublier tant bien que mal cet aspect déplaisant de son visage.


Elles ont quitté le centre ville à 11h ce matin et les voilà au bord du canal. Sur le chemin gravillonné, à l'ombre des boulots, des vieux en chapeaux se laissent distancer par leurs yorkshires. À cause des pluies récentes, l'eau du canal est boueuse. Des couples de canards s'y plongent la tête, des poules d'eau vagabondent entre les arbres. Il y a même un héron qui, régulièrement dérangé par les chiens et leurs maîtres, cherche inlassablement à trouver la tranquillité sur la berge opposée.

Arrivées à la première écluse, elles dépassent une famille visiblement recomposée : un seul des garçons est métisse comme le père. La petite troupe avance au ralenti, laissant solennellement passer Elsa et Margaux. La famille semble accablée par la chaleur et l'ennui mais, haranguée par une mère qui veut y croire, peut-être continueront-ils leur ballade jusqu'au crépuscule.

Plus loin, les filles voient arriver dans leur direction un vieux joggeur aux membres noueux et à l'air dur, un genre de grison des gymnases. Il double un garçon deux fois plus jeune d'une foulée ample. Reste le jeune homme à la merci du regard des filles. Son embonpoint lui dessine une paire de seins sous son t-shirt.


- Celui-là, chuchote Elsa une fois qu'elles l'ont croisé, il n'aura pas le temps de perdre assez pour être présentable sur la plage. Il faudrait qu'il arrête la casse tout de suite, qu'il passe cet été-là en t-shirt et qu'il s'y mette plus tôt l'an prochain.


Un cycliste est en approche. Il accélère dès qu'il aperçoit les filles. Les rasant comme une fusée, il laisse dans son sillage une odeur acre rehaussée par l'air chaud.


- Sa sueur sent la beuh, dit Margaux.

- La bière aussi.

- Et le curry.

- Et les orties.

- Pff... N'importe quoi. T'as perdu.


Le tronçon suivant est moins fréquenté. Le béton gravillonné a laissé la place à de la terre grasse trouée de flaques d'eau stagnante. Sur le côté, des herbes hautes s'élèvent entre les arbres, des bourdons et des abeilles peuplent les fourrés et le bruit du périphérique est maintenant à peine audible.

Après une dizaine de kilomètres de marche molle, les filles atteignent la deuxième écluse. Elles prennent en photo la maison habitée par l'éclusier : un pavillon aux volets bleus entouré d'un petit jardin où s'ébattent des nains à bonnet rouge.

Elles décident d'une pause sur le ponton qui flotte au pied de l'écluse. Elles s'allongent sur les planches chaudes, leurs sacs à dos sous leurs têtes, bercées par les eaux du canal.


- On arrivera au gîte plus tôt que prévu.

- Et on aura quoi au menu, là-bas ? demande Elsa.

- Un groupe de jeune-retraités, pas spécialement catholiques. Ils font une pause de deux jours là-bas avant de repartir. Ils ont écrit sur leur page que le pèlerinage serait l'occasion pour eux de faire des rencontres enrichissantes. J'ai leur ai dit que c'était notre cas et ils ont accepté de nous accueillir ce soir.

- J'espère bien qu'ils nous trouveront enrichissantes, hein, garce ? On pourrait bien leur administrer une bonne dose de chaleur humaine...




Elles ricanent le temps qu'il faut puis se roulent des cigarettes. Elles fument des roulées, non pas qu'elles n'aient pas d'argent pour des blondes, mais parce qu'elles en apprécient le goût. De l'argent, elles en ont toujours eu.

Pas de l'argent de poche à proprement parler, en tous cas pas de somme fixée à l'avance et versée périodiquement, c'est juste que lorsqu'elles demandent, elles obtiennent. Leurs amies issues d'une classe moyenne un peu moins aisée ont toujours trouvé ça choquant, en particulier celles obligées de travailler 2 semaines sur 52.

Elsa et Margaux ne doivent pas cette profusion d'argent à leurs mérites scolaires. L'une comme l'autre sont encore étudiantes en licence et elles cumulent à elles deux cinq premières années.

Le père de Margaux est avocat, une bonne âme obséquieuse comme la ville en secrète plus qu'elle n'en assimile. Un jour, à force de chercher des cadeaux de noël dans sa chambre, Margaux a découvert, tout en haut de sa penderie, glissé entre deux chemises, un martinet noir terminé par de longues lanières de cuir. Mise de devant le fait accompli, elle eut alors la une vision de son père se faisant fouetter au sang par sa belle-mère, une femme pourtant si douce.

