L.O.F.T
bartleby
- « Karine… Revenez à vous, Karine ! Vous m'entendez… ? ».
J'ouvris péniblement les yeux. Un écran de fumée m'empêchait de voir autre chose que les contours d'un visage. J'approchai ma main. Du bout des doigts, je tentai de définir une forme plus nette.
- « C'est moi, c'est Milan. N'ayez pas peur. Je vais poser ma main sur votre front. Ne bougez pas ».
Je ne pouvais pas bouger de toute façon. Cet homme pouvait me trancher la gorge, je ne me serais pas défendue. En quelques secondes, je recouvrai la vue.
- « Respirez maintenant Karine, au même rythme que moi ».
Je captai son souffle proche du mien. Mes idées redevenaient claires et ma première pensée fut qu'un baiser de sa part aurait pu m'être déposé à cet instant. Mais il n'en était rien. Sa main, toujours au dessus de mes yeux, je le sentis soudainement se mettre à trembler, puis je l'entendis gémir. Il semblait se mettre à pleurer. Je m'assis et le regardai, revenue totalement à moi. Ses yeux étaient révulsés, son visage creusé, il ne ressemblait plus à quoi que ce soit d'humain. J'ôtai par réflexe sa main de mon front, par peur. Peur autant pour moi que pour lui. C'est alors qu'il courut comme un fou vers la cuisine. Et je l'entendis vomir, comme si il s'arrachait les tripes. Il toussait, puis cela recommençait. Je le rejoins hâtivement. Penché au dessus de l'évier, il ne cessait de se vider. Un liquide d'une couleur irréelle partait dans les égouts. Entre deux spasmes il criait, jurait :
- « Broichan ! Un jour on te tuera, ici ! Tu n'auras même pas à passer cette porte pour qu'on s'occupe de toi !!! ».
Je posai ma main doucement sur son dos et le caressai. Alors qu'il était toujours penché, ses mains serrant le rebord de l'évier, je voyais que son visage reprenait ses jolis traits.
- « Ça va aller…
- Non, je vois bien que non ! Qu'est-ce qui s'est passé, Milan ?
- Je vous ai épargné une nuit épouvantable, chère Karine ».
Je restai totalement interdite.
- « J'ai un don »
dit-il pour toute explication et en se servant un verre d'eau. Il se resservit deux fois, se rinça la bouche, se lava soigneusement les mains. Puis prit la mienne pour me mener au salon, sur le canapé noir.
- « Nous avons tous, plus ou moins une fonction, ici. C'est pour cela qu'on nous a choisis. Nous avons chacun une sorte de don ou une faculté nous permettant de faire vivre une communauté, sans que nous n'ayons jamais vraiment besoin de sortir ou de la quitter. Nous sommes enfermés contre notre gré à cause de cela. Et ne cherchez pas à savoir comment sortir d'ici. Tout est fait, Un, pour que nous ne puissions pas sortir, physiquement, et Deux, pour que nous en perdions l'envie. Ceux qui prétendent toujours vouloir s'échapper sont des menteurs et des pervers. Ils ne font qu'aiguiser cette volonté, ce désir de sortir, pour que nous nous sentions plus mal encore d'avoir échoué. Broichan, certes, fait la cuisine, mais surtout c'est vous, nous qu'il cuisine. Il est la tentation de notre famille. Broichan est un prénom irlandais qui veut dire « mixture, préparation ». Fayçal est le « juge, l'arbitre ». Il a le don de savoir qui est en droit de passer La Porte. S'il décide mal, il cause notre perte immédiate. Nobody entretient les fondations de notre maison. Elle connait chaque pièce, telle une gouvernante et croyez-moi, elle est loin d'être « personne ». C'est notre mur porteur. Le Meccano, cela va de soit. Quand il est venu pour la première fois ici, c'était pour faire quelques branchements. Il avait trouvé les lieux fantastiques, les portes blindées, les machines, l'électricité. Aujourd'hui, c'est lui qui assure le fonctionnement de chaque chose. S'il décidait de nous faire faux bond, nous serions très embêtés, c'est sûr. Alors on lui graisse un peu la patte, vous comprenez ? Le petit Gulliver… Ohlàlà. Je n'ai pas besoin d'en rajouter, vous avez vu notre type de relation ? C'est le fils du propriétaire, il est né dans cette maison et n'a jamais vu le soleil. Il a 17 ans. 17 ans qu'il vit là dedans. Et il va tout rapporter à son père dès qu'il estime qu'il y a un risque pour la communauté. Il est notre sécurité. Alma… Alma, son histoire est épouvantable. Et j'aime cette femme. Je suis profondément et éperdument amoureux d'elle, sans promesse de lendemain. Elle est placée dans la chambre juste à côté de la vôtre et vous serez invitée à la voir. Vous vous ferez ainsi une idée de sa personne. Silas, je…
- Vous le détestez, c'est ça ?
- Tout le monde le déteste et il rend ce sentiment à chacun de nous ! ». Il se rembrunit et baissa les yeux.
- « Il est intouchable. Quoi qu'on lui dise ou qu'on lui fasse. C'est le frère de Monsieur et… Nous n'avons jamais compris… Mais lui, il parvient à sortir, franchir les portes. Il va et vient comme ça lui chante. Comme un passe-muraille. Simplement… C'est lui qui nous ravitaille, alors on se tait. Il nous ramène absolument tout ce qu'on veut.
- Pourquoi me dites-vous tout ça, Milan ? Vous n'êtes pas obligé…
- C'est que vous n'allez le dire à personne, vous savez. Alors autant vous mettre un peu au courant de notre mode de vie ». Mon visage se ferma.
- Et donc vous, vous avez le don de guérir ?
- Oui. Ce qui implique celui de tuer ».