L.O.F.T

bartleby

3. Nobody

J'entrai. Aussitôt, marchant pressement, un petit bout de femme vint à ma rencontre. Son nez était surplombé de lunettes rondes et elle portait un gros livre sous le bras. Une jupe plissée bleue grise, un peu désuète, tombant jusqu'à ses genoux et un pull de la même couleur avec un col en V laissant deviner une chemise blanche, composait un genre d'uniforme. Son visage, bien qu'ingrat, s'illumina. Elle me tendit la main. Je ne lui refusai pas la mienne. Le sourire dans la voix, elle me salua:

- "Bonsoir, mon nom est Nobody, enchantée ! Et vous ?". Nobody ? C'était un prénom un peu étrange. Elle ressemblait plutôt à une "Claudine", une "Thérèse", une Marie-Renée" sous ses airs de bibliothécaire-documentaliste. Mais Nobody ? Ça faisait un peu sobriquet de strip-teaseuse. Ou alors, c'était un surnom qu'on lui avait donné et dans ce cas, je le trouvais fort méchant.

- "Karine

- Bien bien. Alors Karine, veuillez me suivre, s'il vous plaît, que je vous fasse faire un peu le tour du propriétaire ! Donc vous vous trouvez dans le vestibule. Nous accrochons nos affaires ici". Tout ceci me semblait bien solennel comme accueil. Il n'y avait pas un bruit dans les pièces avoisinantes. La fête n'était-elle pas encore commencée ? Ou bien était-elle déjà terminée ?

Elle posa son livre sur une commode en bois contre le mur et insista pour prendre mon gilet, ce qu'elle fit avec soin. Je la remerciai de sa politesse. Puis, elle ôta un joli manteau de fourrure de la patère la plus à droite et le jeta sans ménagement sur son gros pavé. À la place, elle accrocha ma petite laine.

- "Voilà qui est mieux à présent". Il y avait 9 crochets. À l'extrême gauche, il était libre. Je ne comprenais pas, d'ailleurs, pourquoi Nobody avait enlevé la fourrure de droite. Ensuite, une jolie veste en daim. Elle me sembla de qualité et elle avait dû coûter très cher à son propriétaire. À côté de la veste, c'était un sac à dos bleu avec des tas d'inscriptions faites au Tipp-Ex. Le fameux "A dans le cercle" que tous les ados arborent sans vraiment en connaître le sens, des cœurs à côté de "Fuck !" et de grossièretés diverses et variées. La tirette était à moitié ouverte et laissait entrevoir un coin de cahier. Juste à côté, encore,  un bleu de travail poussiéreux, puis des bottes pleines de terre sèche, coincées contre le crochet, sans doute pour éviter de salir le sol. À sa droite, pendouillait une paire de jumelles. Nobody s'approcha de ce qui pouvait être le sien, vu qu'il y avait là une petite veste du même bleu que ses habits. Elle ramassa un foulard qui était sans doute tombé par terre lorsqu'elle avait accroché mon gilet et le replaça sur l'avant dernier vestiaire. Nobody vit que je comptais.

- "Nous sommes 9. Avec Monsieur, cela fait 10.

- Ah. Très bien." fis-je pour tenter d'imaginer ce que pouvait être une soirée à 10 personnes. Nous étions donc en comité restreint, moi qui pensais qu'un tel endroit pouvait accueillir bien plus d'invités. J'attendais que tout commence. Mais je suivis néanmoins Nobody.

- "Ici, c'est la cuisine américaine...". Je sentais cette odeur agréable qui m'avait marquée dehors. On entendit s'écrier:

- "Ciao cocotte !

- Bonsoir Broichan ! Oh celui-là, alors...!". Elle tapota mon bras. On eut pu croire qu'elle rougissait un peu.

- "Dis à la demoiselle qu'on se fait un tète-à-tête, ce soir, elle et moi !

- Pardon... Mais non je... Je ne vais pas pouvoir rester avec vous pour dîner...

- Allez allez. On ne refuse jamais à un cuisinier de goûter ses plats !". Je me sentais gênée et je pensais à Béa qui devait déjà m'attendre dans le jardin. Je ne vis pas la tête du cuisinier qui se mit à siffler d'un air joyeux, sa cuillère en bois rythmant sa mélodie contre la marmite. Déjà, Nobody m'entraînait dans le séjour. Il y avait énormément de place, peu de meubles finalement dans ce grand espace. Face à un canapé de cuir noir, une gigantesque télé à écran plat, diffusait la mosaïque. Aucune tête ne dépassait, mais on entendait rire entre deux "scrunch scrunch". Nobody ouvrit la bouche, sans doute pour faire une remontrance.

- "Ne le grondez pas, c'est de son âge. Peut-être que rire pour des stupidités fait partie de son apprentissage de la vie et qui sait, plus tard, on le verra lire du Jean Tardieu ! Tout arrive !". Cette voix masculine était douce, claire. Avait-elle un visage ? On ne le voyait pas. Pas encore. Assis sur une chaise, face à un écritoire, un homme posa calmement son livre et vint nous rejoindre. Mon Dieu ! Qu'il était beau ! L'idée que je me faisais d'Eros. Nobody essaya:

- " Je vous présente...

- Milan, ravi de vous rencontrer Mademoiselle Karine". Je le regardai, interloquée.

- "Tout se sait très vite, ici. Il faudra vous y faire...". Il saisit ma main en souriant et la pressa tendrement. Arriva une ombre qui nous fit tous les trois sursauter.

- "Ce que veut dire mon... Ami, c'est que rien ne nous échappe jamais, ici. Hein, le bellâtre ?" fit-il en sa direction. Milan prit un rictus des plus contrarié. Nobody, elle, en avait assez d'être interrompue dans sa tournée.

- "Silas. Retenez mon nom. C'est ce qu'a fait votre charmante sœur, il n'y a pas si longtemps que ça, d'ailleurs...

- Monsieur Silas, si je puis me permettre, nous n'avons pas encore fini la visite des lieux.

- Faites. Je dois aller voir Le Meccano. On a deux ou trois petites choses à régler...". Il prit le temps de ponctuer sa phrase en me regardant droit dans les yeux:

- "Désormais". Il partit en s'allumant une cigarette. Béa le connaissait ? Mais oui...! Le type dehors, qui lui avait fait signe !

Nobody reprit son exposé, non sans soupirer.

- " Bon. Il nous reste la salle de bain et les toilettes. Et votre chambre, aussi".

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