l'ondine oubliée

Jaap De Boer

35 550 Pipriac
CHAPITRE 1
Tout semblait endormi, comme pétrifié par la température suffocante
de cette matinale journée de juillet.
La chaleur déjà intense que n'arrivait même pas à rafraîchir le
timide souffle de vent plombait le petit village de Paimpont en
Ille et Vilaine. Le bourg longeait un immense lac qui, heureusement,
amenait une petite fraîcheur lorsque l'on se promenait
tout autour. Souvent, les touristes qui venaient y déambuler,
trouvaient le lieu enchanteur et d'une gravité solennelle.
Un endroit où naissent les légendes…
La jeune femme quitta la route pour s'enfoncer sur le petit
chemin qui entourait le lac. Les futaies de chênes, d'ormes et
de noisetiers les rafraîchiraient, elle et son bébé.
A la porte de la grande forêt enchantée que fut Brocéliande,
la petite bourgade se trouvait. Elle avait affronté les siècles
dans une langueur où le temps n'existait pas. Gens et coutumes
n'avaient guère changés jusqu'à ce que l'époque du tourisme
n'entraîne des transformations radicales, aussi bien
dans la rénovation des maisons, que dans la mentalité de ses
habitants. Sous les besoins mercantiles de quelques-uns, les
vieilles bâtisses au charme désuet avaient fait place à des
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magasins et restaurants où l'on attendait la venue du touriste
comme celle du loup blanc. Pourtant, pourtant… Paimpont,
malgré l'évolution de la société et du temps qui passait, avait
gardé son charme ainsi qu'une certaine tranquillité hors des
mois estivaux.
Aussi qui pouvait supposer que dans cette ambiance chaude
de juillet se déroulait un drame ? Qui pouvait supposer que
dans cette maisonnette accueillante et chaleureuse de la rue
qui sortait du bourg en direction de la commune de Concoret,
les éléments d'une tragédie se plaçaient comme des morceaux
d'un puzzle maudit qui s'assemblent seuls ?
Il était ravissant ce pavillon avec ses ardoises grises, ses
façades proprettes aux volets fraîchement repeints de bleu
lavande. Il était d'autant plus coquet qu'une pelouse fraîchement
tondue le mettait en valeur, et que les petites statues qui
encadraient un massif de roses rouges le rendaient presque
majestueux. La palissade qui le ceinturait était couverte d'une
épaisseur de bougainvilliers qui lui donnait un air méridional.
Là, habitaient Michel et Valériane.
Le jeune couple était connu dans le voisinage.
Michel n'était qu'un paresseux qui passait son temps entre les
cafés aux alentours et son poste de télévision. Niaiseries
racoleuses, spots publicitaires débilitants et sport où transpiraient
argent et grossièretés étaient le lot quotidien de ce
jeune homme d'une trentaine d'années pour qui le destin,
pourtant, avait été généreux. D'une taille supérieure à la
moyenne, Michel portait beau, et ses cheveux noirs ainsi que
ses yeux sombres lui donnaient un air de séducteur et de
super héros de bande dessinée. Une large poitrine et la taille
fine, bien que quelques kilos commençaient à menacer sa
silhouette de sportif, des membres gracieux, tout portait à la
sympathie quand on rencontrait ce grand gaillard. Et pourtant,
la bêtise, l'oisiveté et une réelle méchanceté sommeillaient au
plus profond de son âme noire impitoyable.
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Comment avait-il séduit sa jeune épouse ? C'était ce que tout
un chacun se posait comme question en les voyant ensemble.
Elle était son contraire.
A peine vingt cinq ans, et pourtant Valériane avait le regard et
la maturité d'une personne beaucoup plus âgée. Son prénom
lui allait à ravir tant son air translucide, sa chevelure blonde
presque transparente, sa peau laiteuse et ses grands yeux
pervenches rappelaient immédiatement l'éclat d'une fleur. La
vie l'avait marquée. Elle avait perdu très tôt ses parents et sa
rencontre puis son mariage avec son mari rendaient son existence
misérable. Les années passées à ses côtés lui firent
réaliser combien elle s'était trompée à son sujet. Mais la
jeune fille était plutôt du genre timide et dénuée de combativité,
aussi s'étiola-t-elle comme une petite pâquerette. Elle se
renferma dans un univers de silence et de rêve qui devint son
refuge. Les livres et les romans lui amenèrent le souffle de
fraîcheur et le vent de liberté qui lui manquaient tant dans son
quotidien. La jeune femme était de plus d'une générosité
sans limite et n'hésitait pas à s'investir pour aider un ami dans
le besoin.
Ce qui excédait son mari, presque inculte. Lui, se vantait de
ne jamais avoir ouvert un livre de sa vie.
Ils s'étaient mariés un jour pluvieux d'octobre, de cette pluie
froide et fine dont est coutumière la Bretagne. Michel travaillait
comme représentant commercial en téléphones portables
mais il rentrait souvent tard, et Valériane savait par son
haleine que le garçon buvait plus que de coutume. A quelques
reproches, il réagit violemment, la giflant même. Aussi
ne dit-elle plus rien, se réfugiant dans son monde de silence.
Elle ne sortit presque plus mais accueillit le fait d'être bientôt
maman comme un don des dieux. Michel ne réagit pas plus
que cela à la nouvelle et précisa qu'il souhaitait un garçon et
rien d'autre…
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Il fut en partie comblé. Valériane accoucha d'un garçon
robuste et vigoureux qui fit la fierté de son père, mais également
d'une petite fille presque minuscule et chétive qui le fit
entrer dans une rage et un mépris quant à son pauvre petit
aspect.
Il nomma son fils Christian et se moqua du prénom que pouvait
bien porter la fille de sa femme.
Elle la nomma Déirdré, comme la princesse légendaire
d'Irlande qui fit se combattre les rois tant sa beauté était
rayonnante.
Mais Valériane souffrit de cette différence, et tout le mal qui la
rongeait de l'intérieur finit par lui donner des malaises, des
vomissements et de fréquentes migraines.
Elle consulta un chirurgien. La nouvelle s'abattit sur elle
comme le couperet d'une guillotine. Les examens étaient formels
: elle souffrait d'une maladie incurable et n'avait même
plus un an à vivre.
Valériane pleura beaucoup mais bientôt ses larmes se tarirent.
Elle pleurait non pas pour elle, mais pour cette petite fille
qu'elle avait enfantée et qui allait devoir grandir sans sa mère
et avec la haine de son père.
Souvent, elle plongeait ses yeux dans le regard du bébé qui
ne pleurait jamais mais qui observait avec intensité sa
maman. Ces yeux bleus où luisaient des paillettes vertes et
noisettes s'agrandissaient et l'on pouvait y lire une terrible
tristesse, muette et sans nom. Bien que Valériane la consolât,
l'embrassât, la câlinât, le terrible désespoir qui sommeillait
dans la pupille de l'enfant subsistait. Les semaines passèrent.
La jeune femme tenta de parler à son mari de cette
situation tragique. Lui n'avait d'yeux que pour son fils qui
grossissait à vue d'oeil alors que Déirdré ne prenait pas un
milligramme. Son état permanent d'homme ivre interdisait
toute conversation et les coups pleuvaient souvent sur sa
femme. Il lui intimait silence et respect. Depuis peu, la jeune
femme dormait sur la banquette, craignant de réveiller son
mari.
Aussi, en cette matinée surchauffée où cinq heures sonnaient
à la pendule de la cuisine, Valériane n'avait pratiqueondine.
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ment pas dormi de la nuit et ses sanglots avaient ravagé son
souffle déjà trop faible. Il faisait si chaud que la jeune femme
ne mit qu'un short kaki et un débardeur.
Là, sur la terrasse, elle contempla l'immensité sombre du lac
de Paimpont près duquel ils habitaient. Les couleurs du ciel
et du soleil s'y mêlaient dans un chatoiement rouge et bleu.
On aurait dit une aquarelle tant les nuances et les teintes
étaient subtiles. Pas un souffle de vent. Tout n'était que perfection.
Pas un frémissement sur l'eau, pas un bruit, les
oiseaux dormaient encore. Valériane soupira, douloureusement,
puis inspira cet air tiède à pleins poumons, malgré la
douleur. Elle toussa.
Elle fit une rapide toilette dans la salle de bains joliment carrelée
de motifs campagnards. Elle coiffa ses longs cheveux
ternes autrefois si brillants. La maladie faisait son chemin.
Son teint pâle et ses yeux cernés lui firent peur. Elle se trouva
laide et n'osa plus regarder son visage dans le miroir impitoyable
qui lui réfléchissait son déclin journalier et combien sa
vie se réduisait.
Elle enfila ses sandales. Une petite promenade près du lac lui
changerait les idées. Elle allait sortir quand elle décida de
jeter un oeil dans la chambre des nourrissons. Elle franchit la
salle à manger et le salon qui la séparaient de celle-ci. Elle
ouvrit doucement la porte, jeta un oeil. La pièce était spacieuse
et meublée avec goût. C'était elle qui s'était chargée
de la décoration. Tout en nuances de jaune pastel, d'orangé
et de blanc. Le voilage des fenêtres et les moustiquaires installées
sur les berceaux rendaient un côté presque aérien,
éthéré à la chambre. Quelques mobiles en formes de papillons,
de libellules et de petites fées accentuaient encore cette
sensation de légèreté.
Christian dormait à poings fermés.
Déirdré posa les yeux sur sa mère. Pourtant, son regard était
fixé ailleurs, derrière elle, dans un univers que seuls les
bébés peuvent contempler. Comme sa mère, celle-ci aussi
était d'une pâleur affligeante. Son frère faisait presque le double
d'elle. Valériane contempla les si beaux yeux de sa fille et
lui sourit tendrement. Le bleu océan qui s'y reflétait lui donnait
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un air presque étrange, hypnotisant. Au sourire de sa mère,
elle s'agita.
Valériane n'hésita qu'une seconde. Elle la prit dans ses bras.
- Tu veux venir te promener avec Maman ? lui demanda-
t-elle tout doucement.
Elle changea sa couche rapidement et lui mit des vêtements
légers. Le bébé babillait. Il semblait être bien au contact des
mains de sa mère.
Elle hésita à prendre la poussette mais avait besoin du
contact de sa fille, aussi la délaissa-t-elle. Là, dans ses bras,
le bébé avait l'air radieux et gazouillait à qui mieux mieux.
Valériane sourit mais une douleur au ventre lui rappela combien
sa maladie était en elle.
Elles sortirent de la maison, descendirent la route une trentaine
de mètres et s'engagèrent sur le petit chemin bordé
d'arbres. Marcher lui faisait mal, plus qu'à l'accoutumée. Elle
se mordit les lèvres pour ne pas laisser échapper quelques
plaintes. Sa fille s'en aperçut ou le ressentit car son regard
profond ne la quitta plus. Plus un sourire non plus sur son joli
visage. Valériane laissa échapper quelques larmes.
Elle pensa à ce futur si proche où elle ne serait plus là pour
protéger sa fille. La fillette approcha ses petits doigts, effleurant
la joue mouillée de sa mère. Des larmes naquirent dans
ses grands yeux bleus. Sa mère culpabilisa.
- Non, pas toi, lui sourit-elle, pas toi, laisse maman
t'embrasser.
Elle couvrit ses joues de baisers. Elle regrettait de s'être laissée
aller à ce désespoir devant sa fille qui semblait comprendre
la situation. D'ailleurs, à plusieurs reprises, Valériane
avait constaté que l'enfant ne réagissait pas vraiment comme
elle aurait dû le faire à son âge.
Bientôt, marchant doucement, elle se sentit apaisée, et sa
peine s'envola bien que sa douleur resta. Elle montra les
grands arbres feuillus à sa fille, poursuivit de son index le vol
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d'un papillon mauve et mit en riant de l'eau fraîche du lac sur
le bras et les genoux de sa fille qui sembla apprécier cette
intimité sensorielle. L'enfant se mit même à rire, ce qui
enchanta sa maman.
- Ma puce, lui dit-elle en souriant, tu as le sourire d'un
ange et la beauté des fées. Tu sais, plus tard, maman te liras
des livres et des histoires où…
Elle ne termina pas sa phrase. Le temps et l'avenir avec sa
fille allaient se borner à quelques semaines passées ensemble,
peut-être quelques mois, à peine. Et elle comprit combien
cette phrase était ridicule.
Et soudain, une crampe la saisit, comme un coup de baïonnette
dans le ventre. Valériane ne lâcha pas sa fille mais
tomba à genoux.
Un oiseau dans un arbre commença à chanter.
Une deuxième douleur arracha un cri de la gorge de la jeune
femme qui posa rapidement sa fille sur la berge moussue.
Elle crispa ses mains sur son ventre. Des spasmes la tenaillèrent.
Comme si elle avait une immense pompe dans l'estomac
qui gonflait et rétrécissait.
Déirdré tenta de rejoindre sa mère et s'agita. Elle glissa.
Un corbeau passa dans les futaies, son cri fut déchirant.
Valériane s'écroula dans l'herbe. Des larmes inondèrent ses
yeux et du sang coula de son nez.
- Non, par pitié, c'est la fin… Non, donnez-moi encore
du temps, pour ma fille, par pitié…
Elle voyait sa vie comme un fil. La pelote était presque vide.
Elle ne verrait plus ses enfants. La rage et la peur s'emparèrent
d'elle. Tout lui dictait de lutter, mais son pauvre corps fatigué
ne pouvait plus mener le combat qu'elle désirait tant.
Elle allait mourir, là, devant sa fille.
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D'autres corbeaux croassèrent et un brochet sauta hors de
l'eau pour saisir une proie. Un plouf retentit puis un autre derrière
elle, un second poisson sans doute.
Un brouillard submergeait sa vision et ses sens. Elle avait du
mal à penser. Elle souffrait tant. Après tout, mourir était peutêtre
mieux. Ne plus rien ressentir, et dormir, longtemps… Elle
ne sentait plus ses membres mais eut pourtant la force de
regarder en direction de l'endroit où elle avait posé sa fille.
Celle-ci n'y était plus.
Alors Valériane, mourante, comprit que le second plouf n'était
pas le bruit causé par un poisson mais celui de sa fille qui
était tombée à l'eau.
Elle voulut hurler mais en vain. Tout se terminait dans l'horreur.
Pourtant, avant de fermer définitivement les yeux, Valériane
crut faire un ultime rêve. Elle vit des ridules se former sur
l'eau et une masse d'algues brunes, comme une chevelure
sombre, émerger petit à petit de la surface du lac où était tombée
Déirdré.
Puis ce fut tout…
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CHAPITRE 2
Un poisson passa, rapide. Ses écailles scintillèrent et le gris
de sa chair s'illumina sous le passage d'un rayon de lumière
qui traversait l'onde. Un mouvement de nageoire le projeta
vers une infractuosité où il s'immobilisa. Il agita fébrilement
ses caudales. Soudain, un oeil rond et impitoyable apparut
devant lui. Un immense brochet en quête de déjeuner. Ce
dernier tenta de se glisser dans l'interstice, mais sa taille, plus
imposante que sa proie, l'en dissuada. Déçu, il s'éloigna,
revint un instant. Sait-on jamais ? Puis disparut tout à fait
dans un tourbillon de bulles et de poussière en recherche
d'une victime plus facile.
Le fond du lac, bien que sombre et d'une couleur glauque,
étincelait sous les rayons que le soleil faisait apparaître par ce
début de chaude journée d'été. Quelques éclats de verre ou
grains de sable happaient la lumière vive et la rejetaient en un
millier d'étincelles dans un univers habituellement réservé à
l'obscurité. Bien que le fond, plus profond, ne soit guère
influencé par l'astre solaire, l'eau était tiède et la température
avait gagné quelques degrés bienfaisants.
Toute une flore revivait. Les algues semblaient danser au
rythme doux des courants et leurs teintes vertes et ocre s'entremêlaient
dans de savantes circonvolutions où jouaient aleondine.