Elle a peut-être froissé les chemises, ou oublié de refermer le placard, toujours est-il que son père l'a deviné. Dès lors, Margaux a été choyée comme aucun autre de ses frères et sœurs. C'est qu'il est des chantages qui se passent de corbeaux.

Quant à Elsa, ses deux parents sont journalistes et leur générosité envers leur fille unique s'explique par leur passé libertaire qu'ils ne sont jamais parvenus à articuler avec leur train de vie fastueux. La permissivité ahurissante dont a bénéficié Elsa a servi de tombeau à ces idéaux inconfortables.


Elles sont tirées de leur somnolence par un ronronnement sourd qui s'élève de l'endroit où le canal disparaît dans un virage serré. Une petite vedette en surgit et coupe ses moteurs dans la ligne droite, se laissant doucement glisser jusqu'à l'écluse. Un vieux en lunettes de soleil la pilote comme il le ferait d'une limousine sur le parking d'un casino. Derrière lui, assise sur la banquette, sa bonne femme lit un magazine, une casquette à la visière démesurément longue vissée sur le crâne. Le vieux arrête son bateau juste devant le ponton. C'est le moment qu'Elsa a choisi pour se débarrasser de son débardeur et de son soutien-gorge. Parsemés de grains de beauté gigantesques, ses seins laiteux roulent de part et d'autre de son sternum et viennent buter contre ses biceps. Elle remue ses bras juste ce qu'il faut pour donner à ses seins des soubresauts de flan coco.

Il est probable que le regard du vieux, masqué par ses lunettes noires panoramiques, soit braqué sur les seins de Margaux car sa tête reste dirigée avec une raideur suspecte vers l'écluse face à lui. Mais la vieille a tourné la tête et elle fait peser de toutes ses forces son regard indigné sur les filles. Elle respire bruyamment par le nez, pousse de temps à autres des soupirs violents, et son mari se tient toujours raide, dos à elle, feignant d'être insensible à toute cette tension. Finalement, n'en pouvant plus, il lâche un coup de sirène pour alerter l'éclusier qui apparaît dans la foulée.

- Oui, je viens...


Il porte un marcel gris, un short qui flotte autour de ses cuisses maigres et des espadrilles jaunes desquelles dépassent ses gros orteils. Il passe devant le ponton sans d'abord remarquer les filles. Les bords extérieurs de ses paupières tombent au coin de ses yeux et des poches sombres mais peu volumineuses s'étalent en dessous. Cet homme rappelle à Margaux son oncle abstinent depuis dix ans maintenant. Suite à une cure miraculeusement concluante, l'oncle ne se bagarre plus lors des réveillons mais son enthousiasme et son humour corrosifs s'en sont allés avec le whisky.


- Quand même ! dit le vieux. C'est qu'on allait pas resté ici cette nuit, hein ? Ah ah !

Il force son sourire afin de tempérer son coup de sirène.

L'éclusier tourne une manivelle et repart en direction de la maison. Au passage, il découvre les seins d'Elsa, puis Margaux, tout sourire à côté, qui guette sa réaction. Il ralentit son pas.

- Bonjour...

Au seuil de sa porte, il fait demi-tour car il vient de trouver la lucidité qui lui a manqué sur le ponton.

- Euh, mademoiselle, s'il-vous-plaît, vous pourriez-vous rhabiller... J'attends beaucoup de passage et je n'aimerais pas que les plaisanciers soient...

Si vous voulez ! dit Elsa d'une voix forte. Mais comme ça faisait plaisir au Monsieur... C'est naturel après tout ! Même qu'il m'a souri !

- Qu'est-ce qu'elle dit ! s'écrie le vieux. J'ai rien demandé moi !


Le vieux réalise sa mauvaise posture, il ne peut plus faire bonne figure, l'indignation de sa femme et l'air benoît de l'éclusier l'emplissent de gêne puis de colère.


- Elle ment ! Mais elle ment !

- Quel culot ! relance Margaux. Il m'a fait des gestes avec sa main !

- Quoi ? Mais... Attends voir un peu !


Il jette sa casquette et s'approche de la petite échelle fixée à la coque de la vedette. Mais comme il ne se trouve personne pour le retenir, il s'arrête, pantois. Les filles se sont relevées et reprennent la route.

- La prochaine fois, faudra assumer Monsieur !


