L'ombre de la lumière

Mylène Marle

       La première fois que j'ai rencontré Axel, ce n'était pas encore le voleur de jour. Tout au long de ces années, je me suis efforcée de conserver ce souvenir tel qu'il était, sans l'idéaliser ni l'enlaidir. Ce que je garde de ce moment est trop précieux pour que je laisse ma mémoire le transformer de quelque façon que ce soit. Nous avons tous gardé un fragment de notre monde. Le mien, le voici.

       J'étais assise dans le parc Wilson, près du port. Les carillons blancs tintaient dans la brise marine. À l'époque, l'île était déjà peu fréquentée par les gens de l'extérieur, mais il arrivait que des bateaux accostent avec des nouveaux venus à leur bord. Je suppose qu'Axel était l'un d'entre eux. Un groupe d'hommes est passé près de moi et l'un d'eux s'est arrêté pour me demander le chemin. Du haut de mes dix ans, je me suis émerveillée sans le moindre sens critique de son costume brodé d'or, de ses lunettes à monture d'ivoire, de l'élégance de ses doigts de pianiste. J'ai longtemps aimé penser qu'Axel et lui partageaient un lien de famille. Je pense aujourd'hui qu'il s'agissait plutôt d'un de ses précepteurs les plus proches.

       Il m'a demandé, avec beaucoup de cérémonie, où il pourrait trouver la maison du gouverneur. Très fière, je lui ai indiqué le chemin de la Tour Pillier et l'homme m'a remerciée. Ses compagnons et lui s'y seraient sûrement dirigés si une voix n'avait pas fusé à cet instant :

       - Non, montre-moi plutôt la ville !

       Aussitôt, le groupe s'est écarté pour laisser place à un jeune garçon. Il émettait une aura d'assurance absolue tandis que tous les adultes se courbaient d'humilité devant lui. L'homme doré a tenté de le dissuader d'une voix douce et paisible, mais rien n'y a fait : il voulait que je le promène dans les rues de l'île.

       - S'il te plaît, m'a-t-il suppliée. Je veux tout voir.

       C'était Axel. En une seconde, j'ai croisé son regard pétillant de curiosité et j'ai compris que je le conduirais jusqu'au bout du monde s'il me le demandait.


       Il paraît que beaucoup de gens se sont sentis comme moi. Subjugués par ce regard sans limite, avide de découvrir tous les secrets de l'univers. Certains ont même dit que c'était pour cela qu'ils avaient abandonné toute résistance. Souvent, je pense que ce sont des sottises. Seulement, parfois, je trouve que ça expliquerait pourquoi tout s'est passé si vite.

       J'étais encore sur l'île, dix ans plus tard, quand Axel a créé sa première machine à capturer la lumière – celle du jour de l'Ultimatum. À partir de là, le monde a été plongé dans une frénésie chaotique et j'ai dû chercher un endroit où me cacher, comme beaucoup. C'est de cette façon que j'ai pu quitter l'île avant que les barrières ne soient érigées et les ports détruits. Aussi, je n'étais pas là lorsqu'Axel a annoncé sa prise de pouvoir. Ni quand il s'est revendiqué Rex Lucis. En revanche, je crois que personne n'a jamais compris la véritable signification de ses actes.

       Je suis restée cachée longtemps. Maintenant que le soleil a perdu ses rayons, il est difficile de calculer le temps. Les jours dispensés par les Lux ne sont pas toujours de la même longueur, vous savez ? Quant aux horloges, elles s'arrêtent toutes les unes après les autres. Axel nous a pris la lumière, il nous a aussi dupé du temps.

       Mais aujourd'hui, je reviens.


       Trouver un ferry à destination de l'île n'a pas été le plus difficile. Il a toujours existé des gens qui trouvent que les journées ne sont pas les moments les plus appropriés à certaines activités. Or, ces activités, si discrètes soient-elles, demandent encore un peu de lumière – tout, plutôt que cette nuit d'encre dans laquelle nous nous déplaçons à tâtons quand le Dispenseur de lumière arrive au bout de son compte à rebours. J'ai échangé un Dispenseur portable contre un trajet sans retour. Le propriétaire du bateau l'a pris sans poser de questions et m'a laissée seule et grelottante sur les rochers du port sauvage, à l'endroit même où les premiers habitants de l'île ont débarqué il y a des siècles.

Le plus difficile a été de revoir l'île. C'est le seul endroit du monde qui soit encore un peu éclairé hors des horaires prévus par les Lux. Il ne s'agit pas seulement de la pénombre qui affadit les murs bariolés du vieux quartier, fait naître mille ombres dans les roseraies et confine le regard aux falaises du Cratère. J'ai été choquée de découvrir que tout semblait fané ou pourri. Les carillons blancs sont rouillés et ne tintent plus. La fumée des cheminées a taché les étendards du quartier des artisans. Les pierres des statues animales du parc central sont piquées moisissure et bougent sous les doigts quand on s'y appuie. Je retrouve le paradis de mon enfance, mais il est en miettes.

       La Tour Pillier est toujours là. Son unique fenêtre brille comme un phare dans l'obscurité : Axel est là-bas, encore prisonnier de son rêve. C'est là que je vais.