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vins et têtards. Des pierres rongées par la mousse changeaient
d'aspect en fonction de l'heure et leurs surfaces grenues
apparaissaient avec plus ou moins d'imperfections. Une
souche d'arbre encore recouverte de mousse se décomposait
en offrant abri et nourriture aux multiples poissons passant
à proximité. Tout n'était que silence et harmonie. Mais
cette pérennité était parfois souillée et dérangée par le bruit
d'un bateau, d'un nageur trop curieux ou d'un pêcheur avide
de retirer quelques prises de l'élément liquide. A ce moment,
tout bougeait, grouillait, se transformait, et c'est avec patience
et philosophie que les habitants des fonds du lac reprenaient
leur chantier pour reconstruire abris et refuges.
Bien plus au fond, en dessous de la surface du sol qui semblait
n'être qu'un tapis d'herbes ondulantes, se trouvait un
royaume bien étrange et merveilleux que peu d'hommes pouvaient
contempler. Il était invisible. C'était le royaume d'un
peuple très ancien, le peuple des fées des eaux, et toute une
population aussi bigarrée qu'étrange s'y côtoyait, parfois pour
rire, et d'autres fois pour y guerroyer et s'entre-tuer. Un
immense château de verre et de pierres translucides s'y dressait.
Tel était le refuge des Ondines et Scarilles, élégant, fantastique,
démesuré. Ces êtres féminins avaient la grâce et la
beauté, célèbres même au delà des royaumes des eaux. Une
harmonieuse silhouette passa, puis une autre. Elles ressemblaient
à des femmes très jolies. La couleur de leur peau était
pâle et leur nudité n'était pas déplacée tant leur immense
chevelure leur fabriquait un vêtement changeant et chatoyant.
Les Ondines qui venaient de passer, étaient des fées apparues
bien avant que l'humain n'ait posé le pied sur la Terre.
Elles étaient là, comme toutes celles et ceux du royaume de
Faérie avant que les continents ne se soient déplacés. Elles
furent les témoins discrets de la trace de tant de formes de
vies sur cette planète que même le temps les avait oubliées.
L'Homme était né et progressait alors qu'elles étaient déjà
une race ancienne. Les deux peuples cohabitèrent un temps.
On dit même que certaines ondines, sylphes, et autres esprits
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épousèrent des humains, mais leurs vies et leurs histoires
d'amour n'amenaient que chagrin et désespoir : la vie des
fées était immensément longue en comparaison de celle de
leurs époux. Puis, l'Homme changea. Il se mua en prédateur
avide de domination. Il viola les airs et souilla les eaux. Alors,
la grande guerre commença, celle que répertorient les
Chroniques des Mondes Oubliés. Elle dura longtemps, mais
les fées moins belliqueuses que ces conquérants, eurent la
sagesse de se retirer à tout jamais de la surface de la Terre.
Elles devinrent invisibles. Par leurs charmes et leurs Geiss
elles se protégèrent d'illusions, créant l'incapacité pour leurs
ennemis de discerner l'entrée de leurs mondes. Et pourtant,
arbres, rochers, tertres, montagnes, ruisseaux et cascades
étaient hantés par ce peuple merveilleux qui n'apparut plus
que dans les rêves des poètes et devant les yeux des simples
d'esprit. Le temps passa, inéluctable. L'Homme finit par les
oublier.
Gwena-Deid était l'une d'entre-elles, ondine gracieuse, séduisante
et troublante.
Elle ressemblait tant à une humaine que parfois, lorsqu'elle
s'aventurait sur la terre ferme pour profiter de la pâleur
lunaire, certains hommes la confondaient. Mais sa peau était
pâle comme l'astre des nuits, et de ses cheveux longs et
blonds, milles étincelles scintillantes sortaient. La vie des
ondines, ô combien longue, était tumultueuse, romantique,
taciturne et enjouée. Combien de fois par pure taquinerie,
tendaient-elles des pièges aux humains ? Elles les aspergeaient
en chantant, en créant moult interrogations dans
leurs têtes. Mais les ondines, comme les scarilles leurs
soeurs, pouvaient être féroces et sanguinaires. On ne compte
plus les anecdotes où de pauvres humains vieillirent prématurément,
entraînés dans la ronde de ces séductrices frivoles
qui duraient des années quand ils croyaient ne danser que
quelques minutes.
Mais ces esprits des eaux connaissaient aussi des dangers.
Ainsi la Meuve, ou Jenny les dents vertes, deux harpies sanondine.
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guinaires, qu'elles n'auraient approchées pour rien au monde.
Leur aspect répugnant, leur peau verte et cloquée, les terrifiaient.
Leur plaisir sadique de noyer les enfants des humains
leur semblait incompréhensible et monstrueux.
Si la douceur du lac réchauffait le coeur de ces belles aquatiques,
il n'en demeurait pas moins que celui de Gwena-Deid
était glacé et triste. Elle venait de perdre son enfant et la pauvrette
était affectée par le chagrin et le désarroi. Comme elle
l'avait aimé, et comme elle l'aimait encore ! Combien de fois
l'avait-elle tenu dans ses longues mains fines et blanches ?
Combien de fois ses sourires l'avaient-ils enchantée ? Et
combien son amour était immense ! Mais l'Homme et la pollution
qu'il infligeait à son environnement avaient tué son
bébé, pourtant presque immortel. Bien que ses soeurs la
consolassent, ses larmes salées s'étaient mélangées trop
souvent dans les tourbillons d'écume qu'elle projetait par chagrin.
Elle se cloîtra dans le grand palais où toutes habitaient.
Gwena-Deid sombra d'abord dans une léthargie inquiétante
où la haine de l'humain grandit. Toutes les visiteuses qui tentèrent
de la distraire furent terrifiées de voir combien son
regard aux prunelles d'algues marines devenait implacable.
Et un jour, sa haine fut si grande qu'elle songea à détruire les
responsables de son malheur quand ils s'aventureraient trop
près du lac de Paimpont. Sa décision était prise. Elle irait
rejoindre Jenny aux dents vertes qui l'accueillerait dans cette
haine similaire.
D'un battement de hanches, elle se dirigeait nerveusement
vers le territoire qu'elle maudissait. Le soleil baignait la surface
et elle sortit lentement. D'abord ses yeux, son visage,
son cou, puis son corps. Elle profita d'énormes racines d'un
chêne séculaire pour se ménager un abri d'où elle pourrait
observer les environs en toute sécurité. Elle attendit.
Longtemps. Puis, elle vit Jenny, grimaçante et horrible. Elle
nageait lentement et son dos immergé ressemblait à une
racine pourrie. Gwena-Deid l'observa. La prédatrice se diriondine.
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geait vers une silhouette à genoux sur le chemin bordant le
lac. L'ondine, sinueuse, s'en approcha elle aussi. Elle plongea,
invisible.
Alors qu'elle n'était qu'à quelques mètres, elle ressentit une
douleur immense qui explosa dans sa tête. Ce n'était pas sa
souffrance, mais celle de cette silhouette fragile, une femme,
qui la frappait comme une vague brutale dans tout son corps.
L'ondine ferma les yeux et se laissa flotter entre deux eaux.
Les bras pendants, le corps inerte. Elle acceptait les émotions
de cette étrangère. Elle la perçut si pitoyable, si malheureuse,
si désespérément perdue dans ce monde qui la frappait jusqu'au
plus profond d'elle-même. Et c'est alors qu'une autre
image traversa son âme si perceptive : celle d'un bébé, d'une
petite fille apeurée et dont le destin n'était fait que de chagrin,
de brutalité et d'incompréhension.
Gwena-Deid ne sut pas pourquoi mais elle aima immédiatement
cette enfant. Sa mère aussi. Elle se mit à pleurer. Elle
voulait intervenir mais ne l'osait pas. La chétive silhouette
féminine se mourrait. Gwena-Deid le devina. Son coeur battait
à l'unisson de cette dernière, trop faible pour pouvoir vivre
ne serait-ce qu'une minute supplémentaire. De multiples pensées
s'entrechoquèrent et elle vit Jenny, la vampire, la suceuse
de vie, l'ogresse des profondeurs, prendre le bébé par
le bras et l'entraîner avec elle dans les abysses, alors que le
cri muet de sa mère affolée, effrayée, parcourait la surface du
lac comme une onde invisible. Gwena-Deid serra les dents et
se mua en une guerrière féroce. Elle plongea derrière son
ennemie de toujours et la rejoignit en quelques ondulations
vigoureuses. Jenny ne la vit pas. L'ondine, tous ongles sortis,
se rua sur le dos de la voleuse d'enfant, la lacérant violemment.
La douleur lui fit lâcher prise. L'enfant coula. Les deux
esprits des eaux s'observèrent une fraction de seconde, mais
Jenny dut percevoir la farouche énergie qui habitait cette
ondine si pâle. Son dos lui faisait mal, elle n'avait pas envie
de se battre. Elle grogna et s'enfonça dans l'obscurité.
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Gwena-Deid plongea et recueillit l'enfant qui lui sourit et la
regarda droit dans les yeux. Elle la serra contre son sein et
remonta à la surface. Sa chevelure ressemblait à des algues
alors qu'elle émergeait.
La jeune femme couchée sur le chemin l'observa d'un oeil
vitreux. Alors, alors, l'ondine décida d'intervenir dans la vie de
cette humaine et se mit à chanter en la regardant. Quelques
badauds de l'autre côté du lac crurent entendre une plainte
dans le vent et le chant de mille oiseaux qui se réveillaient au
matin.
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CHAPITRE 3
Elle se leva, les yeux encore gonflés d'un sommeil où aucun
rêve n'était venu la bercer. Elle observa un instant le plafond.
L'obscurité l'empêchait de voir la lampe qui pendait et dont
elle devinait la garniture en dentelle. De sa main gauche hésitante,
elle alluma l'interrupteur de la lampe de chevet. La
lumière crue l'éblouit et elle ferma ses grands yeux bleus
étranges. Elle attendit un peu, puis en entrouvrit un, puis l'autre,
pour s'accoutumer à cette clarté aveuglante. Elle continua,
un peu plus par jeu que par besoin, mais finit par cesser
et s'assit dans son lit. Elle fit voltiger la couette et se leva pour
ouvrir les volets. Dehors, il pleuvait dru. Elle ferma le col de
son pyjama rose et frissonna de froid. La température avait
chuté dans la nuit. Une rapide toilette et elle dévala les escaliers,
débouchant dans la cuisine, après avoir enfilé de chaudes
chaussures de randonneur et s'être vêtue d'un jean, d'un
chandail trop grand, celui de sa tante qui l'attendait en lui souriant.
Sur la table, un bol de cacao chaud ainsi que deux tartines
garnies de beurre de cacahuète.
- Tu ne t'es pas brossé les cheveux, lui dit sa tante en
s'affairant dans l'évier.
La gamine baissa la tête, ignorant ce petit reproche. Elle se
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jeta sur son déjeuner. Il était pourtant vrai que sa chevelure
longue et brune aurait eu besoin d'un sérieux coup de peigne.
Elle lui donnait un petit côté sauvage que ne dénaturait pas
son visage mutin.
Une dizaine d'années, et pourtant elle était très jolie avec ses
grands yeux couleur d'océan Pacifique. Sa peau retenait l'attention
tant elle était blanche, un peu trop pâle. Son aspect
mince, presque maladif, comme tout son corps et ses membres
d'ailleurs, dénotait de sa fragilité. Mais il n'en était rien.
Elle se portait comme un charme et son endurance pouvait
en surprendre plus d'un. Sa silhouette gracieuse laissait supposer
que la jeune fille s'adonnait à la danse ou à la gymnastique.
- Tu te couvres, ma chérie, pour aller à l'école ce
matin. Il tombe des hallebardes.
- Tu sais bien que j'aime la pluie et qu'elle ne me
dérange pas. J'aime l'eau, même froide.
Ses grands yeux confirmèrent ses propos.
Sa tante esquissa un sourire, revint à la charge.
- Peut-être, mais tu risques de t'enrhumer. Tes camarades
vont penser que tu es une folle… Mes décoctions ne
pourront pas tout soigner.
- Mais si, tu soignes tout. Quant à mes amis, je n'en ai
pas. Ils me trouvent différente d'eux parce que… Parce que…
Enfin, tu sais bien.
Son visage un instant souriant redevint grave. Sa tante ne dit
rien. Tout en la regardant, elle réordonna sa longue chevelure
rousse qui étincelait à la faveur du feu de cheminée.
Dix minutes plus tard, la jeune fille enfila un gros blouson
fourré avec capuche imperméable de couleur rose et ouvrit la
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porte d'entrée. Elle enlaça sa tante. Elles s'embrassèrent
tendrement. Rapide comme un feu follet, munie de son cartable,
elle courut sur le chemin. L'école était éloignée de deux
bons kilomètres. Marcher ne la dérangeait pas. Elle contemplerait
encore le grand lac qu'elle longerait presque jusqu'à
l'école. Elle arriva en même temps que le bus de ramassage
scolaire. Le chauffeur la regarda, surpris. Il ne la connaissait
toujours pas et pourtant la voyait tous les jours. Il lui sourit en
lui faisant un signe de la main. Elle y répondit. Les enfants
descendirent dans un brouhaha joyeux. En la voyant, certains
émirent des ricanements. Quelques quolibets fusèrent.
Surtout de la part des garçons. Elle était nouvelle dans cette
école. Pourtant, les railleries ne se portaient pas sur ce détail,
mais d'avantage sur l'étrangeté de son comportement.
- C'est la nouvelle, elle est bizarre !
- Il parait qu'elle est maboule. Elle a des moments
d'absence dans la classe, c'est ma soeur qui me l'a dit.
- Elle est dans quelle classe ? Elle a dix ans, non ?
- Ouais, et en plus elle est anémique.
- Amnésique, débile ! Ca veut dire qu'elle a perdu la
mémoire, qu'elle ne se souvient de rien…
Cette dernière remarque la blessa plus que les insultes et les
moqueries. Oui elle n'avait plus de mémoire et tout son
monde d'avant aujourd'hui lui était inconnu.
- Déirdré, cria-t-on derrière elle.
C'était Cassandra, une camarade de classe, en fait, l'unique…
Elle s'asseyait en cours auprès d'elle. Elle arrivait à sa
hauteur et avait tout entendu des propos mesquins.
- Ne les écoute pas, Déirdré, Ils sont idiots, ce sont des
garçons. Et puis tu verras, tu la retrouveras un jour, ta
mémoire.
L'interpellée ne dit rien. Les yeux dans le vague, elle souffrait
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de ne rien connaître de son passé. Ses tous premiers souvenirs
étaient ceux qu'elle avait eu quand elle s'était réveillée à
l'hôpital de Rennes. La première personne qu'elle vit était sa
tante, faite de douceur et d'amour. Tout le reste n'était que
brouillard diffus. Quelques lambeaux de souvenirs, le lac
entre autres, lui laissaient à penser qu'elle était de la région
depuis bien des années. Pourtant, sa tante lui soutenait qu'elles
n'habitaient à Paimpont que depuis six mois. Bien que
Déirdré fasse des efforts, ils semblaient voués à l'échec. Tout
n'était décidemment qu'obscurité. Alors elle se mettait à pleurer.
On lui avait dit qu'elle avait eu un accident, qu'elle avait
failli se noyer - pourtant elle nageait si bien qu'elle douta de
cette affirmation - qu'elle avait perdu ses parents alors qu'elle
n'était que bébé. Elle tenta de se souvenir de sa mère, en
vain.
Là haut dans le ciel, croassant tristement, un corbeau faisait
des ronds. Il s'approcha de l'école et se posa sur le toit. Il
semblait regarder en direction de Déirdré.
La rue des Chevaliers de la Table Ronde était pleine d'enfants
et de parents venus les accompagner. De nombreuses voitures
y étaient stationnées et pas toutes correctement d'ailleurs.
Le manque de civisme de certains était éloquent et leur
égoïsme ne semblait même pas offusquer les autres, tant le
manque d'éducation était considéré comme normal dans
notre société. La plupart des bambins, enfants et préadolescents,
franchirent la grille verte en un flot ininterrompu de
capuches et petits parapluies. Tous se dirigèrent vers le préau
en bois qui leur faisait face, là bas sur la droite, après la traversée
de la cour. Quelques garçons sautèrent par-dessus le
pneu qui trônait au beau milieu. A l'abri de la pluie qui n'en
finissait pas de tomber, chacun y allait d'un propos ou d'un
avis sur le dernier film de la soirée, ou la difficulté du dernier
devoir de maths. Déirdré les écoutait vaguement tout en alimentant
la conversation avec sa camarade. Cassandra était
une jolie petite brunette aux cheveux coupés assez courts et
ses traits auraient été jolis si la gamine n'avait pas été atteinte
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d'obésité. La pauvre se goinfrait de chocolat à longueur de
journées pour compenser des difficultés familiales assez graves.
