L'offre
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Ce matin, Pam a passé exceptionnellement beaucoup de temps dans sa salle de bain à se préparer. Elle s’est prélassée un long moment dans une baignoire pleine d’eau bien chaude, puis s’est maquillée, en prenant son temps, car dans son quotidien elle n’a pas vraiment l’occasion de le faire. Elle a encore rendez-vous au salon de coiffure de son amie Cindy pour un moment de détente, un shampoing et une couleur. Alors seulement elle pourra faire ce qu’elle attend depuis maintenant plus de 20 longues années. Plus rien ne peut l’arrêter à présent, et ce soir, elle sera une femme riche qui pourra enfin concrétiser son rêve, et avant tout quitter cet horrible endroit qui l’a vu naître, et qu’elle n’est jamais parvenue à abandonner, à son grand désespoir.
Ce coin reculé du Tennessee possède certes quelques richesses, en particulier minières, mais la vie d’une femme seule n’y est pas vraiment agréable. Pam a un fils, mais il est parti pour Memphis, où ses chances d’un avenir meilleur que la mine ne sont que plus grandes. Elle a dû beaucoup travailler pour permettre à Johnny de faire des études, car les bourses ne prennent pas tout en charge. Abandonnée par son mari alors que leur fils était encore un jeune enfant, Pam a dû se battre seule pour l’élever et lui permettre d’aller au College. Du coup, malgré l’aide de ses amies dans ce domaine, elle n’a eu ni le temps, ni l’envie de faire de nouvelles rencontres sérieuses, et depuis que son fils est parti, elle se sent très seule, la vie lui laisse un goût amer et sans saveur.
Pam est contente de sa couleur. Elle semble renaître et rayonne à l’idée que ce soir tout sera différent, certes, mais surtout elle sera enfin libre d’utiliser cette richesse comme il lui plaît, une richesse qui la sauvera de cet endroit qu’elle a appris à détester si profondément, et où cependant elle aura trouvé le moyen de s’en échapper. Pour la première fois, elle sera entièrement libre de son destin, c’est une nouvelle vie qui va commencer ! Après le salon de coiffure, elle reprend sa vieille dodge et suit la rue principale traversant la petite ville de part en part. Au loin elle voit la silhouette des montagnes abritant les mines de charbon, dans les bureaux desquelles elle occupe une modeste place de secrétaire. Après avoir servi des bières et des Jack Daniel’s aux mineurs sortant du travail dans l’un des quelques bars de la ville, dans sa jeunesse, elle a pu y travailler à son tour, sans grande passion, certes, mais cet emploi était toujours moins désagréable que les longues nuits dans le pub enfumé, dont la plus importante clientèle était constituée des mineurs, traînant avec eux l’odeur du charbon et le poids des années passées sous terre, semblant les oppresser.
Mais tout ça est terminé, Pam le sait ; certes, elle aura quelques souvenirs agréables dans cette ville. En passant devant le vieux cinéma, elle se remémore quelques rendez-vous galants dans ses jeunes années, qui se sont souvent terminés dans la voiture du jeune homme, sans toutefois dépasser ces quelques ébats. C’est seulement avec le père de Johnny qu’elle aura eu une relation un peu plus sérieuse, suivie d’un mariage aussi court que malheureux. Aujourd’hui encore, elle se rend parfois au cinéma, elle aime cette ambiance désuète, les sièges abîmés, les murs délabrés, et cette vieille odeur de renfermé. Que d’instants magiques elle y a vécus, avec les stars des années 1950 et 1960 à l’écran, comme Liz Taylor, son actrice préférée, et de loin ! Ces films étaient la seule évasion possible, et l’espace d’une séance, elle fuyait son triste quotidien. Son petit Johnny lui a procuré également de nombreuses joies, et elle en est très fière ; mais il est parti maintenant, pour vivre sa vie.
La grande rue défile toujours ; Pam passe devant des maisons, des boutiques, presque chacune lui rappelant de nombreux souvenirs de son enfance, puis de l’adolescence et enfin de sa vie d’adulte. Après tout, mises à part quelques excursions avec l’école primaire, elle n’a pratiquement jamais quitté sa ville natale, et n’est jamais sortie de l’Etat du Tennessee. Et maintenant que c’est à sa portée, qu’elle l’attend de tous ses vœux, une angoisse s’empare d’elle. Finalement, elle ne connaît le monde que par ce qu’elle en a vu à la télévision, et lu dans les magazines… Johnny, lui, est allé jusqu’à Washington D.C., afin de visiter les institutions de l’Etat fédéral, mais il n’a pas été charmé par cette ville sans âme. Pam voudrait se rendre au bord de l’océan, peut-être en Floride, où une amie à elle s’est installée, ou bien sur la côte ouest, en Californie, où elle ouvrirait un salon de thé, avec l’argent qu’elle va recevoir dans quelques minutes. Déjà elle arrive aux dernières maisons de la ville, et les doux picotements d’une montée d’adrénaline se font sentir dans tout son corps. Elle connaît chaque centimètre du chemin, chaque bâtiment, le temps d’attente à chaque feu de circulation, et de là où elle est maintenant, elle aperçoit déjà l’enseigne clinquante et clignotante du centre commercial, de son centre commercial. En effet, elle y est allée tellement souvent, elle en est certainement l’une des clientes les plus fidèles ; et il y a de quoi !