Furibond mais soulagé de ne pas avoir à faire mine de laver l'affront plus longtemps, il jette un regard à l'éclusier qui en a vu d'autres. De loin, il regarde les filles s'en aller paisiblement, leurs sacs à dos mal réglés se promenant sur leurs dos. Elles seront bientôt au gîte où les attendent des clients autrement plus amusants que ce menu fretin.



Le soleil décline tandis qu'elles préparent l'apéritif sur la table. Les pierres chaudes de la maison renvoient des odeurs de chèvrefeuille et de menthe. Dans cette atmosphère sucrée, des mouches et des guêpes se disputent le contrôle des bols de sauces. Elles slaloment entre les bouteilles de rosé qui font ressembler la table à un gâteau garni de bougies.

À leur arrivée, retardées à cause de l'herbe consommée en quantité, les filles ont fait connaissance avec les jeunes retraités autour d'un jus d'orange, réitérant leur volonté de « partir à la rencontre de l'humain ». Les retraités ont trouvé cette démarche extraordinaire, « c'est rare » comme l'a souligné Sylvie, une femme passionnée de peinture et d'églises romanes. On a logé les filles dans une petite chambre à la tapisserie décrépie. Pour tout mobilier : un lit superposé destiné aux enfants et un secrétaire de bois verni dominé par une gravure de Marie.


Après le goûter, les retraités sont partis se tremper les pieds dans la rivière pour s'ouvrir l'appétit à l'exception de Pierre et Jean-Claude. Le premier parce qu'il a décidé de se charger du dîner, le second parce que la culture littéraire omniprésente dans les conversations l'étouffe. Il espère que cet isolement temporaire lui donnera du répit.

Pierre est un ancien dermatologue, c'est lui qui a eu l'idée de ce pèlerinage suite à une émission de radio consacrée aux « laïcs spirituels ». Ce statut de leader lui est monté à la tête et il tente d'imposer ses avis avec un zèle proportionnel à sa méconnaissance des sujets. Il est grand et maigre, presque chauve, avec des sourcils blonds très mobiles. Il se donne des airs de Lord, abusant du langage soutenu, faisant preuve d'une galanterie grossière auprès de femmes amusées par ce qu'elles prennent pour du second degré.

La fenêtre de la cuisine donne sur la terrasse et il jette des coups d'œil à Elsa en faisant la popote.

- Ça va comme vous voulez ma chère ? lui lance-t-il en déposant des gésiers sautés dans un saladier..

- Ça va, et toi ? Qu'est-ce que tu nous prépares ?

- Salade de gésiers et fondue d'oignons, vous m'en direz des nouvelles...

- Les oignons nuisent à la qualité du sperme...

- Eh bien... Je l'ignorais, tu es renseignée dis-donc.

- Oh, c'est plus par expérience, tu sais...


Margaux se tient derrière la porte de la cuisine et, d'où elle se trouve, elle aperçoit Elsa réprimer une envie de sourire, mais pas l'air contrit de Pierre. Ce genre d'honnête homme aime provoquer mais n'aime pas être provoqué.


Des pas lourds descendent des escaliers. Jean-Claude a fini de prendre sa douche. Il a l'air ravi, son ventre d'hippopotame tend sa chemise de lin du Paris-Dakkar. Margaux va rejoindre son amie sur la terrasse car elle a les moustachus en horreur, d'autant que Jean-claude a abusé de l'eau de toilette.

- Ah... ça fait du bien ! éructe-t-il comme s'il avait bu. Par contre, je préviens, il n'y a pas d'eau chaude ! Mais c'est que ça sent bon par ici !

- N'est-ce pas ? renchérit Elsa. Pierre nous prépare sa recette à l'oignon.


Elles vont se poser à l'abri d'une rangée de châtaigniers. Margaux sort de sa poche un demi-joint entamé, le rallume puis se lève et arrache une fleur tubulaire qui pend d'une branche de châtaigner. Elle la frictionne entre ses paumes puis promène son nez au dessus. Avec ses yeux mi-clos, on dirait un chien qui vient de s'apercevoir qu'une femelle traîne dans le coin. S'étant longuement imprégnée de l'odeur, elle tend ses mains à Elsa.


- Tu sais ce que ça sent ?

Elsa se concentre, les yeux fermés.

- Le foutre !

- Comme l'eau de javel !

- Et la citrouille !

- Et le blanc d'œuf !

- Et les haricots rouges !

- Hein ? T'as encore perdu !