Ces parents étaient sur le point de divorcer pour des
broutilles, occasionnant à leurs enfants des problèmes sans
qu'ils ne s'en rendissent compte. Le pire était qu'ils les adoraient
et qu'eux-mêmes s'aimaient. Mais leurs difficultés
matérielles faisaient resurgir des crises qu'au fil du temps ils
étaient incapables de gérer, se rejetant la faute l'un sur l'autre.
Cassandra, que ses camarades de classe surnommaient
par méchanceté gratuite "la bouboule" était pourtant d'un
caractère enjoué et pleine d'enthousiasme. Sa bonne humeur
était réputée mais elle était malgré tout, mise à l'écart. Elle
avait donné son amitié à la petite amnésique aux yeux si
grands et au visage si pâle et l'avait prise sous sa protection.
Elle était, comme elle, différente, et cela suffisait pour gagner
son affection. Aussi partageait-elle joies, souffrances, confidences
… Et chocolats avec sa nouvelle camarade si énigmatique.
La cloche de l'école retentit et tout ce petit monde agité
grouilla en une dynamique effervescence. Dans le désordre
présent, un garçon, Frank Guilbert, connu pour sa méchanceté
et sa force au dessus de la moyenne, poussa et fit tomber
lourdement Cassandra. Elle chuta dans l'eau et la boue.
Des rires fusèrent. Un autre garçon shoota dans son cartable
et celui-ci s'ouvrit, faisant jaillir, telle une corne d'abondance,
moult chocolats, caramels et confiseries que la jeune fille gardait
pour ses petites faims. Tel un vol de perdreaux, les garçons
se jetèrent sur les friandises, délaissant leur camarade
qui pleurait à chaudes larmes, aussi bien de douleur que de
vexation. Ses chaussettes de laine, sa belle robe bleue et son
manteau étaient tout crottés. Déirdré, après une seconde
d'hésitation, lui vint en aide. Elle la releva puis dévisagea les
enfants coupables qui riaient d'un air de défi. Autour des deux
fillettes, s'était formé un cercle que personne aux alentours
n'osa franchir ne serait-ce que d'un pas.
Le corbeau installé sur le toit, prit son envol dans un hurleondine.
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ment sinistre et se posa dans les branches du cerisier, à deux
pas du petit drame qui se jouait.
Les enfants attendaient que la nouvelle venue intervienne. Ils
souhaitaient qu'elle agisse, d'une manière ou d'une autre.
Allait-elle les incendier de propos désobligeants ou allait-elle
les agresser physiquement ? Tout restait à déterminer, mais
ils attendait ça, c'était sûr !
Mais ils en furent pour leurs frais. La jeune fille aux cheveux
noirs rebelles ne bougea pas. Elle les regarda simplement.
Son regard profond et bleu les dévisagea l'un après l'autre.
Pourtant ce calme n'était qu'apparence car, qui aurait observé
ses poings serrés, aurait vu que ses doigts étaient enfoncés
si fort dans la paume que celle-ci saignait presque. Sous ses
paupières presque endormies, ses yeux semblaient ne refléter
aucune émotion. Ni haine ni peur. Aucun sentiment ne
paraissait. Déirdré, en cet instant fugitif, n'était plus qu'un
regard, un simple regard, vide…
Frank, le plus audacieux, surtout en face d'une fille, eut soudain,
sans comprendre pourquoi, une nausée qui lui tourneboula
le ventre dans un bruyant gargouillis. Des gouttes de
sueur perlèrent à son front alors que la température n'excédait
pas 6 degrés. Il grimaça et regarda à sa droite puis à sa
gauche. Ses deux camarades ne semblaient guère aller
mieux. Alors il commença à paniquer. Il recula, imité par ses
camarades. Un pas, un autre. Le cercle autour des deux fillettes
s'agrandit. Quelques pas en arrière encore et leur
malaise cessa aussi rapidement qu'il était venu. Frank
avança de nouveau, mais l'envie de vomir revint immédiatement.
Il eut franchement peur et chancela en reculant. Son
visage devint aussi blanc qu'une cuillérée à soupe de crème
fraîche.
Déirdré sembla sortir de sa léthargie. Elle revenait d'un
voyage lointain. Ses yeux s'animèrent. Elle constata le
malaise survenu dans les rangs des écoliers et sa part de resondine.
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ponsabilité. Elle se retourna timidement vers Cassandra,
comme pour lui demander une explication. Cette dernière la
regardait et pointait son index boudiné sur l'endroit où elle se
tenait. Tout autour d'elle, dans un cercle de cinquante centimètres
de diamètre, le sol était sec, comme si la pluie n'y était
jamais tombée.
Déirdré s'en aperçut et frissonna.
Alors, le corbeau croassa et reprit son envol, se noyant bientôt
dans la noirceur des nuages.
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CHAPITRE 4
Noël approchait à grands pas.
Déirdré ne comprenait pas ce que cela signifiait et pourquoi
tant d'effervescence agitait les enfants de son école. Après
tout, comment l'aurait-elle su, elle que la mémoire avait abandonnée
un jour ? Elle observait aussi ses camarades, enthousiastes,
à la venue de cette date tant attendue tout au long de
l'année.
Jouets, jeux, vacances, famille tout signifiait dans cette journée
de Noël le bonheur et la joie. Même si certains n'avaient
pas comme ils auraient dû la vivre une harmonie familiale, ils
se faisaient un réel bonheur d'y croire. D'autant plus que les
parents maladroits ne manquaient pas de pourvoir en
cadeaux leurs chères têtes blondes, histoire de compenser
un amour qu'ils semblaient incapables de donner.
Déirdré vécut ces quelques jours de fébrilité dans une semi
torpeur, observant tous et tout, analysant, du mieux qu'elle
pouvait le faire pour son âge cette si étrange attitude des uns
et des autres.
Son quotidien, à elle, était toujours similaire. Depuis le jour
étrange elle sentait bien que les regards la scrutaient plus
que de coutume. Elle était mise encore plus à l'écart et tous
à son égard étaient devenus méfiants. Certains l'avaient surondine.
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nommée " la sorcière " mais ils se gardaient d'évoquer ce surnom
devant elle. Elle trouvait cette dénomination vraiment
stupide tant elle s'estimait normale. Elle se sentait si loin de
ces magiciennes qu'elle ne connaissait qu'à travers les
contes, les livres ou les films. Elle ne ressemblait en rien à
une de ces femmes aux pouvoirs si mystérieux. Pas de chapeau
pointu. Pas de robe noire longue, où brillaient des étoiles
et des quartiers de lune. Pas de baguette magique et pas
non plus d'animal familier du type chouette sinistre ou chat
aux yeux d'ambres phosphorescents.
Elle avait parlé de tout ce qui s'était passé dans la cour de
l'école à sa tante et cette dernière l'avait observée d'un regard
mi amusé, mi attentif. Déirdré ne sut pas si le sourire affectueux
qu'elle affichait signifiait de la complicité, de la moquerie
ou une ironie tranquille d'adulte. Elle ne lui avait d'ailleurs
posé aucune question. Elle avait un peu hoché du chef et
n'avait dit que quelques mots évasifs pour rassurer la fillette.
- Tu es différente, c'est tout, mais pas dans le mauvais
sens du terme… Nous en reparlerons, laisse faire les choses
et dire les gens…
La soirée du réveillon avait commencé dans une franche
atmosphère de gaîté. Elles avaient décoré toutes deux la
grande salle à manger en chêne de façon flamboyante et
romantique. Le sapin trônait dans un coin, impérial. Des boules
et des couronnes de fleurs le paraient du sommet à la
base. Des coucous, des fleurs d'aubépine exhalaient leur
odeur douceâtre et sucrée. Déirdré se posa bien un instant la
question de savoir comment sa tante se les était procurés en
cette saison, mais, sans réelle réponse, elle n'insista pas. Sa
tante était encore plus étrange qu'elle, c'était sûr, et connaissait
tant de choses. Parfois Déirdré aurait souhaité lui ressembler
- elle était si belle - car la fillette n'aimait pas ce
qu'elle était. Si la plupart des gens la croisant la trouvaient
frêle mais ravissante, elle ne se trouvait que laide.
De lourds chandeliers de bronze soutenaient des bougies
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blanches et rouges, donnant avec la cheminée un air de fête
à la grande maison. Il y faisait bon, et si chaud, qu'on aurait
pu s'y assoupir en rêvassant.
L'après-midi s'était passé à la cuisine. Déirdré avait appris à
confectionner des galettes, gâteaux et breuvage. Les recettes
étaient compliquées et souvent à base de fleurs. Sa tante,
d'un clin d'oeil, lui disait les tenir de personnes très âgées,
mais la gamine ne la croyait pas. Elle ne la voyait jamais sortir
et encore moins en compagnie d'autres personnes.
Travaillait-elle ? Elle ne le savait pas mais leurs besoins
matériels, bien que modestes, semblaient assurés. Elles
avaient ri et raconté des histoires tout en écoutant de la musique
douce, des chants de Noël russes. Déirdré pensa à ses
camarades qui pour la plupart allaient passer la soirée devant
la télévision. Ils ne parleraient pas de peur d'empêcher leurs
parents de l'entendre. Quelle tristesse !!! C'est vrai que la
jeune fille était à dix mille lieux des goûts des autres. Elle lisait
beaucoup plus qu'eux et surtout, ne connaissait rien aux
groupes de musique dont elle entendait les louanges à longueur
de journée. Une fois elle avait écouté et il faut bien dire
qu'elle n'avait pas réellement apprécié.
Au clocher de Paimpont, minuit sonna les douze coups. La
vieille horloge bretonne du salon lui répondit. Elles avaient
dévoré les gâteaux comme de coquines ogresses et Déirdré
ramassa les miettes. Elle les déposa dans une assiette de
porcelaine, posa à côté une grosse part de margarine. Elle
allait les donner aux oiseaux. Elle jeta un coup d'oeil par la
fenêtre. Il neigeait. Elle souhaita que cela cesse. Les pauvres
allaient avoir si froid. Ils auraient du mal à trouver leur nourriture
sous le manteau que le ciel allait déposer sur la forêt et
la lande. Il avait neigé deux jours durant. Paimpont revêtait un
autre aspect. Tout était si beau, si cotonneux. Les bruits
même étaient plus diffus.
Dehors l'air était vif mais la froidure ne l'incommoda pas. Elle
déposa l'assiette et joua un instant avec son souffle qui
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s'échappait de sa bouche en volutes blanchâtres. On aurait
dit de la jolie dentelle ouvragée. Elle s'évaporait si vite dans
le vent ! Tout d'un coup, la neige cessa de virevolter. Les nuages
s'ouvrirent pour laisser entrevoir la lune dilatée et blafarde
de la taille d'un gros pamplemousse. Déirdré ne pouvait
la quitter des yeux. Sa lumière était si belle ! Elle repéra des
cratères sur sa surface : Apollonius, là bas Tycho. Elle se surprit
de les connaître. Sa mémoire n'avait donc pas tout
enfoui… Du bruit dans les grands chênes la ramena de ses
pensées. Elle plissa ses yeux bleus pour percer l'obscurité et
distinguer mieux ce qui s'y trouvait. Un animal sans doute …
Comme pour lui donner raison, un croassement retentit. Elle
reconnut dans un envol lourd le corbeau qui semblait ne plus
la quitter depuis plusieurs semaines. Il était de taille moyenne
et de couleur crépusculaire, bien que moins noir qu'elle ne
pensait, mais peut-être la clarté soudaine changeait-elle la
tonalité de son plumage. La présence de la fillette sur le pas
de la porte ne semblait pas effaroucher le volatile qui tournoyait
autour d'elle.
Elle sentit la présence de sa tante derrière elle. Elle leva la
tête vers son visage. Elle était très jolie dans la clarté lunaire
mais tellement pâle, tout comme elle. Ses cheveux roux
étaient coiffés en une grande tresse qu'elle avait enroulée
autour de sa tête comme le faisaient les jeunes filles russes
des groupes folkloriques. Une couronne de feu ! La lumière
lui donnait une aura mystérieuse. Quelques feuilles de chêne
y étaient accrochées en parure. Déirdré se blottit tout contre
elle. Le froid commençait à la piquer et elle ne s'en était pas
aperçue. Sa tante l'observa d'un regard empreint de mélancolie
mais aussi de dignité. Elle semblait en ce moment très
fière, presque orgueilleuse. Beaucoup d'amour s'y reflétait
aussi.
Lentement, elle prit la main de Déirdré. Elle leva leurs bras à
l'unisson dans la direction du corbeau… Leurs membres
avaient l'apparence d'une flèche fantastique et la pâleur
sépulcrale de leur peau donnait une allure de fantôme à leur
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geste si lent. Déirdré ne dit rien.
Le freux hurla. Son cri était long et triste. Il s'approcha dans
un battement d'ailes.
- Il est temps ma toute douce, que tu commences à
découvrir ce que tu ne connais pas encore mais qui est pourtant
en toi…
Déirdré ne comprit pas cette phrase toute solennelle.
L'oiseau noir plana un instant. Il vint se poser sur sa main tendue
alors que sa tante retirait délicatement la sienne.
La fillette aurait eu peur si sa tante ne lui avait caressé tendrement
la joue.
Les serres du corbeau avaient saisi les doigts de Déirdré.
Sans brutalité. Elle le regarda un instant. Curieuse. Ses ailes
étaient soyeuses et froides. Son bec était robuste. L'animal
aux couleurs de la nuit avait une allure gracieuse. Elle
regarda ses yeux, fut saisie d'un indicible trouble.
Ils étaient bleus, beaux et tristes. Ils avaient l'éclat de l'océan.
Déirdré les reconnut.
Elle trembla nerveusement. Ce n'était pas le froid qui provoquait
ce frémissement.
Ce regard qui la perçait, elle l'avait vu maintes et maintes fois
dans les miroirs de cette maison quand elle s'y regardait.
C'était le sien : la même intensité, la même tristesse, la même
souffrance encrée profondément. Des images du passé tentèrent
de revenir dans sa mémoire, quelques secondes seulement.
Ce fut tout. L'abîme de l'obscurité les engloutit de
nouveau.
La fillette et l'animal s'observèrent quelques instants et cela
fut intense. Des secondes interminables passèrent. Dans un
battement d'ailes joyeux l'oiseau prit son envol, passa devant
la lune que menaçaient de nouveau de lourds nuages sombres.
Puis le silence.
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Déirdré ne dit rien et regarda sa tante. Elle avait mille questions
à lui poser mais par son visage impassible, elle sut que
cette dernière ne lui dirait rien, pas une seule explication non
plus. Du moins pas ce soir. Alors, elle se contenta de se
réchauffer contre elle.
Quelque chose de magnifique venait de se passer ce soir
bien qu'elle n'en comprenne pas la signification. Elles restèrent
toutes deux dans l'embrasure de la porte. Des flocons de
neige se remirent à tomber comme des papillons d'écume
balayés par la bise soudain glaciale. La lune se cacha définitivement
et la nuit devint encre.
Elles rentrèrent. Les chandelles brûlaient et la cire dégoulinait.
Les bûches crépitaient. L'encens à l'odeur de violette se
consumait gentiment. La musique s'était tue.
Déirdré ne bougea pas quand sa tante s'accroupit devant
elle. Elle lui prit les mains et d'un ton étrange lui murmura :
- Joyeux Noël, ma chérie, ma toute douce enfant des
fleurs.
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CHAPITRE 5
Déirdré eut bien du mal à trouver le sommeil cette nuit là. Elle
se tournait et retournait sous sa couette mais n'y parvenait
pas. Dix mille questions se posaient dans sa tête. Tous ces
gestes mystérieux, ces mots pleins d'énigmes qu'avait prononcés
sa tante à son égard… Elle commençait d'ailleurs à
se demander qui elle était réellement.
Oh, oui, bien sûr elle le savait, pour une part. Elle était la
jeune femme jolie et timide qui s'affairait pour rendre la vie de
sa nièce plus agréable après les épreuves qu'elle avait endurées.
