L'oeil de la mer

sifoell


                  << Tu sais, nous les marins, on ne parle pas beaucoup. Après des mois passés en mer, après les tempêtes, les morts et les blessés, quand on est à terre, le premier jour, on boit un coup pour oublier la mauvaise mer. Mais elle est toujours présente dans notre coeur et nos pensées.

                  La mer, c'est une femme, une amante jalouse de celles qui restent à terre. C'est une mère, qui nourrit et berce l'homme pour dormir. Des fois, elle s'énerve et secoue tout l'équipage s'il l'a offensée. Le problème, avec la mer, c'est qu'on sait quand elle est mauvaise, mais on ne sait pas pourquoi. Ne va pas dire que c'est que de la flotte. Non, elle est la vie... et la mort.

                  Moi, j'ai cinquante-quatre ans et j'en ai passé quarante en mer. Je ne me suis pas marié. Ah, ça non ! Qui aurait voulu d'un mari qui n'est là que quelques semaines par an ? J'aurais pas été présent et c'est pas correct pour une femme. J'aurais bien aimé avoir une femme et des enfants, mais j'en ai pas eu, tant pis. Je suis lié à la mer. Elle est ma vie.

                  Quand je suis sur un bateau, je suis heureux comme tout. Quand je suis à terre, je bois et je me bagarre. La mer, c'est comme l'alcool, quand on y a goûté, on ne peut plus s'en passer. C'est aussi une belle femme, on a beau détourner les yeux, on ne peut pas s'empêcher de la regarder ou d'y penser.

                  J'ai bien connu un homme qui a aimé la mer comme un fou. Il avait une gentille femme, mais la mer était jalouse et elle le lui enlevé. C'était un soleil, cet homme, ce gamin. Il avait le feu dans les yeux. Je ne sais pas si c'est la mer qui le lui a donné, ce feu, ou quelqu' un, quelque part, là-haut; mais cet homme était un marin, un mari exceptionnel. Il était unique. Il s'appelait Maël. Il était comme mon frère, mon fils, mon meilleur copain. Je l'appelais le petit prince des mers.

                  << Quand je l'ai vu pour la première fois, il avait vingt ans. Il voulait se faire embaucher sur un baleinier, pour voir de la mer, comme il disait. Il était grand pour son âge, toujours agité, à courir partout. Il avait des fourmis dans les pattes, ce gosse ! Il voulait travailler pour gagner de l'argent et nourrir sa famille. Il n'avait plus de père et sa mère avait encore cinq enfants derrière lui.

                  Son rêve, c'était de s'acheter un bateau et de naviguer seul pendant des mois. A vingt ans, il voulait déjà vivre la vie qu'il avait choisi ! Il y comprenait rien, Maël, à la vie...

                  << Ce qui était drôle, chez lui, c'est qu'il avait un visage de vieux. Enfin, il n'était pas ridé, mais il avait le visage figé, sans expression. Quand je l'ai vu pour la première fois, cela m'a fait presque peur. On aurait dit qu'en vingt ans, il avait vu tous les malheurs du monde et qu'il n'attendait de bonheur que sur la mer. Il faisait peur, ce gamin. Il ne souriait jamais. C'était comme un masque sur un corps de pantin qui s'agite. Ce qui étonnait le plus chez lui, c'étaient ses yeux. La seule chose mobile de son visage. De grands yeux verts, des yeux de chat. Un gamin de vingt ans avec un corps de marionnette, un masque de tragédie antique et les yeux qui vous suivent, comme ceux de la Joconde. Quand je l'ai vu, je me suis dit "Qu'est-ce que c'est que ce petit ?" Il faisait peur, le gamin.