Depuis maintenant plus de 20 années, un important groupe de supermarchés a décidé d’ouvrir une filiale dans la ville ; il n’y existait en effet pas de grand centre commercial, seuls quelques drugstores fournissaient à la population locale ce dont elle avait besoin. Les habitants ont d’abord été sceptiques vis-à-vis du nouveau magasin, c’est tout juste s’ils étaient assez curieux pour en franchir le seuil ; la direction a eu toutes les peines du monde à attirer les clients, méfiants envers les nouveaux produits, mais aussi envers la nouvelle forme de commerce, en grand centre, avec néons et vendeurs trop souriants omniprésents. Certes, de nombreux emplois ont été créés, et Pam aurait aussi pu en obtenir un. Mais petit à petit, le succès même timide est apparu, et les vieux drugstores ont presque tous dû fermer, finalement.
Pam finit par arriver au centre commercial ; elle pourrait entrer dans le parking les yeux fermés, tant elle connaît le chemin ; en effet, elle en a été une des toutes premières clientes, et à ce titre, a bénéficié d’une offre très spéciale. Depuis, elle va y faire ses courses deux à trois fois par semaine, et avec le temps, c’est devenu comme une sorte de ballade, ou au moins une sortie, et elle connaît presque chaque employé de ce temple de la consommation de masse. Elle-même y a acheté tellement de choses, il est vrai que c’est si pratique de trouver tout ce dont on a besoin dans un seul endroit, et d’avoir le choix des marques et des qualités. Des envies sont ainsi créées, et combien de produits inutiles, ou presque, s’est-elle procuré ? En repensant à toutes ces années, Pam se dit que finalement, tout est bien qui va bien finir ; grâce à chacun de ces achats, elle va maintenant devenir riche d’un seul coup, comme une sorte d’épargne lente, mais rapportant à tous les coups. A côté d’elle, sur le siège passager, une serviette de cuir est soigneusement fermée, pour ne pas laisser échapper les précieux documents qu’elle contient. En effet, depuis plus de 20 ans elle tient une véritable comptabilité dans des cahiers, collectant la plupart des preuves d’achats au centre commercial ; elle a pris grand soin des précieux morceaux de papier, classés en bon ordre. A la première page du premier de ces cahiers, on trouve un tract légèrement jauni par le temps, dans lequel a reposé l’espoir de Pam, toutes ces années :
« A l’occasion de l’ouverture de votre nouveau centre commercial,
Voici une offre qui ne se reproduira pas :
A votre 2 000ème visite dans notre magasin
Le gérant vous remettra personnellement la somme de 50 000 $
Voir le détail des conditions à l’accueil »
En fait, cette offre exceptionnelle n’a été octroyée qu’à une poignée de clients parmi les tout premiers, qui furent souvent des personnes âgées, ou des gens de passage plus ou moins longtemps dans la ville, mais, dans tous les cas, des personnes pour qui les chances d’atteindre les 2 000 visites semblaient restreintes. En outre, une des principales conditions était que les visites comptabilisées étaient celles pour lesquelles le client déboursait au moins 50 $ pour ses achats, déjà une somme à cette époque où le dollar avait une autre valeur que maintenant. Pam avait par chance réussi à obtenir un sésame l’autorisant à participer à cette offre un peu folle. Et même si au départ elle n’y a pas cru, d’autant qu’elle était assez jeune à l’époque, et avait d’autres préoccupations, elle finit par y prendre goût, et même au fil des années à y croire. Et la voilà aujourd’hui, roulant vers son destin.
Arrivée à sa place de parking, Pam coupe le moteur de sa voiture, pose les mains sur le volant, et respire lentement, en fermant les yeux. L’excitation est à son comble, et son cerveau fonctionne à toute vitesse. Elle irait d’abord saluer Jenny à l’accueil, puis rentrerait dans le magasin, afin de faire quelques emplettes, que de bonnes choses, des produits fins dont elle a vu la réclame à la télévision, et pour la première fois de sa vie elle compte s’acheter une bouteille de vrai Champagne, ce vin pétillant français dont tant de gens raffolent. Et puis elle irait à la caisse, choisirait celle de Linda, une connaissance de longue date, mais qu’elle n’apprécie pas ; elle pourrait ainsi la narguer en lui demandant son ticket de caisse dont le montant sera pour la dernière fois supérieur à 50 $, car tout le monde dans le centre commercial est au courant de la course de Pam, même si personne ne sait réellement combien de fois elle est déjà venue ; car après tout, cela fait plus de 20 ans que l’offre a été lancée !