Mais la fillette ne se rappelait pas à quels moments sa tante
avait pu lui raconter des souvenirs de sa jeunesse, à elle !
Etait-elle la soeur de son père ou de sa mère ? Pas un mot.
Ces questions n'avaient aucune réponse. Le plus étrange vint
quand la jeune gamine réalisa qu'elle était incapable de se
souvenir de son prénom. Elle la nommait "ma tante" un point
c'est tout. Etait-ce le fruit de cette amnésie qui brouillait une
partie de sa mémoire ? Non ! Elle en était certaine. D'ailleurs,
depuis sa sortie de l'hôpital, Déirdré pouvait raconter tout ce
qui était survenu dans sa vie, presque à la minute près. A
priori, elle semblait avoir une excellente mémoire. Avait-elle
jamais connu son prénom ? Elle serra les dents, se prometondine.
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tant de le lui demander au matin. Elle constatait que sa tante
était bien mystérieuse. Une anecdote encore : jamais Déirdré
n'avait franchi le pas de la porte de sa chambre. Elle était
incapable d'en dresser un quelconque inventaire. Et cette
pièce au grenier, bloquée au point de ne pas pouvoir être
ouverte ?
Déirdré se redressa. Elle s'assit dans son lit. Elle remonta les
genoux les entourant de ses bras. Un coup d'oeil au dehors
lui suffit pour en déduire qu'il allait geler fort dans la nuit. La
surface extérieure des vitres montrait des dessins fascinants
que le givre créait. Déirdré en admira les arabesques. Elle se
leva et enfila ses mules. Scrutant les grands arbres, elle
repensa au corbeau.
Et lui, qui était-il ? Un animal, bien sûr ! Encore que… Il semblait
être autre chose. Déirdré pensa qu'elle avait rêvé, mais
l'étreinte des serres de l'oiseau restait encore présente sur
son poignet et ses doigts. Et ces yeux ? Et pourquoi n'était-il
venu que sur l'invitation de sa tante ? Elle s'énerva, décida
d'opérer une razzia dans le frigidaire. Cela calmerait son
appétit et ferait oublier un temps toutes ces questions. La
mousse au chocolat au parfum de cannelle de sa tante était
à se damner….
Elle poussa la porte qui gémit un peu. Elle descendit les marches
deux par deux, posant les pieds sur les extrémités de
manière à ne pas les faire grincer trop bruyamment. En bas,
la bûche terminait de se consumer et crépitait encore dans
l'âtre. Le vent fit vibrer la porte d'entrée et une souris galopa
dans un placard. Elle se régalerait cette nuit.
Déirdré entra dans la cuisine. Elle posait son index sur l'interrupteur
quand un bruit la fit sursauter. Là haut, la porte de la
chambre de sa tante s'ouvrait délicatement. La fillette se colla
dans l'ombre, attendant sans savoir pourquoi elle réagissait
de la sorte. Elle écouta. Sa tante montait les escaliers qui
menaient à l'étage et s'arrêta devant la chambre mystérieuse.
Déirdré l'entendit murmurer quelques mots. Un peu comme
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une prière, ou un chant très doux. Elle mémorisa les mots
sans peine bien qu'elle ne les comprit point. La porte sembla
s'ouvrir facilement. Cachée derrière le coin du mur, la jeune
fille ne vit pourtant pas sa tante la pousser ou jouer avec le
loquet bloqué. Pas de bruit non plus dans la serrure qui lui
aurait indiqué qu'une clef pouvait donc l'ouvrir et ce,
quoiqu'en disait sa tante. Elle fronça les sourcils. Souffla sur
une mèche rebelle qui la gênait. Elle ne savait que faire, se
trouvant pour le moins ridicule dans cette situation inhabituelle.
Elle se trouva même stupide de soupçonner ainsi sa
tante qui l'aimait tant. Pourtant, quelle ne fut pas sa stupeur
quand elle vit cette dernière sortir de la chambre, habillée
d'un long manteau noir, vaporeux, presque transparent et certainement
pas très chaud pour la saison. Elle descendit, se
figea. Elle sembla écouter le silence autour d'elle. Sourit.
Déirdré la vit ouvrir la porte extérieure. En transparence, on
voyait qu'elle était nue. Elle pensa qu'aussi peu vêtue, sa
tante allait simplement jeter un coup d'oeil dehors puis rentrer.
Il n'en fut rien. Son visage était impassible. C'est tout juste si
sa nièce la reconnaissait. Ses cheveux longs et roux tombaient
en cascade sur ses épaules. C'était la première fois
que Déirdré les voyaient détachés. Mais ce qui la troubla
d'avantage, fut son regard. La fillette n'y perçut plus la douceur
habituelle, mais quelque chose de plus froid, de plus
austère, de plus… ailleurs.
Que signifiait donc tout cela ?
La porte se referma, l'huis grinça. Déirdré ne réfléchit guère
plus de deux secondes. Elle voulait des réponses. Elle enfila,
par dessus sa chemise de nuit, un chandail, un manteau. Elle
ajouta une paire de chaussettes et chaussa ses bottes pardessus.
Un coup d'oeil par la fenêtre : sa tante se dirigeait
vers l'étang. Elle avançait avec légèreté et semblait plus glisser
que marcher. Elle coupait par la forêt. L'ombre des cyprès
la cacha. Déirdré la suivit tout en laissant une distance entreelles,
distance qui l'empêcherait d'être vue. Si sa tante la surprenait
à la filer, elle la gourmanderait et la couvrirait de reproondine.
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ches. Elle ne saurait ni quoi répondre ni comment se justifier.
Elle la perdit de vue à plusieurs reprises, mais la retrouva. La
piste était aisée. Elle laissait des traces dans la neige. Des
traces de pieds nus !
- Ma tante est folle, murmura Déirdré.
Les marques étaient peu profondes. En fait, bien qu'elle pesât
plus lourd que sa nièce, ses empreintes semblaient nettement
plus légères.
Encore une question que la fillette se posa.
Elle s'accroupit. Elle venait de remarquer que dans chacune,
une petite fleur émergeait de la croûte glacée qu'avait formée
le gel.
- Des fleurs ?
La stupéfaction fit place à l'émerveillement puis à la crainte.
Elle chercha du regard sa tante. Elle la repéra. Cette dernière
chantonnait d'une voix rauque et sensuelle. Les paroles
encore une fois, furent incompréhensibles à la jeune fillette
qui se laissa envoûter par cette étrange ballade. Elle eut
envie de chantonner mais se retint. Sur la berge, la jeune
femme rousse s'était arrêtée. D'innombrables pigeons,
mésanges, corbeaux, perdrix, grives et perdreaux voletaient
en silence autour d'elle. Tout ce monde ailé aurait dû dormir,
bien au chaud, dans son nid. Il n'en était rien. La lune se
cacha. Déirdré ne perçut plus que des ombres. Il lui sembla
rêver. Sa tante ôtait son manteau de nuit qui flotta, léger
avant de tomber sur le sol. Tâche noire sur la blancheur crépusculaire
de l'astre des nuits. Elle mit un pied dans l'eau.
Sa tante était vraiment folle ! Plonger dans cette eau, nue
comme un ver, allait entraîner au pire sa mort, au mieux une
pneumonie dont elle ne se remettrait peut être jamais.
Déirdré pleura un instant et ses larmes devinrent rage.
Non ! Elle ne voulait plus perdre quelqu'un qu'elle aimait !
Même si sa tante était bonne pour un asile d'aliénés, elle surondine.
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vivrait ! Elle sauta par dessus une souche, mais stoppa net sa
course. Une voix venait de retentir, grave, féminine, suivie par
d'autres aussi harmonieuses.
- Bienvenue Gwena-Deid… Nous sommes heureux de
te revoir… La semaine a été longue sans tes chants et tes
rires…
La gamine tenait une branche fermement et se collait à un
tronc d'arbre. Elle avait bien entendu, ou alors la folie était
contagieuse. Elle dressa l'oreille, aux aguets. Elle scruta le
ciel et souhaita une percée de la lune afin qu'elle puisse
contempler aisément la scène que l'obscurité masquait. En
vain…
Elle respira bruyamment. Son coeur battait la chamade. Elle
se rendit compte qu'elle ne s'était pas assez couverte. Le
froid l'engourdissait et ses mains étaient roides.
N'y tenant plus, et se moquant des éventuelles critiques qu'allait
entraîner son intervention, elle franchit en quelques
secondes la distance qui la séparait de la berge. Personne !
Déirdré regarda tout autour d'elle. Pas un bruit, pas un mouvement.
Elle observa attentivement la surface de l'étang. Le
vent y dessinait des cercles puis les effaçait par caprice.
Leurs dessins se dilataient, s'étiraient et disparaissaient dans
une dernière ride. La magie d'Eole les avait fait apparaître
puis les emportait vers le néant.
Un point était sûr : sa tante n'était ni entrée dans l'eau, ni tombée.
Sa chute aurait été trop bruyante pour que la fillette ne
l'entende point. Même si sa tante s'était décidée à prendre un
bain de minuit, le froid l'aurait saisie et il eut été impensable
qu'elle ne réagisse pas en faisant clapoter l'eau glacée. Elle
découvrit que le manteau aussi, brillait par son absence. Cela
la rassura. Sa tante frigorifiée avait dû le remettre puis s'en
était revenue à la maison en passant par un autre sentier.
C'est pour cela qu'elles ne s'étaient pas croisées. La fillette,
un peu moins inquiète, prit à son tour le chemin du retour. Elle
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s'éloignait quand elle crut entendre de nouveau des rires et
des chants venus de l'étang. Elle se retourna.
De l'autre côté du lac, une maison était illuminée. Ses habitants
devaient encore faire la fête bruyamment pour que
l'écho lui parvienne aussi nettement.
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CHAPITRE 6
7 heures, et la nuit était encore bien noire. Pas la moindre
trace d'une petite lueur matinale. Les lampadaires noyés
dans la brume hivernale avaient du mal à projeter leur lumière
sur la chaussée enneigée. Il ne ferait pas jour avant deux
bonnes heures.
Jean Lambert remonta le col de son manteau et posa une
main sur son chapeau afin de le protéger d'une éventuelle
bourrasque qui le ferait s'envoler. Il dépassa le petit bureau
de poste sur sa droite et franchit la grande porte voûtée
débouchant dans la rue principale de Paimpont. Elle menait à
l'église. La neige le picotait et n'eussent été ses lunettes, il
aurait dû fermer les yeux bien souvent. Il se demanda si un
lendemain de réveillon, l'idée d'aller ouvrir sa petite alimentation,
était vraiment judicieuse. Mais le commerce était le commerce.
Jean Lambert aimait l'argent et il savait qu'aujourd'hui,
le chaland passerait et serait une proie facile. Sa présence et
l'ouverture de son échoppe étaient donc indispensables. La
journée serait bonne !
Il n'empêchait qu'en cet instant, le quinquagénaire qu'il était
serait bien resté dans son lit, au chaud, sous ses draps.
Peu de personnes dans la rue.
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Deux Anglais matinaux avaient dû tomber du lit et sortaient de
l'hôtel. Ils riaient fort. Un peu plus loin sur la gauche, une
grand-mère activait le pas pour rentrer. On ne savait d'où elle
venait, ni où elle se rendait. Là-bas, un homme d'âge mûr
tenait la main d'un enfant d'une douzaine d'années. Il les
croisa, hocha la tête. Ces derniers lui répondirent d'un geste
amical. Tous étaient fortement couverts. Celui-ci portait un
béret. Cet autre, un chapeau ou un parapluie. Cet autre
encore, une écharpe. Jean portait des bottes. Il avait bien fait.
L'épaisse couche de neige avoisinait les trente bons centimètres.
Marcher lui était difficile. On n'avait pas vu cela depuis
fort longtemps dans la région.
Il arriva bientôt devant son petit magasin. Fouilla dans l'une
de ses poches et en ressortit une clef. Elle servait à ouvrir le
rideau de fer qui condamnait, par sécurité, la porte et les
grandes baies vitrées de la boutique. Il ferma la porte. Il se
sentit bien. Il faisait chaud. Il alluma, jeta négligemment ses
gants sur le comptoir, derrière sa caisse enregistreuse qu'il
remplit de monnaie. Il frictionna ses mains gelées et ôta enfin
sa veste. Il s'accroupit et ramassa le courrier glissé sous la
porte par le préposé aux postes. Quelques factures, publicités
et autres avis de relance, mais rien de vraiment important.
Il réglerait tout cela aujourd'hui et entreprit d'ordonner un
peu sa boutique. L'alimentation ne le justifiait guère, mais le
rayon livres et papeterie en avait bien besoin. Il classa donc
méticuleusement les livres racoleurs sur la forêt de
Brocéliande qu'il avait fait rentrer précédemment. Il vendait
aussi quelques vêtements. Il les mit sur cintres et les poussa
vers la vitrine.
Derrière, le regardant, une femme étrange. Il ne prêta pas
attention, pourtant il nota la fixité de son regard. Tout en s'affairant,
il continua à l'observer du coin de l'oeil. Elle était
jeune, tout juste la trentaine, peut-être moins. Elle était plutôt
jolie, portait un bonnet de laine ainsi qu'une écharpe verte qui
recouvrait la masse rousse de sa chevelure.
Qu'attendait-elle pour entrer ?
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Etait-ce encore une de ces traîne-misère attendant la générosité
de son prochain en quémandant à tout va l'honnête
citoyen ?
Jean ne se laisserait pas piéger.
De fait, il était du genre d'homme à tourner le regard sur sa
droite quand il croisait sur sa gauche un malheureux auquel
la détresse avait fait perdre ses joies, ses espoirs, et parfois
même sa dignité. Il n'avait jamais donné à quiconque et si
parfois, sa conscience le rattrapait, il se trouvait mille raisons
pour justifier son attitude, et ne pas faillir.
Il empila les boîtes de biscuits bretons en chassant l'image de
sa tête. Quand il eut terminé sa tâche, il chercha de nouveau
la rouquine à l'endroit où elle se tenait précédemment. Elle
n'y était plus. Un toussotement. Elle était derrière lui. Il sursauta
et se tourna vers elle. Elle le fixait de ses grands yeux
bleus. Son teint était très pâle, presque maladif. Elle ne dit
rien mais pointa lentement son index vers la caisse et sans
quitter du regard Jean, murmura d'un ton où le commerçant
sentit une menace poindre :
- J'ai besoin de cet argent ! Je pourrai t'en expliquer la
raison, mais tu ne la comprendrais pas. Alors, à quoi bon ?
Exécute-toi, un point c'est tout !
Jean blêmit. La voix de la jeune femme était rauque. On
aurait dit qu'elle tentait de la modifier. Il recula comme si l'ordre
qu'elle avait prononcé l'eut frappé physiquement. Il tourna
la tête vers la rue, chercha en vain du regard un badaud qui
passerait. Mais il était trop tôt. Il se maudit d'avoir ouvert. Il
pensa à sa femme qui l'avait raillé. Puis Jean réfléchit rapidement
et évalua la situation. Il se rassura. Il mesurait plus d'un
mètre quatre vingt et pesait une bonne centaine de kilos. De
plus, sa silhouette bien qu'enveloppée, n'en demeurait pas
moins imposante. Et qu'avait-il en face de lui ? Une toute
jeune femme qui ne devait pas mesurer plus d'un mètre cinquante
cinq et devait peser toute nue et mouillée ses quarante
cinq kilos ! Il se sentit plus fort. Il s'avisa qu'elle n'était
même pas armée. Il devait avoir affaire à une folle. Il allait
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rétablir la situation en sa faveur et lui faire peur. Il bomba le
torse.
- Ecoute, lui dit-il, tu ferais mieux de sortir d'ici parce
que, non seulement je vais prévenir la gendarmerie, mais je
vais, en plus, t'infliger une correction dont tu vas te souvenir
longtemps.
Il se dirigea vers le téléphone mural. Jean était satisfait. Il
avait aimé le ton autoritaire qu'il avait adopté. De sa taille, il la
fixa. Elle le dévisagea, mais ses yeux étaient vides, comme si
la vie n'y était pas présente. Il crut y voir des abîmes au fond
desquels plonger entraînerait la peur. Elle n'avait même pas
bougé, même pas sourcillé ! Elle se raidit alors, ferma les
yeux, posa la main droite sur sa tête et, de la gauche, pointa
l'épicier qui se sentit sans poids, léger, comme en apesanteur.