Grisée par son triomphe, Margaux entame la confection d'un autre joint. Elsa flâne autour, ramassant des branches sèches qu'elle casse en deux, puis en quatre.


- Ça me fait chier la douche froide, dit-elle. Je suis sûre que Jean-Claude a pompé toute l'eau chaude et qu'il veut pas le dire.


Elsa n'a jamais eu de notion claire de l'hygiène. Elle est capable de faire un caprice si on lui refuse ses deux douches quotidiennes, néanmoins, elle n'a jamais été très regardante sur son alimentation ni sur son téléphone portable rendu luisant par ses mains moites. Qui plus est, il y a des chlamydias chez cette fille, du condylome aussi, et probablement de l'herpès encore qu'il soit parfois difficile d'y voir clair. Comme si ça ne suffisait pas, elle renferme en secret quelques préparations de son cru qui ont mis en panique un certain nombre de ses conquêtes quelques jours après leurs ébats.


- Va falloir se faire violence, dit-elle après avoir tiré une longue bouffée, ces types-là, c'est autre chose que mes p'tits mecs.

- Je comprends pas ton goût pour les hipsters. Un gars avec des chemises à carreaux, des foulards et des lunettes à grosse branches, ça me coupe l'envie. Une fois, je m'en suis tapé un, il avait un de ces caleçons... J'avais l'impression de me faire un gosse !

- L'apparence ne veut rien dire. J'ai déjà été avec un beau sévillan, velu et fort, et tout. Nacho ou un truc dans le genre... Je m'attendais à ce qu'il me secoue, qu'il me casse les reins, tous ces trucs qu'on est en droit d'attendre d'un tel peuple. Tu parles ! Il a passé son temps à me caresser les cheveux du bout des doigts, à chouiner sur ma beauté, à me dire qu'il était fragile, et là-dessus, il sort une bite longue et fine, une vraie bite de chien. Très inconfortable.


À leur retour, elles retrouvent le groupe attablé. Le rosé a déjà coulé.

- Ah ! s'écrie-Pierre en les voyant arriver. Les filles, venez-vous asseoir ! Je vous ai gardé deux places à côté de moi.


En plus de Pierre et Jean-Claude, la table compte Sylvie, Michel – son mari –, Catherine et Clotilde, une « amie ». Elsa s'assied à côté de Pierre, Margaux se retrouve entre elle et Sylvie.


- Tu fais une allergie ? demande-t-elle à Margaux. Tu as les yeux rouges ?

- Le pollen...


Elle regarde son verres se remplir de rosé, assommée par l'herbe.


- Dites-nous en un peu plus sur votre voyage, demande-Sylvie. C'est tout de même peu commun pour des gens de votre âge...

- On est en a pour dix jours. On a décidé de rencontrer un groupe de pèlerins par soir. On compte...

- C'est extraordinaire ! coupe Pierre. Ma filleule a fait la même chose à la fête de l'Humanité. Elle a pris un caméscope et a fait un long reportage vidéo pour son blog. Son travail a été salué dans la blogosphère.

- Ah, oui, c'est bien ça... reprend-Catherine.


Elle a une peau bronzée et des cheveux blancs coupés très cours. Elle porte une marinière et une grosse montre en argent. Elsa se demande si elle n'est pas lesbienne, ça expliquerait la présence de son « amie » Clotilde. Catherine reprend :


- La blogosphère, c'est super pour la démocratie. Ça ouvre les perspectives, ça libère la création. Clotilde est modeste mais elle tient aussi un blog.


Clotilde baisse la tête en ricanant. C'est une petite brune au front recouvert d'une large frange.


- Oh, c'est rien, c'est juste pour moi, sans prétentions.

- D'où le principe du blog ! lâche Jean-Claude. Si on veux que ce soit secret, on met sur internet ! C'est comme les vidéos cochonnes !


Les femmes de la table échangent des sourires embarrassés. Pierre lâche des « oh oh » vaguement outrés mais ce sont Elsa et Margaux qui s'en amusent le plus. Quand les rires ont cessé, Clotilde reprend :


- Je poste des peintures et des petits croquis que je dessine à mes heures perdues. Trois fois rien, je vous donnerai l'adresse.


Pierre se lève et revient de la cuisine en brandissant un grand saladier. La combinaison de gésiers et d'oignons confits est écœurante mais les sexagénaires rivalisent de compliments, à l'exception de Jean-Claude, incapable d'hypocrisie quand la nourriture est infecte.


• Alors, les filles, demande Sylvie la bouche pleine, qu'est-ce que vous étudiez de beau ?

