L'OGRESSE
Sophie Marchand
Il a toujours fui ces femmes avec leur bouche peinte en rouge, sanguinolente. Elles lui font penser à des ogresses, dardant sur les pauvres hommes des doigts trempés dans une même mixture rouge pour un semblant de baise main mais prêtes à leur arracher le cœur.
Et maintenant, il se trouve à la merci d'une de ces étranges créatures : une image manufacturée de la tête aux pieds, une œuvre, tout semble tiré au cordeau, pas une fausse note, rien ne dépasse, haro sur le naturel, l'abandon. Elle est standardisée, aux normes qu'elle a faites siennes, un modèle qui est devenu un uniforme, une seconde peau, une évidence.
Il l'imagine chaque matin se préparant, se transformant peu à peu en avatar d'elle-même qu'elle présente ou qu'elle offre parfois à l'admiration, au désir ou bien à la haine des autres.
Ce jour-là, elle le reçoit, il se tasse un peu sur sa chaise, fasciné par cette tache rouge qui se déforme sur des dents blanches bien alignées.
Il déchiffre plus qu'il n'entend les paroles qu'elle prononce, toute son attention focalisée sur la bouche d'ogresse comme si le danger venait de là et qu'il fallait qu'il la surveille avant qu'elle ne s'agrandisse démesurément et vienne…il se sent transpirer et tente de se redresser sur sa chaise, son champ de vision s'agrandit, il regarde maintenant tout son visage, il découvre surpris et vaguement consterné quelque chose à laquelle il ne s'attendait pas, des rougeurs et des boutons sont apparus sur le visage de l'ogresse, petites craquelures mettant à mal le masque impeccable. Il ne voit plus que ça désormais puis il surprend une mèche rebelle qui s'échappe de son brushing ; maintenant il est à l'affût, il guette chacun des indices qui commencent à la rendre plus humaine à ses yeux.
Soudain, son regard est attiré par un mouvement sous le bureau : elle a ôté ses chaussures et elle masse doucement ses pieds nus en les frottant sur la moquette tout en continuant à lui parler le plus naturellement du monde. C'est plus qu'il ne peut en supporter, il bondit hors de sa chaise comme s'il avait été piqué par une guêpe, bredouille une excuse et se précipite hors du bureau.
Après quelques minutes de surprise, la femme hausse les épaules, se lève, fouille dans son sac, en tire un bâton de rouge qu'elle étale généreusement sur ses lèvres à l'aide d'un miroir de poche, ajuste la mèche rebelle, remet ses chaussures avec un petit soupir, prend son téléphone et dit « envoyez moi le suivant ».
Très drôle, subtil.
· Il y a presque 10 ans ·Ça me rappelle des moments passes
Dune Mathella
merci Dune
· Il y a presque 10 ans ·Sophie Marchand