Il venait de comprendre, paniqué, qu'il ne touchait plus le sol.
Il voulut parler mais la jeune femme hurla, un hurlement qui
brisa tous les verres et les assiettes à trois mètres à la ronde.
Mille couteaux semblèrent hacher l'âme du commerçant. Lui
aussi cria. Il eut l'impression de se noyer, mais aussi d'exploser.
Il eut peur des ténèbres qui l'enveloppèrent. Alors, il
pleura comme un enfant et s'évanouit.
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CHAPITRE 7
Elle était là, attablée devant son petit déjeuner, un chocolat
chaud et deux tartines de pain de son recouvertes de beurre
salé et de marmelade d'orange, auquel visiblement elle
n'avait même pas touché.
Elle semblait soucieuse et Déirdré tenta de se remémorer un
autre moment où elle l'avait surprise avec cette mine-là… En
vain !!! Bien qu'elle soit toujours aussi jolie et apprêtée
comme à son habitude, bien qu'elle n'ait pas mis encore de
stick à lèvres, elle semblait changée. Son air était sombre et
ses paupières semblaient ternies par une nuit sans sommeil.
La fillette hésita et resta sur les dernières marches sans oser
descendre. Elle tourna une mèche de cheveux.
Sa tante la vit, lui sourit. Son sourire semblait triste.
- Assois-toi ! lui dit-elle dans un souffle. Elle montra la
chaise cannée en face d'elle.
La jeune fille s'exécuta avec lenteur.
- Tu es si jeune, lui dit-elle enfin, et pourtant…
Elle ne termina pas sa phrase. Elle gonfla sa poitrine comme
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pour prendre son souffle et redressa sa tête. La pupille dans
ses yeux scintilla.
- Je sais que la nuit dernière tu m'as suivie au lac.
Comme Déirdré tremblait, elle leva la main pour prévenir un
inutile mensonge. La gamine qui cherchait mille raisons pour
se disculper soupira. Il était vain de se lancer dans cette stupide
tentative. Sa tante était trop finaude. Elle semblait même
parfois lire dans ses pensées les plus secrètes. Après tout, la
curiosité l'excitait et sa tante allait peut-être lui donner quelques
explications sur son comportement pour le moins
étrange. Elle attendit donc que sa tante continuât bien qu'elle
soit tétanisée par l'angoisse. Celle-ci ne pipait mot et Déirdré
comprit qu'elle attendait un mot de sa part.
Dire la vérité.
- Oui, je t'ai suivie, ma tante.
Cette dernière hésita. Ses lèvres tremblèrent puis son regard
se durcit et sa voix monta, inflexible.
- Je ne suis pas ta tante. Je suis beaucoup plus et
aussi un peu moins. Je ne suis pas de ta famille, du moins
pas comme tu pourrais l'entendre.
La jeune fille se raidit. Elle attendait des mystères révélés,
certes, mais la conversation prenait une autre direction. Elle
respira difficilement, comme giflée par la révélation, voulut
poser des questions. Sa tante lui intima le silence d'un geste.
- Je me nomme Gwena-Deid
Gwena-Deid !!! Que pouvait signifier le nom de la femme qui
était en face d'elle et qu'elle avait prise jusqu'ici pour sa tante
alors que son monde s'écroulait de nouveau ? Elle était sa
borne de stabilité, sa référence, et voilà que tout sombrait.
Cette vérité la fit souffrir. Sans famille, une fois de plus !
Déirdré sentit des larmes poindre à son regard mais elle se
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retint par fierté et ne laissa échapper qu'un petit reniflement.
On l'attribuerait à un début de rhume. Sa tante, ou du moins
celle qu'elle croyait être telle sourit de sa puérilité. Elle lui prit
doucement la main et posa sur celle-ci un baiser brûlant.
Déirdré ne fit rien pour l'en empêcher. Elle ne savait plus qui
elle était et que faire en cet instant. La belle rousse leva la
tête, lui sourit de nouveau.
- Je t'ai adoptée quand tu n'étais alors qu'une enfant,
un bébé même. J'avais à cet instant de mon existence perdu
mon enfant et j'étais comme perdue dans un océan de regrets
et de désespoir. Tu es venue à cet instant, je t'ai aimée et tu
m'as sauvée. Seulement tout n'était pas aussi simple que
cela aurait pu l'être.
- Je comprends, murmura Déirdré en fronçant les sourcils.
Les démarches administratives sont compliquées pour
l'adoption d'une enfant.
Elle pensa à ce livre de lois qu'elle avait lu dans une bibliothèque
et dont elle avait parcouru quelques chapitres sur ce
sujet douloureux. Gwena-Deid sourit en secouant sa lourde
chevelure rousse. Décidément cette gamine avait du répondant.
- Non, ma puce. La difficulté est que je ne suis pas tout
à fait comme toi. Et ton adoption signifiait que d'une petite fille
normale mais destinée aux souffrances, je ne pouvais te sauver
qu'en t'ôtant cette part de normalité et en te donnant ma
part de …différence.
La fillette arrondit les yeux. Elle ne comprenait plus rien. Sa
petite main était toujours dans celle de la jeune femme et elle
sentait leurs coeurs battre à un rythme endiablé.
- Mais qui suis-je alors ? Qui étaient mes parents ? Et
que veux tu dire par différence ? Tu as une tare que je n'ai
jamais vue ? Tu es folle ? Et que m'as-tu transmis, dans ce
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cas ?
- Tu ne crois pas si bien dire quand tu emploies le mot
transmettre, ma puce. En fait, oui, je t'ai tout donné mais tu
ne le sais pas encore… Mais tu vas l'apprendre bien vite. Tu
possèdes tout ce que la plupart des gens n'auront jamais et
rêvent en vain de détenir.
- Qu'est ce que tu racontes.. ? Je n'ai rien ! Pas de
parent, pas de famille. Toi et moi ne sommes guères aisées
et notre demeure, bien que charmante, n'est pas réellement
luxueuse. Je n'ai pas de passé, je ne sais pas de quoi va être
fait mon avenir. Tu es en train de me dire que tu m'a menti
toutes ces années et tu me dis que j'ai tout…Tu plaisantes,
j'espère. Je n'ai rien, rien, RIEN !
Elle retira sa main de celle de sa tante et la montra avec l'autre
paume tendue pour montrer combien elles étaient vides.
- Comme mes mains hurla-t-elle, Elles sont vides, elles
aussi … !
Elle se fit toute petite sur sa chaise. Elle redonna sa main à
Gwena-Deid et sanglota. Elle avait encore besoin d'amour et
de sentir la main de sa tante chaude et rassurante. Neuf heures
sonnèrent à la pendule. Sinistre. Dehors l'aube pointait.
Dans le ciel le rouge et le violet se faisaient la guerre dans
une ambiance de fin du monde. Les nuages se dévoraient
entre eux. Certains rongeaient le ciel dans une fureur que le
vent accentuait.
- Je n'ai pas dit que tout serait rose pour toi, je t'ai simplement
dit que tu étais différente, c'est tout. Mais cela ne
sera pas facile. D'ailleurs cela ne l'est jamais pour une petite
fée.
Déirdré leva ses yeux voilés de larmes vers sa tante, du
moins se rattachait-elle à cette fausse vérité. Gwena-Deid
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l'appelait souvent sa petite fée, mais pour la première fois elle
n'y sentit pas le ton de la taquinerie. Le silence s'établit entre
elles. Pesant. Dehors le vent se levait et mugissait. Il tentait
vicieusement de s'engouffrer par-dessous la porte laissée
sans joint pour calfeutrer la grande pièce du salon. La pluie
s'était remise à tomber dans un mélange de neige et de verglas.
Décidément, pensa Déirdré, l'hiver allait être long.
Soudain, sa tante se leva. Elle se rendit d'un pas rapide vers
la lourde commode bretonne en bois de chêne. Elle ouvrit le
tiroir à l'aide de la clé posée sur sa serrure. Elle grinça. Des
deux mains, elle sortit un paquet qui semblait bien lourd et
suscita mille interrogations dans la tête de la gamine qui
essuyait ses dernières larmes.
- Si elle pense qu'en me donnant mon cadeau de Noël
maintenant elle va me faire oublier toute notre conversation,
elle se trompe ! Déirdré avait décidé de faire son mauvais
caractère.
Mais ce n'était pas un cadeau. Aucun papier multicolore,
aucun ruban, rien qui permit de déceler dans ce paquet volumineux
et plat comme le début d'un présent.. Sa tante revint
vers la table et posa l’objet. Il était enveloppé d'une cotonnade
beige.
- Ceci n'est pas un cadeau véritablement, mais te
revient de droit. Il t'aidera à comprendre bien des choses et
nous en sommes toi et moi à l'heure des explications. Pour
commencer, il s'agit d'un livre…
Elle ne parvint pas à finir sa phrase. Le bruit d'un moteur l'interrompit.
Elle haussa les sourcils, interrogateurs, et se dirigea
vers la fenêtre. Elle souleva le rideau et vit une fourgonnette
de gendarmerie se garer dans un bruit de boue, de pluie
et de gravillons sur le devant du petit pavillon. Quelques gendarmes
descendirent. L'un posa sa main sur la crosse du
holster de son revolver. Il portait une moustache brune. Il
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lança quelques ordres qui restèrent incompréhensibles. Le
bruit du vent les couvrait.
- Pas bon, tout ça, murmura Gwena-Deid.
Elle lança un coup d'oeil sur le livre que n'avait pas touché
Déirdré.
Les gendarmes se dirigèrent vers la porte d'entrée. Le froid
vif semblait les avoir saisi. Un d'entre eux referma son col de
gilet, un autre se frotta les mains. Ils avaient l'air décidé et
aucune bienveillance ne pointait sur leurs visages rougis par
la pluie glaciale qui les mouillait.
- Déirdré, lança Gwena-Deid, prends le livre et va te
cacher quelque part. Il se passe quelque chose de pas très
normal. Je ne sais pas ce qu’il en est mais reste à l'abri. Quoi
qu'il advienne, n'intervient pas ! Tu m'entends ? N'intervient
pas ! Aie simplement confiance en moi. Surtout ne t'inquiète
pas pour moi. Je vais revenir.
Elle laissa tomber un silence et fixa intensément les yeux de
la gamine qui avait pris le lourd volume dans ses bras.
- Ne laisse sous aucun prétexte le livre tomber dans
les mains de qui que ce soit. Il ne doit pas être vu… Vite, va
te cacher !
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CHAPITRE 8
Déirdré n'eut que le temps de franchir l'espace qui la séparait
de la cuisine et de refermer sur elle. La porte était secouée
par les tambourinements énergiques d'un représentant de la
gent policière. Elle entendit sa tante déverrouiller la porte et
ouvrir. Alors un des gendarmes hurla à moitié que Gwena-
Deid était en état d'arrestation, qu'elle pouvait garder le
silence, qu'elle avait droit à un avocat commis d'office si elle
n'avait pas les moyens de s'en payer un….
Elle demanda la raison de son arrestation. Déirdré fut surprise
par le ton calme qu'elle affichait en comparaison de
celui des gendarmes, plus énervés, voire agressifs.
- Vol et agression. Jean Lambert, vous connaissez ?
- Euh… Je devrais ? Je crois qu'il s'agit d'un commerçant,
non ? Mais je ne sais même pas à quoi il ressemble. Je
me fais livrer mes achats et ne me déplace jamais en ville.
- Ouais, on dit cela… En tout cas, lui se souvient de
vous. Il vous a décrite parfaitement lorsque vous l'avez
agressé. Le pauvre est à l'hôpital sacrément cabossé et traumatisé.
Il semblerait que vous l'ayez dépossédé de son
argent. Vous voyez, il me semble que dans cette histoire, lui,
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n'a pas perdu la mémoire, à votre grand dam. Allez ! montrezmoi
vos poignets.
Déirdré entendit sa tante protester. Pourtant elle ne fit rien
quand le gendarme la menotta. Par l'entrebâillement de la
porte elle la vit jeter un oeil vers elle, suppliant.
- Cache-toi, semblait-elle lui dire.
Un brigadier dut voir le coup d'oeil et comprit immédiatement.
- Et votre nièce, où est-elle ? On ne peut pas la laisser
ici toute seule. Nous l'emmenons au poste et de là bas appellerons
une assistante sociale pour s'occuper d'elle.
Déirdré recula. Elle courut vers la fenêtre qu'elle ouvrit. Les
portes des chambres, du grenier et de la cave lui étaient
impossibles : les policiers dans la salle à manger lui en interdisaient
l'accès. Alors, sans bien réfléchir, mais avec l'intention
de ne pas se laisser emmener, elle ouvrit la fenêtre. Un
grand courant d'air froid la saisit en un instant. Ce qu'elle faisait
lui semblait être une folie. Malgré tout, elle lança une
jambe au moment où le gendarme entrait dans la cuisine. Ses
yeux se portèrent immédiatement sur la fugitive qu'il héla d'un
geste péremptoire mais ô combien vain.
- Petite ! lui lança-t-il, Non ! Ne pars pas ! Attends, on
va discuter…
A califourchon sur la fenêtre, elle passa sa seconde jambe
pendant qu'elle voyait le gendarme rebrousser chemin. Il
n'avait pas le temps de l'appréhender, alors il tenterait de la
saisir à l'extérieur. Alors qu'elle sautait sur le sol encore
enneigé par endroits, elle l'entendit crier et prévenir ses
copains.
- Elle tient quelque chose dans ses mains ! Je suis sûr
que c'est l'objet du vol. Ne la laissez pas s'échapper !!!
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- Les idiots, pensa-t-elle. Ma tante n'a jamais été une
voleuse !
Tout en se persuadant de cette affirmation, Déirdré eut tout
de même quelques doutes.
- Et s'ils avaient raison, s'interrogea-t-elle en sautant
par-dessus une flaque que la glace rendait dangereuse.
Car après tout, comment la jeune femme qu'était Gwena-
Deid subvenait-elle aux besoins de la maison ? Nourriture,
habits, loisirs même. Elle ne lui connaissait pas de travail. Et
le courrier qu'elles recevaient était des plus restreint. Jamais
un chèque quelconque mais plutôt les factures habituelles.
Elle entendit du bruit derrière elle et accentua sa course. La
pluie lui giflait le visage et les jambes. Elle serra les dents et
décida de ne plus avoir froid. Elle voulut que les gendarmes
ralentissent leur course et cessassent leur poursuite. Elle fut
exaucée. En passant par l'angle de la maison, une masse de
neige tomba du toit en les recouvrant. Ils hurlèrent de désappointement
et de vexation. Levèrent quelques poings aussi….
Déirdré ralentit et se retourna. Elle eut le temps de les voir
empêtrés dans la boue, la neige et l'eau. Elle eut le temps
également de voir sa tante encadrée par deux gendarmes.
Elle eut un serrement au coeur. Pourtant, alors qu'une larme
coulant sur sa joue se mélangeait à l'ondée, elle la vit sourire
et entendit sa voix :
- Cours, Déirdré, ne te retourne pas !!!
Déirdré reprit sa course. Elle frémit, de froid et de stupeur.
Elle était prête à jurer que sa tante n'avait pas parlé…
Elle bondit au dessus d'un taillis mais se griffa en évaluant
mal sa hauteur. Elle retomba dans une énorme flaque qui fit
clapoter ses chaussures d'intérieur. Ses chaussettes étaient
toutes trempées. Un pas, deux pas et elle pénétra dans la
forêt. Ils ne la suivraient plus. Elle courut encore un peu puis
stoppa pour reprendre son souffle. Elle s'adossa à un bouondine.
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leau dont les branches épaisses comme des cuisses d'hommes
étaient recouvertes d'une épaisse couche de neige. Le
décor changea. Plus de masses de couleurs ni de chatoiement
de lumière. Il n'y avait plus qu'une ambiance faite de
noir et de blanc. Le manteau d'hiver avait recouvert une partie
de la foret et tranchait violement avec la noirceur des
arbres, arbustes et plantes rebelles qui en émergeait. Malgré
tout, en levant les yeux, la jeune fille constata que la neige
étendait son territoire à tous les niveaux. Bientôt, si tout continuait
ainsi, le noir succomberait dans une bataille perdue
d'avance. Bizarrement la pluie ne semblait pas pouvoir pénétrer
les profondeurs des taillis et des futaies.
