Loizeau et le tigre : l’autre fable
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Emily Loizeau pourrait chanter le contenu de la carte du Wok Palace de Saint-Mandé qu’elle arriverait à nous flanquer la chair de poule. Tant pis si Dove Attia et ses sbires nous piquent l’idée pour en faire le thème d’une future comédie musicale, il fallait que cela soit dit ou, en ce qui nous concerne, redit.
Pour paraphraser Dame France, la miss a « ce je-ne-sais-quoi que d’autres n’ont pas ». Une voix à part, un sens de la mélodie instinctif, intelligent. Elle cultive cet art, aussi précieux que singulier, de savoir s’arrêter avant d’ajouter la note de trop. Elle a surtout cette incroyable capacité à vous faire voyager en "deux temps trois mesures". Jadis, ce fut à l’autre bout du monde. Puis, il y eut le pays sauvage. Et tandis que d’autres partent (avec brio) étancher leur soif d’ailleurs en terres inconnues, la franco-britannique, elle, n’a besoin que de calme, d’un piano et d’un feu qui crépite pour planter un décor idyllique.
Résultat de sa dernière retraite ardéchoise, voici Mothers & Tygers, nouvel album de l’artiste. Le troisième en tant que femme, le premier en tant que mère. « Tout est parti de ce poème de William Blake, The Tyger, que j’ai trouvé dans le grenier de ma mère et que j’ai affiché dans la chambre de ma fille. C’est un texte que ma grand-mère me lisait. Ce disque parle énormément de la filiation, du lien filial de la mère à la fille. Le tigre, c’est l’enfant. C’est celui qui, férocement, te veut et te rejette », confie-t-elle dans le dvd qui accompagne l’édition deluxe.
Loin de Pays Sauvage, de son caractère tribal et de sa pléiade d’invités, ce nouvel effort repose sur l’influence majeure du peintre et poète britannique et fait la part belle à l’introspection comme l’illustre admirablement May the Beauty Make Me Walk, poignant duo violoncelle-voix immortalisé en extérieur, un matin de février.
Mothers & Tygers est un disque intime (Garden of Love) qui vous rappelle, titre après titre, que dans la vie, les plaisirs simples sont souvent les plus beaux. Et là où l’autre grande réussite de l’année dans le domaine, Adventures In Your Own Backyard de Patrick Watson, est un disque qui se savoure à la tombée du jour, celui-ci est solaire, doux et frais comme l’aurore.
Voilà pourquoi l’ensemble nous ramène plus à l’époque d’A l’autre bout du monde qu’à l’exercice de 2009 (Vole le chagrin des oiseaux, le sublime I Had It All ou l’un des titres bonus, Neiges éternelles). Mais cela n’est qu’une impression, un simple ressenti. Mothers & Tygers n’est pas un retour aux sources. Bien au contraire. Il s’agit tout simplement du Rubber Soul de la miss Loizeau : le disque qui rappelle tout ce qui était bien avant (la filiation entre One Night a Long Ago et Tell Me That You Don’t Cry de l’effort précédent) et qui annonce tout ce qui sera bien après. Et à ce titre, les plus belles réussites s’appellent Tyger, Parmi les cailloux (peut-être la plus belle chanson de l’album), No Guilt No More (blues à souhait), le fougueux This Train Is Taking You Home ou le torturé Infant Sorrow. Réussies également les participations de David Ivar Herman Dune (The Angel) et celle de Camille (Marry Gus & Celia). Réussies, enfin, les retrouvailles de ce noyau dur qui embellit le travail de la musicienne : les fidèles lieutenants Cyril Avèque (batterie, percussions, chœurs) et Olivier Koundouno (violoncelle, contrebasse, chœurs) auxquels il faut désormais rajouter les indispensables Csaba Palotaï (guitares, chœurs) et le multi instrumentiste François Puyalto.
En écrire plus sur ce disque serait presque insensé tant il se passe de commentaires. Mothers & Tygers ne s’écoute pas, il se ressent. Il ne s’apprécie pas, il se vit. Et parfois, tout comme le poème de Vole le chagrin des oiseaux, certaines chroniques ne devraient pas avoir de mot. A commencer par celle-ci.