                  << Il est venu demander s'il y avait du travail sur le baleinier. Le travail, ce n'est pas ce qui manquait ! Il payait bien, on voyait du pays, mais c'était dangereux. Quand on chassait un de ces mastodontes, en un seul coup de queue, il écrasait une baleinière (ce sont de petites barques, pour s'approcher au maximum de la baleine, la harponner, et la dépecer), et tous les passagers. Son travail était de frotter le pont et de faire la plonge dans les cuisines. L'équipage l'a surnommé la serpillière, mais ils ont vite arrêté, parce que ça ne lui allait pas du tout. Non, Maël avait la tête haute, le regard fier et un visage de statue. De toute façon, il s'en foutait des autres et de ce qu'ils pensaient. Ils pouvaient l'appeler n'importe comment, cela ne le concernait pas.

                  Il n'essayait pas de se faire des amis. On aurait dit qu'il se suffisait à lui-même, qu'il n'avait besoin de personne. Il ne voulait pas se faire remarquer et encore moins qu'on lui parle. Je me souviens qu'il était fasciné par la mer. Il pouvait la regarder pendant des heures. C'est vrai qu'elle est toujours changeante, comme les femmes, jamais celle que l'on croit avoir devant les yeux. Moi, j'étais celui qui se levait le plus tôt sur le baleinier. Mais tous les matins, je le trouvais sur le pont. Et tous les soirs quand j'allais me coucher, il y était encore; à croire qu'il ne dormait jamais. J'avais l'impression qu'il cherchait quelque chose dans la mer. Un matin, à l'aube, je lui ai demandé "alors, tu cherches quoi ? Une sirène ?" Il ne m'a pas répondu tout de suite, mais il m'a dit que c'était à peu près ce qu'il cherchait. Je me suis demandé s'il n'était pas quand même un peu dingue, puis j'ai réfléchi et je me suis dit que tout le monde cherchait quelque chose dans la vie, alors pourquoi pas des sirènes ?

                  << Il était pas comme les autres. Il attendait quelque chose, il cherchait. Un soir, on était tous les deux sur le pont, il m'a dit: "Je les ai entendu, une fois, les sirènes. Maintenant, je veux les voir." Quand il m'a parlé des sirènes, j'ai tout de suite pensé aux baleines à bosse. Les mâles solitaires peuvent chanter pendant une bonne demi-heure pour appeller leur belle, sans s'arrêter, et tellement fort qu'on ne peut pas dormir. Je lui ai demandé où et quand il les avait entendu, ses sirènes. Mais il ne parlait pas beaucoup, alors il ne m'a pas répondu. Je me suis dit qu'il devait vivre près des côtes, mais avec le bruit des villes et la distance, ça doit être difficile de les entendre.

                  J'avais l'impression que le petit prenait tous les jours plus de place dans mon coeur. Il était comme mon fils, je pouvais tout lui dire, même ce que je n'aurais jamais osé confier au plus compréhensif des confesseurs. Je crois qu'il m'aimait bien... Enfin, je ne vois pas qui d'autre il aurait pu aimer puisque j'étais le seul à lui parler et à pouvoir lui arracher trois mots de la bouche. Il était toujours absent, comme étranger à sa vie. On aurait pu lui parler pendant des heures, on avait l'impression qu'il se foutait de tout.

                  Un jour, je lui ai demandé s'il avait la tête dans les nuages. Il m'a répondu qu'il l'avait sous l'eau. Pour rire, je lui ai dit de la sortir de l'eau, pour ne pas se noyer. Il m'a dit que c'était trop tard, qu'il avait entendu les sirènes, qu'il s'était noyé. Il était bizarre, ce gamin.

                  << Nous partions donc pour l'Islande. Je n'aimais pas trop ce pays, il y faisait un froid de tous les diables et la mer y était capricieuse. Mais un jour, Maël a été remarqué par le capitaine du baleinier parce qu'il avait l'oeil: il voyait les baleines venir de loin, grâce à leur "geyser". Le capitaine a décidé d'en faire un gars de baleinière, le premier harponneur, c'était Maël qui aurait l'honneur de lancer le premier harpon sur la baleine. Mais Maël a refusé. Il a dit qu'il respectait trop les baleines pour les tuer, et qu'il était embauché comme plongeur et non pas harponneur. A partir de ce moment, le capitaine l'a ignoré et devenait même plutôt mauvais avec Maël. Le gamin l'avait déçu. Il a carrément été mis en quarantaine. On aurait dit que d'être mis à l'écart le dégoûtait encore plus de l'espèce humaine, il la méprisait et il n'y avait que moi qu'il tolérait sur le baleinier; je n'en étais pas mécontent, d'ailleurs, d'être le seul. Je le comprenais, le petit. Les baleines ne sont pas des animaux méfiants... Elles sont magnifiques, ces géantes, et rien que pour leur beauté et leur douceur, on leur doit un peu de respect.