Recouvrant son souffle, la jeune fille étudia de plus près ce
qu'elle avait dans les mains. Elle déroula le tissu qui l'entourait,
maintenant imbibé d'humidité. Un coup d'oeil à gauche
puis à droite lui indiqua qu'elle ne serait pas dérangée. Elle
continua son examen minutieux. Le livre semblait être un de
ces incunables façonnés aux débuts de l'imprimerie. Il devait
peser presque deux kilos et mesurer aux alentours de trente,
trente deux centimètres de hauteur sur vingt quatre ou vingt
cinq de largeur. N'eut été la situation pour le moins tragique,
Déirdré aurait apprécié le présent qui excitait sa curiosité
toute juvénile. Il était en croûte de cuir de couleur chamois
sombre. Des veines plus claires le striaient et lui façonnaient
comme des cicatrices oubliées. Chaque extrémité était recouverte
d'un coin en bronze patiné et une ferrure ciselée délicatement
était posée sur le côté gauche du volume et condamnait
l'ouverture à quiconque ne possédait pas la clef. Elle
pesta. Elle ne l’avait pas. Curieuse, elle tenta de forcer la serrure
mais abandonna sa tentative de peur de l'abîmer.
L'ouvrage était ancien, à n'en pas douter, mais que pouvait-il
contenir de si précieux pour que sa tante décidât de ne point
le laisser tomber entre n'importe quelles mains… A part les
siennes !
Elle chercha à écarter la couverture pour tenter de percer le
secret de ces pages bien étranges. Elles semblaient épaisses
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et fragiles, de couleur ocre clair, du parchemin peut-être.
Vexée, la fillette maudit ce manque de chance et scruta le ciel
gris. Tout en haut, dans les nuages de brumes et les nuées
de pluie virevoltait le corbeau qui ne la quittait jamais chaque
fois qu'elle était sortie ces derniers jours et qu'elle avait
oublié. Il formait des cercles autour d'elle et chacun le rapprochait.
Alors, sans savoir pourquoi, elle tendit le bras comme
l'avait fait sa tante, les doigts vers le ciel et le dos de la main
offerte à cet oiseau qui l'effrayait mais la rassurait en même
temps.
C'était ce que semblait attendre le volatile qui croassa lugubrement.
Dans une plainte sinistre, il abandonna ses tourbillons
et fondit vers Déirdré qui ferma les yeux, effrayée par
l'impact des serres de l'animal.
Elle n'eut pas mal tant l'oiseau fut délicat. Quand elle ouvrit
les yeux, de nouveau elle eut cette étrange sensation de voir
son regard bleuté dans les pupilles du freux. Celui-ci, tout
dégouttant de pluie, s'agitait et picorait la main de la gamine
qui tenta de le rassurer.
- Là… dit-elle, tout doux ! Tout va bien !
Elle caressa sa tête. Il ne bougea pas. Il se dressa un peu et
stupéfaite, la jeune fille vit briller quelque chose autour du cou
du corbeau. Elle glissa ses doigts et saisit l'objet minuscule :
une clef ! LA clef ?
Elle était attachée à un cordon qui semblait brodé avec des
fils transparents ou peut être des cheveux. Elle n'eut pas de
mal à le faire glisser et trop abasourdie par la suite des événements
ne se posa pas la question, à savoir ce qu'était cette
clef et pourquoi le rapace diurne la portait à son cou. De toute
manière, sans aucune hésitation, elle sut que c'était la clé du
livre, celle qui allait lui apprendre les secrets que sa tante
voulait lui enseigner ou du moins lui parler. Le corvidé
croassa et alla se percher sur une branche d'aubépine.
Déirdré inséra la petite clé dans la serrure. Elle ne grinça pas.
Elle s'ouvrit de suite dans un petit " clic " métallique.
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CHAPITRE 9
Déirdré manipula fébrilement le gros fermoir qui n'émit pas un
seul son. Ses doigts engourdis étaient un peu maladroits et
elle s'y prit à deux reprises pour ouvrir l'immense volume.
Les pages sentaient les essences sylvestres, la poussière et
comme une odeur de moisissure subtile.
Tout d'abord, la fillette crut que les pages étaient vierges et
ressentit une réelle déception. Elle s'attendait à un grimoire
rempli de textes écrits en gothique et où les pages seraient
surchargées d'illustrations compliquées rehaussées d'enluminures.
Mais rien de tout cela. Pourtant, alors qu'elle les tournait
pour revenir aux premières elle perçut comme une sensible
différence. Des signes rouges, passés comme une vieille
encre, venaient de faire leur apparition sur le vélin ivoire. En
fait, la fillette réalisait qu'en les observant plus attentivement
ils devenaient plus visibles et finissaient par former des mots,
puis des phrases. En voyant les pages s'assombrir de ces
phrases, elle pensa à de l'eau pure dans laquelle on aurait fait
tomber une goutte d'encre rouge. En premier lieu, celle-ci ne
teinte qu'une parcelle de l'élément liquide, puis au fur et à
mesure, la couleur emplit totalement le contenu du verre qui
devient teinté par la couleur de cette encre. Elle pensa aussi,
plus sinistrement, à du sang.
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Elle se frotta les yeux pour vérifier si sa vue ne lui jouait pas
des tours. Peut-être les actions conjuguées du froid, de sa
course folle et de la panique qu'elle avait ressentie suffisaient
à fausser temporairement quelques uns de ses sens. Mais
non, elle dut s’en convaincre. Ses yeux allaient très bien.
Déirdré ne se posa pas longtemps la question, à savoir quel
était ce prodige ? Non ! Elle pensa alors qu'elle avait affaire à
une encre particulière. Sous l'effet de la lumière du jour, elle
apparaissait. Comme l'écriture faite à base de jus d'orange
qui ne devient visible que lorsqu’on la chauffe avec une
flamme et dont des générations d'enfants se sont servis pour
échanger des confidences et des mystères à l'insu de leurs
parents. Pourtant en elle s'infiltra comme une idée où les
mots mystères et magie revenaient en vagues sourdes. Les
mots à présent devenaient presque tous lisibles. Elle déchiffra
les premiers :
Livre des ombres aquatiques de Déirdré.
Ce livre était donc bien le sien. A n'en pas douter, et sur ce
point sa tante ne l'avait pas menée en bateau. Elle repensa à
cette dernière laissée entre les mains des gendarmes et elle
se mordit les lèvres de n'être qu'une petite fille incapable d'intervenir.
Un bruit la fit sursauter. Elle tourna la tête. Une petite
branche venait de se briser dans un craquement sec sous le
poids de la neige. La gamine voulait maintenant lire le livre,
mais elle avait envie de le faire dans un endroit où elle serait
tranquille. Elle pensa aussitôt aux berges du lac de Paimpont
où justement sa tante avait disparu la nuit précédente. Elle fut
ravie de ce choix et s'y rendit immédiatement. Elle y marcha
d'un pas alerte tout en enveloppant le précieux ouvrage dans
sa cotonnade protectrice.
Dix minutes plus tard, le lac était devant elle, noyé dans la
brume et la neige qui s'était mise à tomber plus violemment.
Chaque flocon ressemblait à un insecte virginal qui tentait
dans une danse frénétique et inutile de ne pas tomber dans
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l'eau qui le dissoudrait à tout jamais, l'emportant dans des
limbes de peur et de cauchemar. Vaine attitude ! Chacun
finissait par s'y fondre définitivement.
Les herbes rares étaient givrées sous ses pieds et les berges
étaient recouvertes, elles aussi, d'une couche de glace qui
tentait d'empiéter sur le territoire liquide. Sa couleur blanche
tranchait avec celle plus sombre de l'étang dont aucune ride
n'apparaissait sur la surface.
Déirdré respira à pleins poumons. Elle se sentait bien. Elle
chercha un endroit où elle pourrait à loisir lire et se protéger
du frimas. Un vieux chêne séculaire dont les branches ressemblaient
aux membres de mille spectres fit l'affaire. Elle
posa le bout de tissu qui entourait le livre et s'assit dessus
pour protéger ses fesses de l'humidité. Elle ferma les yeux
pour savourer ce moment. L'excitation la gagnait. Bien que le
froid l'engourdisse, elle commença sa lecture.
“Je suis Gwena-Deid, du lac de cette région que vous nommez
Paimpont ou Brocéliande, et ma vie si longue ne fut faîte
que de non choix jusqu'à ce jour où tu parus à mes yeux
aveugles et mon coeur douloureux.
Je suis une de celles que le monde a oublié et pourtant à présent
je vis aussi en toi.”
C'était sa tante qui avait écrit ces mots et Déirdré les trouva
bien énigmatiques. Elle continua néanmoins.
“Il y a presque dix de tes petites années d'humaine, j'ai perdu
l'essence de ma vie en perdant mon bébé, une fillette dont
j'avais rêvé la venue pendant de longues années. Elle se
devait de venir et je me devais de l'attendre. Nous sommes,
mes soeurs et moi, dépositaires de connaissances et d'un
savoir qu'il nous faut transmettre pour que la Terre ne nous
oublie pas totalement et pour la protéger de ces êtres malfaisants
qui la souillent perpétuellement. Mon enfant, ma fille,
était là pour cette transmission.
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Or dans sa mort, j'ai perdu mon rêve, et ma vie à cet instant
ne s'est plus remplie que de haine et de rage jusqu'au jour où
bébé tu tombas dans l'eau. Tu allais te noyer. Je n'ai pas
hésité longtemps. J'ai dû interférer sur ton destin. J'ai agi sur
ta petite vie finissante pour empêcher qu'elle ne s'éteigne et
de ce fait, je t'ai donné mon âme en perdant à jamais ce que
j'étais alors devenue : un être froid et pessimiste. Dois-je m'en
réjouir ou dois-je le déplorer, telle est la question que je me
suis posée nombre de fois et dont je n'ai toujours pas la
réponse. Il me faut simplement te dire que par cet amour que
je te porte, tu es aujourd'hui différente.
O, comme Jenny aux dents vertes doit me haïr !
O, comme mes soeurs m'ont critiquée !
Pourtant, j'ai toujours trouvé dans ton regard si triste ma raison
de combattre.
Et puis il y avait Sylandra dont le sourire était une récompense
en soi, et dont je te reparlerai…
Petite Déirdré ma petite fée, tu es morte pour renaître différente.
Et cette différence sera une source d'enrichissement et
d'épreuves.
Sache que tu as passé les dix années de ta jeune existence
entourée de personnes qui t'ont donné des cadeaux importants
pour l'avenir. Ton amnésie n'est que temporaire, les
souvenirs bientôt vont affluer, mais en cette heure, tu n'es pas
encore prête à tout entendre et à tout lire…
D'autres pages de ce livre vont bientôt se couvrir de révélations
mais elles n'apparaîtront qu'au moment opportun. Il te
faudra du temps et de la souffrance pour qu’apparaissent
d'autres mots sur ton livre d'ombres, mais ces mots, quand tu
pourras les lire, seront preuves de tes progrès et de ta transformation.
Avant de te laisser, il te faut savoir que le mal rôde autour de
toi et que tu dois prendre garde et …”
Déirdré n'en lut pas d'avantage. Ses yeux se fermaient de
fatigue. Elle était comme hypnotisée et le froid vif qui la saiondine.
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sissait l'empêchait de réagir à cet engourdissement qui pouvait
lui être fatal. Ces révélations énigmatiques l'avait perturbée
et ce trouble ajouté à sa confusion l'avait épuisée nerveusement.
Elle aurait dû se lever, courir, chercher une source de
chaleur mais elle avait envie de dormir, et se laisser aller pernicieux
lui était agréable.
Alors elle sombra dans un sommeil agité. Elle rêva que le
chêne sous lequel elle s'était endormie n'était plus qu'un
arbrisseau. Les arbres autour d'elle avaient changé et même
le lac ne possédait plus les mêmes couleurs et le même
aspect. L'air était chaud et humide et des libellules bourdonnaient
autour de sa tête. Elle rêva qu'elle se levait et s'approchait
de l'eau. Au fond, mille lumières brillaient. Des chants,
comme des chants de femmes à la gorge délicate, montaient
en petites bulles qui explosaient à la surface. Elles étaient
splendides, nues et dansaient en de sensuelles ondulations.
Leurs formes étaient attirantes malgré le danger qui en émanait.
Leurs yeux immenses retenaient l'attention par leur tristesse.
Et parmi elle, elle vit…
Déirdré se réveilla brutalement en poussant un cri. Son coeur
battait la chamade et ses pupilles étaient dilatées par la peur.
Il lui fallut quelques secondes pour reprendre son souffle et
réaliser où elle se trouvait. Au dessus d'elle, la lune brillait,
énorme, et la neige ne tombait plus. Par contre, elle avait
recouvert la gamine ainsi que la campagne alentour. Déirdré
réalisa qu'elle avait dû dormir toute la nuit.
Elle pensa un instant retourner chez elle mais eu l'inquiétude
d'y trouver des gendarmes faisant sentinelles. Elle fut soudain
surprise de ne pas ressentir le froid alors qu'elle était frigorifiée
avant de s'endormir et qu'elle était complètement
sous la neige. Elle la secoua et constata qu'un manteau noir
d'ombre la recouvrait et distillait sa chaleur bienfaisante.
Semblable à celui que portait sa tante lors de son escapade
nocturne. Elle chercha dans toutes les directions pour voir qui
l'avait posé sur elle sans la réveiller. Personne, bien entendu.
Aucune trace non plus autour d'elle. Décidemment,
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aujourd’hui tout était étrange. Elle épousseta les flocons sur
ses vêtements. Le tissu noir du manteau était très fin et pourtant
l'avait réchauffée efficacement. Sans lui, elle serait morte
de froid.
Elle déroula dans sa tête les moments qui l'avaient ébranlée.
D'abord les révélations de sa tante, puis l'intervention de la
gendarmerie, et ensuite ses découvertes dans ce livre qui
semblait lui être destiné. Elle n'aurait pas été une petite fille,
elle se serait inquiétée, mais seule la perplexité et la curiosité
la rongeaient.
Elle s'emmitoufla dans l'étoffe noire, et le livre sous le bras,
tenta malgré ses inquiétudes de retourner là où elle habitait.
Tout en marchant, un indicible malaise la tenaillait. Elle ne se
souvenait pas de ce qu'elle avait vu sous l'eau dans son rêve
mais elle savait que c'était important. A quel point ? Elle n'aurait
su le dire, mais elle le sentait dans tout son corps d'adolescente.
Elle enjamba un tronc et hâta sa marche. Comme
elle ne parvenait pas, encore une fois, à faire la clarté dans
ses souvenirs, elle en éprouva une vive frustration.
Quand elle parvint devant la maison, pas une lumière ne brillait
mais une voiture banalisée était garée devant.
.
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CHAPITRE DIX
Un bruit sec réveilla Cassandra dans son lit. Elle sursauta en
faisant valser sa couverture, sa couette, son édredon, ses
poupées de chiffon aussi âgées qu'elle et ses boîtes de
gâteaux aux amandes.
Là, assise, elle regarda autour d'elle. Rien. Elle avait dû faire
un cauchemar. Cela se produisait souvent ces derniers
temps. L'obscurité était totale dans la chambre. Cassandra
fermait tous les soirs les volets depuis qu'elle avait vu un film
où un méchant assassin passait par les fenêtres pour agresser
ses victimes. Le fait d'habiter un joli pavillon ne la rassurait
pas. Elle aurait souhaité habiter au quinzième étage d'un
immeuble, là où les gens ne peuvent pas grimper.
Elle alluma la lampe de chevet et glissa, pataude, de son
matelas pour se diriger vers le bureau. Elle passa devant un
miroir. Son reflet la surprit et elle s'arrêta net devant cette
image qu'elle détestait. La petite fille obèse qui lui faisait face
n'était pas celle qu'elle était il y avait encore deux ans. Une
photo accrochée au mur la montrait en train de jouer avec son
père. Elle avait, à cette époque, une silhouette menue. Mais
les problèmes survenus dans sa famille l'avaient stressée à
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un point tel qu'elle avait été incapable de parler de ses peurs
à ses parents. La gamine s'était retranchée derrière une protection
de graisse qu'elle s'était forgée en ingurgitant des
cochonneries à longueur de journées. Elle se sentait ainsi,
invulnérable, mais ne pouvait s'habituer à cette forme disgracieuse
et lourde qu'était devenu son corps. A côté de son ordinateur
PC elle avait posé un grand verre de lait. Elle en but
une gorgée, reposa le verre vide et retourna se coucher.
