L.O.F.T
bartleby
Même si on ne voyait que de lui la tête et le buste, on s'apercevait aisément qu'il était du genre costaud. Il nous fit signe d'approcher, mais pas trop tout de même, comme si il avait tracé des yeux une ligne de confidentialité imaginaire. On se serait cru un instant au guichet d'accueil du commissariat. Il m'était impossible de distinguer derrière lui un quelconque visage, silhouette ou ombre, au moment où il tourna plusieurs fois la tête nerveusement. Sans doute voulait-il s'assurer que personne n'écouterait notre échange. Ou bien justement, regardait-il en arrière pour qu'on lui souffle ce qu'il devait dire. Il prit un air sérieux, un peu hautain et asséna:
- "Toi, tu restes dehors !". Béa fit un pas en sa direction. Il répliqua immédiatement de l'index qu'il pointa à ses pieds, pour lui signifier qu'elle n'avait pas à s'approcher.
- "Un instant... Bougez pas...!". Il retourna dans la pièce. Elle était éclairée d'une lumière jaune et on pouvait sentir s'échapper au dehors une fumée parfumée. On mijotait sans doute un bon petit plat. Avec des épices, viande de bœuf, légumes ou... je ne sais pas, en tout cas j'avais très envie d'y goûter. Si toutefois on nous laissait entrer. Profitant du laps de temps d'absence du type, j'inclinai très légèrement la tête vers l'oreille de Béa, sans bouger mon corps, et murmurai:
- "Tu peux me dire ce que tu as fait ?
- Pas grand chose. La dernière fois que je suis venue, j'ai cassé quelques bibelots. Trois fois rien..." répondît-elle de la même hauteur de voix.
- "Pas grand chose ? Assez pour qu'on ne veuille pas nous laisser entrer en tout cas. Je croyais que c'étaient des amis, qu'on venait ici pour s'amuser, moi !
- Eh ben ce n'est pas si simple de passer la porte, voilà tout. Il faut d'abord faire avec Fayçal.
- Qui ?
- Fayçal. C'est lui qui juge si on en a le droit ou pas. S'il entre, de temps en temps, c'est pour savoir ce que le proprio en pense. Il prend un peu de temps, là. C'est donc bon signe.
- C'est super sélectif comme soirée ! Allez viens on s'en va, c'est pas grave...". Alors que j'essayais de l'attraper par le bras, je fus interrompue par le retour de Fayçal.
- "Aaahh! C'est bon ?" fit Béa, décidément bien légère face à la situation.
- " Toi, tu t'en vas !
- Eh ! Tu ne vas tout de même pas nous demander de repartir de là où on est venues !?!
- Non, toi tu dégages. Mais ta copine peut entrer !". Je regardai Béa, à la fois surprise et peu rassurée. Elle ne se démonta pas:
- "Mais c'est moi qui ai les invit' imbécile !
- C'est pas comme ça que tu vas le faire changer d'avis..." lui grinçai-je entre mes dents. Mais j'ajoutai tout de même bien fort à l'attention du videur:
- "Je ne suis pas sa copine ! Je suis sa sœur !!!". Béa frappa son front du plat de la main.
- "Ça, t'aurais pu t'abstenir...". Elle avait raison. J'avais voulu me donner un certaine importance, mais maintenant, je pouvais peut-être payer pour ses bêtises à sa place. Si j'entrais. Fallait-il que j'entre ? Je n'avais pas envie de laisser Béa sur le carreau.
Je la regardai. Elle levait les yeux au ciel, l'air agacée, comme si elle c'était attendue à cette fin de non recevoir. Elle sortit une cigarette de son paquet à moitié vide et l'alluma nerveusement. Elle aspira une rapide bouffée, puis une autre. Pareille. Quand elle faisait ça, c'était que quelque chose la tracassait. Je compris soudain.
- "Béa... En fait, tu n'as jamais pu entrer, c'est ça ?
- Fait chier !!!!
- T'énerve pas.
- Ouais, excuse-moi, j'ai pensé qu'en te faisant venir avec moi, ce serait plus facile. C'est pas sympa ce que j'ai fait...
- C'est quoi cette histoire de bibelots cassés, alors ?
- Fayçal. Il m'a demandé de m'en aller. Alors j'ai fait comme si. Et en fait, j'ai fait le tour du loft pour essayer d'ouvrir une fenêtre. Rien à faire, elle était bien fermée. Je frappais avec mes poings, rien n'y faisait. Et là, des types sont venus de je-ne-sais-où, avec un mec qui leur donnait des ordres. Lui, il ne s'est pas sali les mains, par contre ! Toujours est-il que je me suis battue. Je te mens pas et tu me connais, j'ai gueulé comme un putois. Du coup, ils ont éteint les lumières à l'intérieur. Je te jure, Karine, il y a un truc pas net là dedans. Je le sens, il se passe quelque chose que personne ne doit savoir.
- Tu délires ? C'est quoi ces salades ? Arrête de t'inventer des tas d'histoires aussi glauques. T'es une grande spécialiste en la matière...". Elle me coupa:
- "Pourquoi ils feraient tant de manières pour nous laisser entrer, alors ?! Ou pour nous virer, hein ?! À toi, ils te disent Ok, alors vas-y, essaye de chercher, toi !
- Mais chercher quoi ? Calme toi. Ce sont des gens plutôt renfermés, je l'admets, mais c'est tout.
- C'est réellement ce que tu crois ? Tu ne me fais pas confiance ?
- Bon. Écoute. Je vais entrer, le temps de dire bonjour et au revoir et dans une demie heure je te rejoins dans le jardin, ça te va ? Contente ?
- OK. Fais attention, d'accord ?
- Oui sœurette, mais je suis certaine qu'il n'y a absolument pas lieu de s'inquiéter".
Sur ce, Fayçal reprit de la voix:
- "Tu viens fillette ?! C'est toi qui vois !". Je me dirigeai alors vers la porte du loft, qu'il ouvrit pour la refermer derrière moi dans un bruit de tonnerre. Avant cela, je pris un temps pour revoir Béa. Plus loin, un homme la regardait. Il lui fit un salut de deux doigts de la main, comme un pilote qui souhaite bon courage à ses soldats. Il lui sourit, narquois. Elle écrasa méchamment du pied sa cigarette et partit en direction du jardin.