                  << Cet hiver-là, après notre retour d'Islande, Maël et moi, nous avons eu une de nos plus grandes conversations. On avait reçu nos payes et nous étions sur la jetée avec une bonne bouteille que l'on se passait. Il m'a parlé de son enfance qui n'avait pas été des plus faciles. Il m'a aussi dit pourquoi il connaissait si bien les baleines et leur chant: son père était capitaine d'un baleinier et lui avait appris tout ce qu'il savait. Il était d'ailleurs mort quand son baleinier s'est fracassé sur un iceberg. Le reste, Maël l'avait appris en observant le comportement des baleines. Il m'a dit: "Tu sais, je crois que les baleines sont plus sociables que nous, tout en étant des animaux sauvages. Elles aiment rester ensembler, et il y a souvent plusieurs femelles qui s'occupent d'un même petit. Il y a la mère, bien sûr, et les marraines. Peut-être que le baleineau est mieux élevé avec plusieurs mamans ! Je crois que je suis tombé amoureux d'elles. C'est pas banal ! Je n'aime pas parler avec les gens, je les trouve stupides. Ils ne pensent qu'à leur petit monde sans intérêt... Toi, ce n'est pas pareil... Tu respectes les autres, comme tu respectes mon silence...et les baleines. Tu les connais bien, tu les tues, mais tu ne les considères pas comme de la viande... Tu aimes la mer. C'est pour cela que je suis en train de partager cette bouteille avec toi. Si tu n'avais pas été là, je n'aurais pas bu du tout. Je te respecte comme les baleines se respectent mutuellement, et crois-moi, c'est le plus beau compliment que j'ai donné de toute ma vie à un de mes semblables !" C'était un drôle d'homme, et un drôle de compliment, mais, je ne sais pas pourquoi, je me sentais fier d'être une baleine pour lui !

                  << Maël, on peut dire que c'était un bel homme. Les filles aimaient le regarder. Une de ces filles est d'ailleurs devenue sa femme et la mère de son enfant. Elle s'appelait Marie. Un joli brin de fille. Elle était toute petite, à peine la taille d'une enfant. Leur rencontre était assez drôle. Marie était un peu comme la petite marchande d'allumettes du conte, elle était pauvre, sauf qu'elle vendait des poissons sur la jetée. Son père pêchait un peu, pour lui et sa famille, et pour vendre. Cette petite Marie, on aurait dit que c'était encore une enfant, mais elle avait dix-neuf ans quand ils se sont rencontrés. Il en avait vingt-et-un. C'était une semaine ou deux après notre fameuse conversation. Il pleuvait à torrent. Maël et moi, nous allions au marché, et la pauvre petite était sous la pluie, avec ses paniers remplis de poissons et de sel pour les conserver. Elle était toute seule et, pour une fois, Maël ne pensait pas à ses baleines. Il avait un de ses gros cirés et, très galant, il l'a déposé sur les épaules de la jeune fille. On a pris les deux paniers et on est partis s'abriter dans les marchés couverts. La petite Marie semblait perdue dans ce gros ciré, et quand on est arrivés au marché, on s'est tous regardés et on n'a pas pu s'empêcher de rire. On étais trempés, l'eau dégoulinait de nos visages. Le sel des paniers à poisson était trempé aussi, ils étaient invendables. Alors, Maël a acheté les deux paniers, on a amené Marie dans notre petit chez-nous qui nous servait entre deux chasses, et on a mangé une platée de poissons digne d'un ogre !