*

       Axel est beau. Pas seulement mignon ou joli garçon. En sa présence, les femmes doivent s'asseoir sur leurs mains pour résister à l'envie de le toucher. Adulte, il dégage une beauté froide quasi angélique : s'il avait récolté tout le style du monde et l'avait condensé en une forme ultime et inaltérable, elle ressemblerait un peu à l'impression qui se dégage de lui. Enfant, il était simplement lui-même : l'infinie beauté contenue dans un seul sourire innocent.

       Je l'ai connu comme ça. Nous sommes devenus amis très vite. Je lui ai fait visiter toute l'île et je lui ai expliqué tout ce que j'avais appris à l'école. Que notre communauté avait été élue pour protéger cet endroit. Que le Cratère renfermait la source de toute la lumière du monde et que, si on la laissait dépérir, tout s'éteindrait. Il ne s'agissait pas de la lumière du soleil, qui venait d'en haut. C'était la source qui permettait à la Terre de recevoir la lumière des étoiles. Sans elle, aucun rayon ne perce l'obscurité. Même le feu, l'électricité ou la lave deviennent sombres si on retire ce tout petit élément, perdu dans les profondeurs de notre toute petite île.

       Axel m'a écoutée parler, bouche bée. Plus tard, je lui ai montré toutes les merveilles de l'île. Par exemple, la lumière ne disparaissait jamais totalement. Elle restait dans le sol : si on retournait un caillou, il continuait de briller comme une luciole.

*

       Maintenant, les cailloux ne brillent plus. Le soleil non plus. Longtemps, j'en ai voulu à Axel. J'y ai renoncé. Le vide de la tristesse, peu à peu, a remplacé la colère qui grondait en moi. Je l'ai laissé s'y installer, car aucune colère n'a jamais pu empêcher l'Ultimatum.

       J'y suis presque, désormais. La Rue Mauve est devant moi, sale de suie et de peur. Une fois que je l'aurais traversée, je serais à la Tour.

       Je repense à Axel. C'était un gentil garçon. Un bon élève, studieux et obéissant. Mais il était curieux. Personne n'avait jamais rencontré une telle soif d'apprendre, de comprendre, de disséquer. Je ne crois pas qu'il se soit emparé de la lumière pour le pouvoir. Il n'était pas si bête. Il plaçait la compréhension au-dessus de tout. Un dernier souvenir me revient. Lui non plus ne m'a jamais quittée au long de ces années. Il me lance comme une pointe d'acier plantée dans mon cœur, mais il m'est plus précieux que tout.

       Le jour où j'ai rencontré Axel, son précepteur lui a dit de rester avec moi le temps qu'il s'entretienne seul avec le gouverneur. Nous sommes allés nous promener dans le parc central et avons traversé la forêt des sphères.

       - Ce sont des Sphères Opaques, ai-je expliqué à Axel. Elles poussent seulement sur ces arbres-là. On ne peut pas voir ce qu'il y a dedans, du coup on peut juste essayer de deviner.

       J'ai pris une sphère et l'ai portée à mon oreille – quelque chose de doux s'agitait à l'intérieur. Axel en a ramassée une autre et l'a cassée en deux. Deux papillons lumineux se sont alors envolés en battant follement des ailes. Nous les avons regardés avec stupéfaction, subjugués par leur invraisemblable beauté. Ce n'est qu'après que j'ai songé à baisser les yeux sur Axel. Son regard étincelait de joie et d'envie, mais son visage avait un air sauvage.

       Souvent, je me suis demandée ce qui se serait passé si la sphère n'avait rien contenu. Ou si les papillons étaient tombés morts aux pieds d'Axel. Dans les pires moments, j'ai pensé que tout s'était joué à cet instant, que c'était là que sa passion dévorante pour la lumière s'était développée. Dans ce geste, il y avait tout ce qu'il est aujourd'hui : sa nonchalance, sa simplicité dans ses pires actions, sa promptitude à détruire ce qui l'entoure pour atteindre la connaissance. Au final, je ne pense pas que tout soit né à ce moment. Par contre, je suis sûre que j'aurais dû comprendre ce jour-là ce qui se passerait.

*

       Je n'ai pas su réparer ce qui était brisé dans l'âme d'Axel. Je n'ai pas su rattraper à temps cette petite déviance anodine, qui est devenue sa folie d'aujourd'hui. Il s'est revendiqué maître de la lumière dans l'espoir qu'elle lui révélerait ses secrets, mais rien ne se dévoile. Depuis tout ce temps, je l'ai appris à force de recherche, il n'a eu de but que de découvrir la nature de la source. Peu à peu, ses expériences ont absorbé toute la lumière, comme un barrage qui retient toute l'eau. Le mince filet qui s'en échappe est dispensé par les Lux, mais je suis certaine qu'Axel lui-même n'a jamais voulu asservir le monde.

       Peut-être que je me trompe. Mais j'ai pu vivre sans lumière. Pas sans espoir. Ce soir, je retrouverai Axel et je tenterai de le ramener à la raison. Je serai alors libérée de ma faute. Ou morte. Mais en fin de compte, cela m'est égal : depuis le premier regard, je l'ai aimé. Au nom du lien qui nous a unis quand nous étions jeunes, je veux essayer de tout mon être et de tout mon corps de le délivrer de son rêve impossible.

       Dans quelques minutes, je serai enfin auprès de lui.

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