Pam prend son temps dans les rayons du magasin ; comme il n’y a que peu de clients, elle déambule à son rythme entre les différentes étagères remplies de marchandises des plus diverses, s’attardant particulièrement devant les produits d’épicerie fine. Presque folle d’excitation à l’idée de ce qui l’attend dans quelques minutes, elle est partagée entre une certaine impatience de recevoir son argent et le fait de vouloir savourer cette effervescence de la victoire proche, que personne ne peut plus lui enlever. Elle remplit donc son caddy avec jubilation, en pensant à son dîner, s’autorisant quelques folies, avant de se diriger vers les caisses. Une fois arrivée devant Linda, c’est presque cérémonieusement qu’elle dépose ses produits sur le tapis roulant, avant de les emballer avec précaution, en faisant ses gestes lentement, au point qu’elle devine une lueur d’énervement dans les yeux de la caissière. Maintenant, le grand moment arrive, avec le passage à l’accueil du magasin, pour déposer son dossier, et demander à voir Mr. Maddof, le gérant, celui-là même qui a inauguré le centre commercial il y a plus de 20 ans. Pam sent que ses jambes vont se dérober, et le caddy est une aide non négligeable pour ne pas défaillir. Elle se dirige lentement vers les employés de l’accueil qui la regarde arriver en souriant. Toutefois, quand elle demande à voir le gérant, un léger voile passe devant les yeux de son interlocuteur qui lui répond qu’il ne sera pas là aujourd’hui. Bon, se dit Pam, alors il faudra revenir demain. L’agent d’accueil demande s’il peut toutefois l’aider, la renseigner ou prendre un message qu’il transmettra. Alors elle évoque l’offre, et montre sa serviette pleine des précieux cahiers. L’employé lui demande alors de le suivre, et Pam se retrouve dans un grand bureau, dans lequel sont rassemblées des personnes dont certaines lui sont connues, au moins de vue ; il s’agit de chefs de rayons, et les autres sont certainement des responsables et des cadres du grand magasin. Après avoir été mis au courant de la raison de sa présence dans le bureau, un homme d’une quarantaine d’année, élégant, et la mine grave, invite Pam à s’asseoir dans une petite salle adjacente, plus calme, où ils sont seuls pour parler. Etonnée de la tournure que prennent les choses, la fidèle cliente a alors un mauvais pressentiment ; que font donc tous ces gens rassemblés dans le bureau du gérant, alors qu’il n’est pas là ? Et pourquoi ont-ils tous l’air aussi crispé, voire angoissé ? Bien sûr, il y a certainement des tensions au niveau de l’entreprise, mais cela ne la concerne pas, elle ; si le gérant est absent, et si personne d’autre n’est habilité à lui remettre son argent, on n’a qu’à lui communiquer la date de retour de Mr. Maddof ; alors pourquoi cet étrange cérémoniel ? Pam est de plus en plus inquiète.
« Mrs. Hamilton, je connais votre situation, mais je dois vous annoncer que Mr. Maddof est décédé cette nuit d’une crise cardiaque ; tout le personnel n’est même pas encore au courant, nous n’avons pas voulu créer de troubles avant d’avoir obtenu une réponse de la direction régionale du groupe à Nashville et donc de savoir ce qui va se passer. En ce qui vous concerne, je suis dans le regret de vous dire que n’ayant obtenu votre dernier ticket de caisse qu’aujourd’hui, vous ne pouvez prétendre à la somme de 50 000 $ de l’offre ; en effet, elle a été décidée à l’époque par Mr. Maddof lui-même, n’engageant le magasin que sous son nom ; les gérants ont une certaine liberté concernant les promotions, mais ces dernières s’arrêtent à la mutation – ou au décès – de leur responsable. Par conséquent, tout ce que je peux faire pour vous, comme vous avez largement prouvé votre fidélité, c’est de voir auprès de la direction régionale si nous pouvons tout de même faire un geste en votre faveur et vous offrir quelque chose en consolation ; des bons d’achat, un appareil électroménager, voire un petit voyage. Mais ne vous attendez à rien de comparable à cette somme d’argent, même si 50 000 $ d’aujourd’hui ont une piètre valeur par rapport à il y a 20 ans… »
Pam n’a pu articuler un mot ; après une grimace de sourire et un petit signe de tête, elle est sortie du bureau, interdite. Elle quitte le centre commercial, la tête basse, oubliant même ses sacs, malgré les appels des agents d’accueil, monte dans sa voiture, démarre, en se rendant compte qu’elle a également laissé sa serviette dans le bureau, et repart en direction de la ville. Les premières maisons, les boutiques, un des drugstores rescapés, le vieux cinéma, d’autres boutiques, d’autres maisons, le salon de coiffure de Cindy… Les bâtiments défilent de plus en plus vite, mais Pam ne les regarde plus ; il semble qu’elle tourne en rond, ne parvenant plus à trouver la sortie de la ville, prisonnière…