                  << La petite Marie, elle était jolie, mais elle n'était pas comme Maël. Maël était un soleil, Marie était une étoile, comme il y en a tant. Une fille comme les autres... Elle était vraiment gentille, travailleuse, simple. Ils se sont mariés environ six mois après leur rencontre. Maël a bien été obligé de louer une petite bicoque. Il fallait qu'il travaille plus. Il devait nourrir sa mère, ses frères et soeurs, et sa femme. Il devait payer le loyer. C'était beaucoup pour un gamin de vingt-et-un ans. Ils s'aimaient, ces deux-là, mais la petite ne comprenait pas qu'il continue à travailler sur le baleinier, c'était trop dangereux, il devait rester en vie pour elle et les enfants qu'ils auraient ensemble. Elle ne comprenait pas que des hommes puissent aimer la mer plus que tout, plus que la vie elle-même. Maël était de ces hommes.

                  L'amour que Maël avait pour la mer, sa passion pour les baleines faisaient peur à Marie. Elle était trop simple pour le comprendre. Moi, je savais qu'il aimait la mer, d'un amour fou, sans raison, un amour absolu... Mais je ne savais pas jusqu'où pourrait aller Maël pour cet amour sans fin. Je n'aurais jamais cru que l'on puisse tant aimer quelque chose...

                  Jamais...

                  << La deuxième fois où Maël et moi embarquions sur le baleinier fut la dernière. Cet hiver-là fut le pire que j'ai jamais connu. La mer était impossible, l'équipage n'étais pas mieux et il faisait quand même un termps de chien. Quand Maël a annoncé à Maire qu'il partait en mer pour des mois, elle lui a fait une scène, avec les cris, les pleurs, l'incompréhension... Maël ne la comprenait pas non plus. Ils s'aimaient, mais ne se connaissaient pas. J'étais là quand il lui a annoncé son départ. C'est vrai qu'il ne l'a pas fait comme il aurait dû le faire. Il est arrivé chez lui, il a dit " Marie, je vais sur le baleinier. Je prends des affaires et je pars... Souhaite moi bonne chance." C'était un peu brutal, mais il était comme ça, il ne savait pas parler aux femmes... à personne en vérité. Elle a pleuré, elle l'a supplié de rester, il aurait pu trouver du travail sur le port, en ville. Pauvre petite, elle ne comprenait pas... "Reste, je t'en prie... C'est dangereux... Je t'aime si fort... J'en mourrais si je te perdais... " Même lorsqu'elle lui a dit qu'elle attendait un enfant, il n'a pas voulu rester. Il lui a dit avec un sourire triste "Je serai là pour sa naissance, ne t'inquiète pas... Je t'aime, Marie, ma petite femme..." Cela m'a étonné qu'il lui ai dit qu'il l'aimait, il n'était pas vraiment le genre à dire de belles choses comme ça, à part à ses baleines...

                  << Nous embarquions donc pour la seconde fois pour l'Islande. Tu sais, à chaque départ, ce n'est plus du tout le même équipage, ni le même bateau ou le même capitaine. Nous étions sur un baleinier de 300 tonneaux. Maël était heureux de revoir la mer, l'Islande et ses lointaines baleines. Nous partions le matin, après avoir dit au revoir à Marie. Pauvre petite, qu'est-ce qu'elle en a pleuré ! Je trouve que Maël n'aurait quand même pas dû le lui dire aussi brusquement, elle était si fragile ! Il ne savait pas parler, à personne... Quand nous sommes arrivés sur le pont du baleinier, il faisait bien sûr un froid à ne pas rester dehors, et cela à Brest... Mais en Islande, c'était une autre affaire ! Le froid d'Islande passe à travers tous les vêtements chauds, mais en plus, en chassant, on est trempés par l'eau et le sang de la baleine. Il fait si froid ! Cela ne dérangeait pas Maël, le fait de penser à ses baleines lui réchauffait le coeur... Sacré gamin !