- CLING !
Cassandra avait bien entendu, cette fois-ci. Le bruit venait
des volets en fer. La fillette trembla un instant ne sachant que
faire. Elle allait appeler ses parents mais une curiosité toute
adolescente la décida subitement à jeter un oeil dehors.
Prudente et pour ne pas attirer l'attention, elle éteignit la
lumière. Elle ouvrit la fenêtre. L'air glacial qui s'engouffra la
saisit. Elle referma le bouton de son col de veste de pyjama.
Doucement, elle ouvrit le volet qui grinça. Elle se promit de le
graisser à la première heure, demain.
- Cassandra ! Entendit-elle soudain.
Elle reconnut cette voix familière et ouvrit grand son volet. Sa
peur s'était enfuie.
En bas - elle couchait à l'étage supérieur de la maison - une
silhouette vêtue de noir qu'elle n'avait reconnue que par la
voix lui faisait des grands signes de la main pour attirer son
attention.
- Déirdré ? Souffla-t-elle, surprise. Que fais-tu là à
cette heure de la nuit ?
La gamine regarda autour d'elle et Cassandra comprit qu'elle
n'était pas rassurée. Elle lui fit alors un geste apaisant de la
main, l'intimant à prendre patience.
- Je descends, j'arrive, mais surtout ne fais pas de
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bruit. Tout le monde dort.
En bas, la brunette fit un signe de la tête comme quoi elle
comprenait. Cassandra enfila un peignoir à motifs floraux et
ouvrit la porte de sa chambre délicatement. Dans le couloir,
elle glissa comme une plume malgré son poids et ralentit
devant les chambres de son petit frère et de ses parents. Des
bruits de voix ! Elle stoppa net. Ils ne dormaient toujours pas.
Ils parlaient comme d'habitude de leurs problèmes qu'elle ne
saisissait pas. Elle avait surpris sa mère, la semaine dernière,
alors qu'elle se trouvait à jouer dans les escaliers, à prononcer
le mot divorce. Elle avait pleuré et s'était gavée de sucreries
au point d'en vomir. Elle savait depuis deux ans que ses
parents vivaient une situation difficile et conflictuelle, mais
c'était la première fois que ces mots étaient utilisés.
Cassandra chassa ces pensées et descendit l'escalier si bien
ciré. Elle se dirigea vers la cuisine, prit la clef de la porte d'entrée
accrochée à un clou, tout à côté du réfrigérateur, et
ouvrit. Déirdré l'attendait et Cassandra lui sauta au cou pour
l'embrasser, la saisissant par la manche pour l'entraîner à l'intérieur.
Elle posa un index sur sa bouche, lui intimant le
silence. Elle ferma la porte.
- Déirdré, qu'est ce que tu fais là ?
- Les gendarmes sont venus arrêter ma tante. Il y a eu
un vol hier dans le bourg…
- Oui, nous sommes au courant, hocha-t-elle de la tête.
Tout le monde en parle dans le village. Mais quel rapport avec
ta tante ?
- Ils disent que c'est elle la voleuse, s'exclama Déirdré.
Son visage courroucé avait viré au cramoisi. A moins qu'il ne
s'agisse du froid.
Cassandra l'entraîna dans le coin, près de la cheminée où
brûlaient encore des bûches. Elle fouilla dans un placard et
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sortit un paquet de pain d'épices qu'elle lui offrit. La brunette
aux grands yeux émeraude la remercia et tout en croquant
avidement dans cette friandise qui était la bienvenue - elle
n'avait rien mangé de la journée - jeta un oeil autour d'elle.
Son amie avait fêté Noël. Les reliefs du repas étaient encore
sur la grande table. Ils avaient dû manger les restes le midi et
le soir. Déirdré connaissait les difficultés financières que la
famille de son amie traversait. Elle ne fut pas surprise de ce
constat.
- Ils sont tous stupides ! Comment ta tante pourrait-elle
commettre un tel acte ? Elle est la douceur même. C'est vrai,
quoi ! Tout le monde le sait bien dans le village. Mais toi, comment
t'en es-tu sortie, interrogea Cassandra qui avait décidé
d'accompagner son amie dans cet encas non prévu.
Déirdré regarda dans les yeux sa petite camarade. Elle y lut
une grande franchise et un réel sens de l'amitié. Elle savait
déjà tout cela, mais ce qu'elle allait lui dire était à ce point
important qu'elle devait lui faire confiance de façon définitive
et sans réserve.
Alors les gamines s'assirent en tailleur devant l'âtre et Déirdré
raconta par le menu tout ce qui lui était arrivé depuis la soirée
du réveillon. Elle ne dit pas que sa tante avait dévoilé être une
ondine, mais elle lui parla du livre qu'elle montra à
Cassandra. Celle-ci le mangea du regard. Il était la preuve
que son amie ne lui mentait pas. Elle aurait détesté cela tant
elle l'adorait. Elle posa sa main potelée sur le cuir. Elle le
caressa un peu, rêveuse, et murmura en regardant autour
d'elle comme pour vérifier que personne ne l'entendait.
- Je le savais…
Déirdré la regarda, interdite. Son petit nez qui fronçait lui
donna envie de rire. Pourtant, ce n'était ni l'heure, ni le lieu.
- Et tu savais quoi, ma vieille ? Questionna-t-elle.
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- Une sorcière, Déirdré, tu es une sorcière… C'est évident,
voyons.
- Qu'est ce que tu me chantes, Cassandra ?
Elle regarda sa compagne. Celle-ci s'était arrêtée de boulotter
son pain d'épices. Ses yeux étaient dilatés, ses joues
s'étaient empourprées. Déirdré réalisait qu'elle était toute
excitée par ce qu'elle venait de révéler. Elle eut soudain très
chaud et posa le tissu noir qui ne l'avait pas quitté durant leur
conversation. Elle n'était pas loin de penser la même chose.
- Regarde ! Surenchérit son amie. Tu es amnésique, tu
n'as pas de parent. C'est parce qu'ils se cachent, ou qu'ils ne
sont pas humains… Ce sont des Succubes, à tous les coups..
Cassandra était partie dans ses délires. Elle bougeait ses
mains rapidement pour confirmer ses propos.
- ... Et puis, tes pertes de mémoire, hein ? Qu'en faistu…
Et rappelle-toi encore ce que tu as fait dans la cour pour
me venir en aide alors que cet idiot de Franck m'avait agressée
avec sa bande de crétins !
Déirdré se souvenait effectivement de l'incident qui l'avait tant
troublée. Elle faisait le bilan de ces dernières semaines et,
effectivement, les anecdotes étranges, les propos de sa
tante, le corbeau aux yeux d'océan, tout semblait corroborer
la thèse que Cassandra avait avancée avec ses théories
abracadabrantes. Elle médita sur le fait qu'heureusement elle
n'avait pas tout raconté. A peine quelques détails sur la lettre
écrite par sa tante dans le livre. Elle la regarda dans les yeux
et montra le sommet de sa tête.
- Je n'ai pas de chapeau pointu, et je ne m'envole pas
sur un balai. Je n'ai ni chouette ni chat noir à la maison. Et
j'espère que je n'ai pas le nez crochu. De plus, je ne suis pas
une vieille dame rabougrie et laide.
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Elle se faisait l'avocat du diable et commençait elle-même à
ne plus savoir qui elle était réellement. Elle pensa soudain au
corbeau bien mystérieux qui ne le quittait presque jamais. On
ne pouvait pas vraiment parler d'animal familier, mais quand
même !
Cassandra ne réfléchit qu'une fraction de seconde.
- Ce n'est pas obligatoire. J'ai vu des séries à la télévision
où les sorcières étaient jeunes et jolies. Il y a toujours un
vieux bouquin dans ces épisodes. Tu vis dans la forêt et en
plus, rajouta-t-elle en pointant du doigt le manteau de sa compagne,
tu portes du noir.
Elle laissa passer une seconde qui parut silencieuse à
Déirdré, presque reposante avant de surenchérir.
- Alors, qu'en penses-tu ? J'ai raison ou j'ai raison ?
Déirdré ne répondit pas
- J'ai sacrément raison… Insista lourdement
Cassandra.
Elle fit de nouveau silence et demanda d'un seul coup à sa
camarade, encore sous le choc des affirmations qu'elle venait
de subir comme un raz de marée auquel il n'était même pas
la peine de songer à résister :
- Dis… Tu me fais voir ton livre ?
Déirdré réagit viscéralement et serra le grimoire de cuir sur sa
poitrine. Sa tante lui avait demandé à ce qu'il ne tombe pas
entre les mains d'une autre personne qu'elle. Cassandra était
son amie, mais elle avait promis.
- Je.. Je ne peux pas Cassandra.
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Elle vit les yeux de sa camarade s'assombrir et devenir tristes.
Elle l'avait vexée. Elle s'en voulut, bien sûr et rattrapa le
coup comme elle le put :
- Mais je peux t'ouvrir les pages. Promets-moi de ne
pas chercher à les lire.
Cassandra, ravie, jura solennellement. Déirdré se demanda
si elle était prise au sérieux par son amie ou si Cassandra
considérait la situation comme un jeu qui l'amusait follement.
Déirdré ouvrit le livre là où Gwena-Deid avait commencé à
écrire. Son amie se pencha, observa, curieuse, puis regarda
les yeux de Déirdré. Elle fronça les sourcils.
- Il n'y a rien d'écrit sur cette page… Montre-m'en une
où il y a au moins quelque chose…
Déirdré stupéfaite jeta un oeil sur les pages jaunies par le
temps. Elle pouvait lire et déchiffrer tout ce qui était écrit.
- A quoi joues-tu, Cassandra, tu te fiches de moi ?
Cassandra ne répondit pas et hocha négativement. Déirdré
comprit qu'il y avait vraiment quelque chose de magique dans
cette histoire-là.
C'est à cet instant précis que des phrases nouvelles apparurent.
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CHAPITRE 11
Déirdré lut en toute hâte les lignes qui apparaissaient devant
ses yeux comme par enchantement. Elle crut pour commencer
qu'il s'agissait de la suite du récit de sa tante, enfin de
Gwena-Deid, mais déchanta rapidement. Elle qui pensait
avoir des réponses aux questions qu'elle se posait en fut pour
ses frais. En fait d'explications, elle avait devant les yeux une
recette de cuisine où il était question de lavande, romarin et
violette. A ces fleurs et plantes, la recette conseillait d'adjoindre
une ambiance parfumée - éviter le musc et le patchouli,
conseillait le santal ou l'orchidée - et demandait aussi de brûler
en même temps une huile essentielle de son choix. A la fin
de la page, un texte, comme une poésie ou le couplet d'une
chanson, était écrit dans une langue dont Déirdré ne connaissait
pas l'origine mais, qu'à sa grande surprise, elle comprit
sans difficulté. Tout linguiste chevronné aurait trouvé une ressemblance
avec les vieilles langues germaines ou celtes.
Cassandra suivait du regard son amie et était témoin de son
changement d'attitude. Son visage, d'abord excité, était
passé à la contrariété. Elle regardait aussi le livre mais réalisait
que les lignes que Déirdré déchiffrait lui étaient, pour une
raison incompréhensible, invisibles. Elle éprouva une pointe
de jalousie pour ce pouvoir que semblait avoir sa complice.
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Elle fit refluer cette négative pensée pour demander timidement
:
- Qu'est ce que tu lis ? Tu vois quelque chose ?
Déirdré releva la tête et répondit en souriant :
- Oui, une recette, une bête recette de cuisine pour de
la tisane…
Cassandra fut surprise mais le cacha. Elle ne dit rien, se
contentant de réfléchir à cent à l'heure. Au bout de quelques
secondes, elle adressa un clin d'oeil complice à Déirdré, et
avec un sourire fendu jusqu'aux oreilles murmura :
- Une recette ? Mon oeil ! Un sortilège oui ! Ou de quoi
confectionner un élixir magique…
Déirdré continuait à déchiffrer les dernières lignes :
Formule pour redonner la mémoire aux gens et…
Une fraction de seconde, son coeur s'enthousiasma en faisant
des bonds. La mémoire, oui ! Bien sûr ! Si cette formule,
et si ce livre n'étaient pas une farce énorme en soi - et elle
commençait à croire tout ce que sa tante lui avait plus ou
moins dit - elle allait pouvoir utiliser cette tisane pour elle.
Grâce à cette recette elle pourrait retrouver les dix années qui
lui faisaient défaut dans sa courte existence !
Sa joie fut de courte durée. Les dernières lignes recommandaient
de ne surtout pas utiliser ce breuvage et cette formule
pour soi même, de peur d'entraîner des conséquences tragiques
et peut-être mortelles.
La jeune brune aux cheveux longs et encore un peu mouillés
soupira. A quoi pouvait servir cette maudite recette si elle ne
pouvait l'utiliser pour elle-même ? Que pouvait bien être ce
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risque encouru si elle outrepassait les fameux conseils prodigués
?
Comme Cassandra l'interrogeait de nouveau, elle la mit au
courant. Elles baissèrent la tête à l'unisson et regardèrent les
miettes de gâteaux sur le plancher pour réfléchir.
Ce fut Cassandra qui rompit le silence :
- Et pour ta tante, qu'est-ce-que tu comptes faire ?
Déirdré l'avait oubliée l'espace d'un instant. Elle s'en voulut.
Le livre l'avait tant obsédée qu'aucune autre pensée n'avait
traversé son esprit pendant cette dernière heure passée. Elle
ne sût que lui répondre. Sa tante devait être en ce moment
dans une salle d'interrogatoire, dans une pièce sombre quelconque.
Des hommes sinistres devaient l'interroger. Peut-être
même la frappait-on avec une serviette mouillée ou un
annuaire téléphonique pour lui faire avouer son forfait.
En fait, l'adolescente se forgeait une image de la gendarmerie
et de ses procédés très particulière et visuellement importée
de récits policiers venus d'outre-Atlantique.
Elle se demanda ce qui avait poussé le propriétaire de la
supérette à accuser sa tante et la faire inculper de ce hold-up
minable. Déirdré savait que sa tante n'était pas allée là-bas.
Elle l'avait suivie lors de sa petite baignade nocturne - qu'elle
ne parvenait toujours pas à expliquer - et savait que Gwena-
Deid n'était pas allée cambrioler ce magasin. Cette dernière
tenait trop à être en dehors des ragots et évitait tout contact
avec les gens. Déirdré savait, par les valeurs qu'elle lui enseignait,
qu'elle n'était pas une voleuse.
Bon d'accord, elle était un peu bizarre ! Mais c'était bien la
seule chose que l'on pouvait lui reprocher.
Alors quoi ? L'épicier aurait menti ? Et si c'était le cas, dans
quel but ? Ils ne se connaissaient pour ainsi dire pas. A peine
s'étaient-ils croisés devant l'école ou à la boulangerie du
bourg.
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- Je vais aller trouver cet épicier, lança-t-elle.
Sa voix était soudain haut perchée et prenait des accents
volontaires.
- Oui, surenchérit-elle, je vais y aller et lui demander ce
qu'il en est exactement de cette histoire.
- Tu crois qu'il va accepter de te répondre ? De plus,
d'après ce qu'on dit, il a été sacrément sonné. Il doit se reposer.
- Il est donc rentré chez lui ? s'enquit la jeune fille en
coiffant ses longs cheveux ébouriffés.
- Une ambulance l'a ramené chez lui en fin d'aprèsmidi.
Maman a croisé sa femme à la pharmacie. Elle nous a
rapporté qu'elle lui avait dit que son mari n'avait rien de grave,
mais devait se reposer.
- Bon, on verra bien ce qu'il en est, mais j'en aurais le
coeur net !
La jeune adolescente se redressa et se blottit dans son manteau
noir comme les ténèbres.
Cassandra jeta un regard furtif à la pendule accrochée au
mur de la cuisine.