- Fac de lettres, dit Margaux.

- Et sociologie pour moi

- Lettres, mais c'est passionnant ça ! s'exclame Pierre dont la voix s'est envolée plus haut qu'il ne l'aurait voulu. Et quels sont tes auteurs ?

- Huysmans, Céline, Bukowski...

- Céline ! C'est fantastique ! J'ai beaucoup aimé Voyage au bout de la nuit. Et puis, je pense qu'il faut savoir distinguer l'œuvre de l'auteur.


Tous opinent du chef. Ils écoutent la même station de radio et la dernière émission de leur programme favori était consacrée à l'auteur. On en veut à Pierre d'avoir épuisé le sujet en si peu de temps.


- Et sinon, poursuit Catherine, tu aimes cette femme qui écrit ces livres un peu subversifs. Une écriture jeune. Je ne me rappelle plus du livre mais c'est assez violent, un road trip, avec deux femmes...

- Baise-moi, tranche Margaux.

- Oui ! C'est très subversif. Et ce style...

- Je trouve son style mauvais, mais j'aime ce bouquin pour les scènes dedans. C'est pas tous les jours qu'on met en scène des hommes avec des pistolets dans le cul et qu'on force à imiter la truie. C'est pas tant le féminisme que les pistolets dans le cul que je trouve chouettes, et c'est bien pour ça que je la paye cette femme !


Elsa lâche une nouvelle bordée de rire gras mais, sur le visage de Sylvie, on distingue les stigmates d'une agression caractérisée.


Le repas se poursuit au rythme des plaisanteries scabreuses et des références incongrues. Aidé par l'alcoolémie prononcée de son auditoire, Pierre se laisse aller. Il évoque le contrôle des naissances, le droit à l'avortement et les supposées avancées du peuple inca en la matière. Inexorablement, le spirituel refait surface : Saint-Jacques de Compostelle, la communauté des pèlerins – à savoir l'extraordinaire tolérance des catholiques envers les laïcs – , l'allégresse.

Les filles choisissent ce moment de flottement intellectuel pour faire goûter leur potion. Margaux file chercher à l'étage la bouteille de gnôle et un des comprimés. Dans la cuisine, Elsa trouve des petits verres qu'elle remplit au tiers. Dans l'un d'eux, elle écrase le comprimé qu'elle accompagne d'un peu de sucre liquide tout en écoutant vaguement les conversations de la terrasse plongée dans l'obscurité. Pierre tente un rapprochement audacieux entre Nietzsche et Saint-Thomas d'Aquin en dépit des réserves prudentes de Sylvie.

Les filles réapparaissent et annoncent l'anniversaire de Margaux. Tandis que celle-ci se laisse embrasser par les retraités, Elsa apporte les verres, prenant soin de réserver le bon à Pierre. D'autres bouteilles de rosé sont vidées. La nuit est complètement tombée, les moustiques se posent sur les bras nus. Alors, la table est sommairement débarrassée et tout le monde part se coucher. Les filles retiennent Pierre autour d'un dernier verre, elles prétendent vouloir en savoir plus au sujet de Saint-Thomas.



Ce soir à la lune nous irons ma brune cueillir des serments...



Quelle belle mâtinée d'été ! Le soleil est à peine levé que la rosée a déjà séché, ça s'annonce encore plus chaud qu'hier. Les filles ont préparé le petit déjeuner et ont écrit un mot de remerciement qu'elles ont déposé sur un pot de confiture. Sous chaque bol, elles ont glissé des photos de polaroid.

On y voit Pierre, son corps décharné, presque imberbe, et Elsa, qui ne porte que son soutien-gorge. Il la prend dans toutes les positions tandis qu'elle le pénètre d'objets variés, comme le mortier avec lequel il pilait de l'ail la veille. La luminosité est mauvaise mais les grimaces du médecin et le sourire facétieux d'Elsa ont été remarquablement immortalisés par Margaux. Au cas-où celui-ci se lèverait en premier et ferait disparaître les photos, les filles ont pris soin d'en glisser d'autres, et des corsées, dans les placards, sous les portes des chambres, entre les pages des magazines dans les toilettes.

Au gîte, le premier réveil sonne. Pierre ronfle sur le ventre au pied du lit superposé. Le mortier encore en lui pointe à travers le drap blanc et dresse le chapiteau d'un cirque inavouable.

Elsa et Margaux, elles, sont déjà sur la route, en train de rire aux éclats.

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