                  << La traversée de la mer d'Islande était toujours dangereuse, la mer y était mauvaise, il y faisait un froid de canard. L'équipage n'était pas très fréquentable, le capitaine était un homme coléreux et il régnait sur le baleinier une bonne atmosphère de mutinerie. J'avais très peur des réactions de Maël. C'était un homme maintenant, et il savait parfaitement ce qu'il voulait. Je craignais qu'il ne soit mutin, même si se mélanger aux autres était contraire à son caractère.

                  Quand nous sommes enfin arrivés en mer d'Islande, une tempête s'est levée, le ciel était si bas qu'on aurait pu le toucher rien qu'en levant le bras. Le vent s'est mis à souffler en grandes rafales, hurlant son mécontentement: comment des hommes avaient-ils pu oser violer son territoire ? Comment ces insectes avaient-ils pu penser qu'ils pouvaient voler les baleines à la mer et la souiller de sang ? Pour qui se prenaient ces drôles ? Le vent criait comme cent furies, la mer était démontée, le bateau tanguait dangereusement et les vagues dépassaient parfois le bateau en hauteur, menaçant plusieurs fois de faire chavirer navire et marins. J'avoue que j'avais peur, mais il fallait limiter les dégâts, et on n'avait pas le temps de se ronger les sangs en suppliant la mer de nous épargner...

                  << Je regardais Maël de temps en temps, il restait sur le pont à rire. Il était heureux que l'on perde du matériel de pêche. Le capitaine aboyait des ordres aux quatre coins du bateau, et l'équipage se démenait dans tous les sens pour sauver ce qui pouvait l'être. Mais Maël restait sur le pont, pratiquement immobile. Le capitaine essaya de le faire bouger, pour qu'il aide les autres marins. Maël restait immobile. Le capitaine devint de plus en plus furieux -si cela était possible de l'être- et lui envoya une bourrade dans les côtes. Maël répondit par un magistral coup de poing dans la mâchoire du maître de bord, ce qui étala l'homme sur le pont. Il était hors de lui, il saignait, il criait, mais Maël criait encore plus fort, comme un enfant excité "Je les entends ! Je les entends, les sirènes, Jakez, écoute-les ! Tu as déjà entendu quelque chose de plus beau ? Ce sont des anges, ils m'appellent !"

                  << Quand je compris ces mots, je me sentis pâlir, comme si tout mon sang oubliait soudain d'aller dans mes joues. Ces mots sortant de la bouche de Maël voulaient dire que ce qu'il attendait depuis toujours était enfin arrivé, qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait. Cela me pétrifiait. J'avais l'impression qu'il voulait se jeter dans l'eau glaciale, en pleine tempête pour retrouver ses anges. Je lui criais "Maël ! Marie a besoin de toi... et ton enfant aussi... Tu vas être père... Na gâche pas cela comme moi je l'ai fait... Tu ne peux pas savoir à quel point c'est dur d'être seul... Reste sur le pont... J'arrive !" Je m'avançais avec le plus de précautions possibles, il ne fallait pas que je tombe, il fallait que je sauve le gamin. Je me répétais inlassablement ces mots, pour me convaincre que j'y arriverais.

                  << La tempête ne diminuait pas d'intensité. Les éléments étaient déchaînés, comme pour m'empêcher de rejoindre mon petit, comme si la mer voulait le garder pour elle toute seule. Femme jalouse, possessive, aimante et tellement aimée. Une vague plus forte que les autres manqua de chavirer le baleinier, et emporta quelques marins. Paniqué, je cherchais Maël des yeux. Il n'était plus sur le pont. Il n'avait pas dû se retenir assez aux cordages, il s'était laissé aller, emporter pas la lame qui le mènerait à son paradis, à ses anges qui avaient une plus belle voix que rien de ce qui n'existait sur terre. Une voix comme celle des baleines ne se trouvaient que dans leur paradis marins ou chez les anges. J'aurais pu sauter, rattraper Maël, mon petit prince des mers, mon fils, mon espoir, ma peur... Un marin m'a empêché de le faire. Je n'ai vu que des vagues, et au loin, une grande colonne d'écume, sûrement un cachalot qui remontait à la surface. Il aurait aussi pu ne pas sauter, ne pas tant aimer la mer, plus que la vie, plus que tout. Avec des si, il serait encore en vie.

                  << Le reste de la traversée s'acheva. Les pertes humaines n'étaient pas importantes pour une tempête de cette force, à peine six hommes. Mais pour moi, tout l'équipage aurait pu couler, s'il ne restait que Maël, et moi à la rigueur, j'aurais été le plus heureux des hommes, même s'il n'était pas vraiment mon fils. Il allait avoir vingt-trois ans quand il a disparu en mer. Vingt-trois ans... Même pas une moitié de vie. Je l'ai connu pendant presque trois ans, et en seulement trois ans, il savait tout de moi, j'en savais beaucoup de lui. On a retrouvé le corps de cinq des hommes disparus en mer. Maël est toujours avec ses sirènes. Peut-être est-il encore vivant, peut-être non. Je n'en sais rien. Personne ne sait.

                  Quand je suis revenu d'Islande, j'ai annoncé à la petite Marie que Maël avait disparu en mer. Elle a pleuré, bien sûr. Mais au fond, elle savait, elle en avait eu le pressentiment dès qu'elle l'avait rencontré. Il y avait quelque chose en Maël qui lui avait chuchoté "Tu seras heureuse, avec moi, mais je suis quand même une vague, je pars très vite." Elle était comme résignée quand je lui ai annoncé la mauvaise nouvelle, elle savait, il fallait juste lui dire que ce qu'elle craignait le plus était arrivé. Pauvre petite, elle ne méritait pas cela. Aucun de nous ne mérite la vie qu'il a. Mourir si jeune...

                  << Tu te demandes sûrement comment ou pour quelles excellentes raisons on chasse les baleines. Je ne te le dirais pas, parce que je veux que tu aies quand même un peu plus d'amour pour l'Homme que ton père n'en avait. Tu comprends ? Et tu sais quoi, Morgane ? Quand je suis rentré l'autre jour d'Islande, je t'ai trouvée assise sur la jetée à regarder la mer. Marie m'a dit que tu étais toujours là, les yeux sur l'horizon. Tu me fais penser à Maël. Tu as peut-être déjà entendu chanter les baleines ? Ne les écoute pas, ou tu vas te noyer... >>

                  La petite fille leva son menton de ses genoux, regarda l'homme qui parlait et dit "Jakez, tu veux bien être mon papa ? Je n'irais pas sur la mer, elle me fait peur. Maman m'interdit de m'approcher de la jetée, mais je ne sais pas pourquoi je viens toujours ici. Je crois que je fais peur à maman. Elle dit tout le temps que j'ai les yeux de papa, que j'irais aussi sur l'eau quand je les entendrai chanter. Parle-moi d'elles, Jakez, parle-moi des baleines. Et aussi de la mer, du vent, des tempêtes. Dis-moi ce que ça fait quand on est au milieu de l'eau et qu'on ne voit plus la terre. Parle-moi de mon père."

                  Le vieil homme soupira. Décidément, Maël resterait toujours présent, dans ses souvenirs, dans sa fille, dans la mer qui l'avait pris... Sa passion pour l'océan, il l'avait transmise à son enfant. Jakez regarda longuement la petite Morgane qui attendait, sérieuse, le récit de la mer. Elle avait l'air d'un oisillon, toute petite, avec de longs cheveux de jais. Elle ressemblait beaucoup à sa mère, par la taille, par la forme du visage, un visage tout rond, avec des traits fins, un visage d'enfant sérieux. Mais elle ressemblait encore plus à son père, elle avait les mêmes yeux verts, des yeux qui lisent en vous, un visage aux traits immobiles. Mais elle ne courait pas partout, elle passait son temps à observer les gens qui passaient, le ciel, la mer, les nuages, les vagues, les mouettes. Jakez, au fond de lui, se disait que Maël n'était pas mort. En Morgane il vivait.

                  La petite voix s'éleva de nouveau: "Dis, parle-moi de leur chant..."

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