- T'as vu l'heure qu'il est ? Tu vas te faire éjecter vite
fait bien fait ! Je doute même qu'ils daignent t'ouvrir la porte.
En plus, si tu connaissais sa femme… C'est une vieille acariâtre
méchante…
- J'm'en moque. J'y vais. Un point, c'est tout ! S'il a dit
des bêtises, je vais le savoir, et s'il a oublié, je vais lui faire
retrouver sa mémoire rapidement. Je suis prête à le tailler en
pièces !
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Déirdré ne mesurait pas plus d'un mètre trente et la voir parler
ainsi semblait incongru. Pourtant, qui se serait plongé
dans son regard aurait senti la flamme de la détermination et
une certaine froideur, inhabituelle chez elle, sauf lorsqu'elle
était "partie". Cassandra comprit que son amie était prête à
tout pour sauver sa tante.
- Ok ! Dit cette dernière. Et moi, qu'est-ce-que je fais
en attendant ?
Déirdré réfléchit vite. Les dernières phrases qu'elle avait prononcées
tournaient vertigineusement dans sa tête. Elle venait
de réaliser quelque chose. Elle demanda un papier et un
crayon à sa camarade qui la regarda avec curiosité, recopia
la "recette" qu'elle venait de lire dans son grimoire des
ombres, la tendit ensuite en demandant :
- Tu me ferais ça rapidement, avant que je ne parte ?
Cassandra lut, fière de la confiance que lui accordait Déirdré.
Elle hocha du chef et alla fouiller dans un des tiroirs du grand
buffet de style breton qui faisait face à la cheminée. Elle en
retira triomphalement un sachet de fleurs séchées destinées
à la confection de pâtisseries.
- Il y a même les violettes ! Cela ne fait rien si elles sont
déshydratées ?
Elle n'eut aucune réponse, et pour cause. Déirdré n'en savait
fichtre rien… Elle s'affaira alors dans la cuisine. Elle commença
par faire bouillir de l'eau minérale prise au réfrigérateur
pour ensuite y jeter les fleurs et les plantes. Pendant que
la décoction se faisait, elle fila chercher à tâtons, sans allumer
la lumière de peur d'éveiller ses parents, de l'encens. Elle prit
également les restes d'huiles essentielles disposées dans le
brûle-parfum posé à côté du grand aquarium qui faisait l'envie
de son chat et la fierté de son père. Ce dernier, aquariophile
averti, était fier d'avoir réussi à se faire reproduire des
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piranhas.
Cassandra fourra le tout dans un sac en papier, accompagné
de la décoction encore chaude versée dans une bouteille de
verre. Elle tendit le paquet à Déirdré, ravie de participer à ce
qu'elle considérait comme le début d'une aventure fabuleuse.
Elles s'embrassèrent. Déirdré la remercia chaleureusement.
Elle fut prise de pitié pour son amie si grosse. Elle voulut le
lui dire. Pourtant aucun mot ne franchit ses lèvres. Elle la
visualisa menue et fine, et cette image apparut dans sa tête.
Elle la trouva jolie. Elle eut un pincement au coeur de la voir
si différente.
Ah ! Si ses parents voulaient comprendre. S'ils acceptaient de
s'aimer sans compliquer les choses. Les adultes sont bien
bêtes en y pensant…
Elle relâcha son étreinte en montrant d'un geste négligent les
paquets de gâteaux et de sucreries disséminés sur la table.
- Tu sais, Cassandra, tu vas finir par être malade à en
crever d'ingurgiter ces tonnes de cochonneries !
Son amie baissa la tête et ne dit rien. Elle le savait bien mais
n'y pouvait plus rien. Manger était sa seule joie.
Déirdré la remercia encore, promit de lui donner des nouvelles
rapidement et lui conseilla de ne pas parler de sa visite
nocturne. Sur ce, elle fila, rapide, sans un bruit et quand sa
camarade la vit disparaître sous l'ombre des arbres que projetait
la lune, elle se demanda si elle était vraiment venue
cette nuit. Cassandra ferma la porte. Toute la maison semblait
parfumée à l'aubépine. Pourtant ce n'était pas la saison. Elle
regagna sa chambre en bourrant ses poches de sucettes et
de chocolats de Noël. En passant devant la porte de la chambre
de ses parents elle fut surprise de les entendre encore. Il
lui sembla que le ton n'était plus tout à fait le même que tout
à l'heure. Elle voulut vérifier, jeta un oeil à droite puis à gauondine.
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che et colla son oreille à la porte. Quelle ne fut pas sa surprise
quand elle entendit les mots d'amours qu'ils prononçaient !
Aux silences entre les paroles, elle devina qu'ils s'embrassaient.
Elle eut envie de crier sa joie mais se retint. Elle pouffa
malgré tout et se rua dans sa chambre, bien décidée à fêter
l'évènement avec une douzaine de chocolats pralinés, ses
préférés. La petite obèse se jeta sur son lit et commença à
dévorer les premiers. Soudain, elle ressentit une contraction
fulgurante dans l'estomac. Une irrésistible envie de vomir se
fit sentir. Elle alla prendre une bouffée d'air à la fenêtre qu'elle
n'avait pas refermée. Des contractions nouvelles la tordirent
alors en deux. Cassandra suait à grosses gouttes. Des larmes
envahirent ses yeux noirs si doux. Elle grimaça, se tordit
la bouche, chercha à respirer de grandes goulées d'air. Elle
se précipita vers le cabinet de toilettes en gémissant.
Ses parents ayant entendu firent irruption derrière elle alors
qu'elle agrippait le bidet en faïence. Cassandra les vit affolés.
Elle voulut leur parler mais une douleur lui perça le ventre,
semblable à celle qu'aurait faite une épée la transperçant.
Elle comprit ce qu'était vraiment la douleur et hurla. Son cri
emplit la maisonnée paralysée par la stupeur et l'inquiétude.
Il n'en finissait pas, même quand elle s'écroula dans des
spasmes sur le carrelage. Puis se fut le silence, angoissant,
et elle se recroquevilla sur elle même en sanglotant. Son père
se rua vers elle pour la prendre dans ses bras. Sa mère
décrocha le téléphone pour appeler les urgences.
Dehors, Déirdré sauta par dessus un ruisseau et franchit la
grille du pavillon de l'épicier. Aucune lumière n'était allumée.
Elle stoppa sa course, haletante. Elle se sentit envahie d'un
bien être total, comme une vague de chaleur apaisante sur un
corps glacé. La lune jouait avec la couleur de ses cheveux.
Ses pupilles dilatées par l'obscurité rendaient ses yeux, habituellement
bleus, presque noirs et inquiétants.
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CHAPITRE 12
Trois cyprès et deux bouleaux bordaient la grande allée de
graviers recouverte de neige qui menait au pavillon des
époux Lambert. Déirdré passa sous eux. Leurs grandes
ombres la recouvrirent comme pour la protéger de la lumière.
Pourtant, la lune opiniâtre traçait des rayons lumineux sur la
peau du visage et les vêtements de la gamine emmitouflée
dans son manteau noir.
Elle s'arrêta devant la grande demeure. Pour le moins, elle
était cossue et l'on sentait une réelle aisance en la contemplant.
Le parc tout autour était bien entretenu. On distinguait
une piscine - couverte pour la saison - amenant plaisir et
bien-être aux beaux jours. De grands massifs de fleurs
égayaient le tout lorsqu’avril pointait son nez et leurs couleurs
chatoyantes devaient trancher avec le gris de la maison. Elle
était en pierre de taille, se composait de deux étages, peutêtre
d'un grenier, ou en tout cas de chambres mansardées.
Le toit, à ce que l'on en voyait tant la blancheur de la neige le
recouvrait, semblait en ardoises de la région - ce n'était pas
les carrières qui manquaient - et deux cheminées rehaussaient
encore la maison déjà haute. Il y avait sur la façade
une rangée de cinq fenêtres par étage qui devaient offrir une
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grande clarté aux pièces.
Déirdré ne savait pas trop ce qu'elle devait faire. Autant, elle
était décidée lorsqu'elle était sortie de chez Cassandra,
autant elle se sentait maintenant désemparée.
A l'étage, aucune lumière. Au rez-de-chaussée par contre,
une fenêtre laissait s'échapper des lueurs parfois bleues, parfois
blanches, un récepteur de télévision sans doute.
Quelqu'un ne dormait pas et il était presque trois heures.
Déirdré n'avait pas prévu cela. En fait, elle n'avait rien prévu
du tout et n'avait aucun plan. Seule sa bonne volonté la tenait
debout. Elle hésita. Repensa à tous ses grands discours de
tout à l'heure, volontaires.
- Tu ne vas pas te dégonfler, ma belle, pas maintenant…
Elle jeta un oeil sur le sac que lui avait donné Cassandra. Tout
y était… Elle avait même eu la surprise d'y voir, glissée, une
tablette de chocolat aux noisettes. Son amie n'avait pas pu
s'en empêcher. Son bon coeur la réchauffa. Elle pensa à elle
et ressentit comme une drôle de sensation dans les entrailles.
Bon ! Comment allait-elle s'y prendre ?
Déirdré décida qu'elle allait improviser, une fois de plus. La
lumière qu'elle scrutait et qu'elle avait tout d'abord considérée
comme un coup de malchance s'avèrerait peut-être une
chance…
Elle quitta l'ombre des arbres et traversa la pelouse jusqu'à la
maison, mais à reculons et par petits sauts. De cette manière,
une personne voyant ses empreintes penserait que leur
auteur était sorti de la maison et non entré. Déirdré se félicita
de cette idée. Elle franchit la distance, une cinquantaine de
mètres, qui la séparait du pavillon. Une statue de grès rose,
une divinité hellénique, montait la garde mais son chien et
son arc ne semblaient guère dangereux. Elle se plaqua
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contre la façade, froide comme de la glace. Elle frissonna. La
trace de ses petits pieds dans la neige ressemblait à des glyphes
sombres sur la blancheur sépulcrale. Elle grimpa l'escalier
quatre à quatre. Les époux Lambert l'avait balayé, et elle
se glissa près de la porte d'entrée. A travers son verre dépoli,
elle voyait des reflets projetés par la télévision. Elle en percevait
aussi les sons. Elle leva la tête et jeta un oeil au balcon.
Elle en évalua la hauteur et le moyen d'y aller. Deux mètres
cinquante, et les pierres lui serviraient de support pour escalader.
Elle repensa à cette séance de varappe sur le site
mégalithique de Saint Just où elle s'était montrée réellement
douée et avait fait l'admiration de Gwena-Deid.
Elle y arriva sans peine, les pierres n'étaient pas trop glissantes.
Elle franchit gracieusement d'un saut aérien la balustrade.
Déirdré ne ressentait plus la peur et elle en fut rassurée.
Elle jeta un oeil à travers la vitre. L'obscurité à l'intérieur,
rien d'autre !
Evidemment le loquet était bloqué ! Que faire ? Devait-elle
envisager de redescendre afin de chercher une issue, la cave
peut-être, pour entrer ? Mais alors, comment passer devant
l'épouse de Lambert, il s'agissait certainement d'elle, qui
regardait la télévision ?
Elle réfléchit tout en regardant la lune et son halo inquiétant
autour d'elle. Elle était dilatée à l'extrême. Déirdré se laissa
aller à cette contemplation et ferma les yeux un instant. Alors,
elle se sentit comme traversée par un torrent chaud. Mille
mots et idées semblèrent vouloir se bousculer jusqu'à son
esprit. Tout cela de manière anarchique. Elle fut surprise,
mais cette douce sensation de connaissances multiples qui
semblaient vouloir s'insinuer en elle jusqu'au plus profond
avait un côté enivrant. Elle se laissa aller. Elle ouvrit les yeux
soudainement. La lueur au fond d'eux semblait phosphorescente.
Un croassement perça le silence de la nuit.
Le corbeau ! Elle l'avait pratiquement oublié ! Elle ne l'avait
pas vu de la journée. Il était au dessus d'elle. Elle ne se sentit
plus tout à fait seule face à l'adversité.
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Mue par une énergie qui la surprit, elle brisa de son coude la
fenêtre, puis jeta un coup de pied violent sur son montant. Il
éclata comme un fétu de paille. Elle s'engouffra dans la pièce,
poussa un cri strident, et aussi rapidement qu'elle était
entrée, elle ressortit, franchit le balcon et redescendit pour se
cacher derrière une corniche, près de la porte d'entrée. Elle
savait ce qui allait se passer.
Elle entendit le récepteur de télévision s'éteindre. Des pas
retentirent à l'intérieur.
Madame Lambert réagissait.
Elle allait monter les escaliers pour inspecter la pièce d'où
avait jailli le cri ainsi que le bruit de verre pilé. Elle se ruerait
ensuite sur le balcon et découvrirait certainement les traces
de pas s'éloignant de la maison. Là, à moitié rassurée, elle
redescendrait pour téléphoner à la gendarmerie. Mais entre
temps, Déirdré se serait cachée dans le couloir. Quand la
femme verrait la porte ouverte, elle jetterait un oeil dehors
avant de téléphoner. Moment que la gamine mettrait à profit
pour grimper jusqu'aux chambres.
Déirdré leva les yeux. Là-haut, la lumière venait de s'allumer.
C'était maintenant qu'elle devait agir ! Elle actionna la poignée
de la porte d'entrée. Par bonheur, elle n'était pas verrouillée.
Tout son plan serait tombé aux oubliettes dans le cas
contraire. Elle remercia les dieux, les déesses, les farfadets,
les lutins et sa bonne étoile. Elle s'engouffra dans le corridor,
passa devant l'escalier et se glissa dans la cuisine, à côté.
Elle ferma un peu la porte mais se teint aux aguets. Elle attendait
la suite.
Madame Lambert descendait les marches comme une tornade.
Elle soufflait comme un phoque asthmatique. Déirdré
l'analysa comme l'effet conjugué de l'effort et de la panique
qui la tenaillait.
Déirdré murmura pour elle :
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- Bon, tu rentres dans la salle à manger. Tu téléphones
aux gendarmes. Cela va bien te prendre deux trois minutes.
Il faudra ensuite une vingtaine de minutes pour qu'ils arrivent.
Cela me laisse un peu moins d'une demi-heure pour questionner
Jean.
Déirdré était dans un délire total. Elle ne s'imaginait pas une
seconde que ce dernier pourrait poser des problèmes. Qui
l'empêcherait de la saisir pour l'obliger à rester ? Il la livrerait
ainsi comme un joli cadeau aux autorités qui ne se seraient
pas déplacées pour rien. Il ne manquerait plus que le ruban
rouge pour avoir l'air vraiment malin.
Elle commença à réaliser que tout ne fonctionnait pas comme
elle le souhaitait quand Madame Lambert se dirigea vers la
porte d'entrée et alluma toutes les lumières, intérieures
comme extérieures.
Aïe !
Elle n'avait pas prévu cela !
Pour se glisser discrètement jusqu'aux chambres, elle pouvait
repasser ! Elle se mordit les lèvres, recula d'un pas, heurtant
de son coude un objet. Elle tâtonna pour découvrir qu'il
s'agissait du… téléphone !
Elle l'avait supposé dans le salon ou la salle à manger. Elle
fut prise de panique. Elle comprit qu'elle s'était collée dans
une sacrée souricière. Par l'entrebâillement, elle repéra la
femme qui portait des bigoudis se diriger d'un pas décidé vers
la cuisine.
Elle ferma les yeux
- Fini ! Bravo ma fille ! Génial ton plan !
Tout à coup, un hurlement sinistre se fit entendre à la porte
d'entrée et une masse noire se jeta sur la vitre qui se brisa en
mille éclats.
Déirdré reconnut au croassement son corbeau aux yeux
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bleus. Pour une raison qu'elle ignorait, il offrait à la gamine
une excellente diversion.
Madame Lambert fit demi tour. Elle courut vers la porte pour
chasser le volatile. Elle faisait des gestes avec ses bras pour
effaroucher le corbeau.
- Ouste ! Dehors, sale bête ! Retourne d'où tu viens !
L'animal ne semblait pas décidé à obéir. Il continuait à frapper
durement de son bec ce qui restait encore de morceaux
de verre. Le reste était au sol.
Profitant de cette pagaille, et du fait que Madame Lambert lui
tournait le dos, Déirdré sortit prestement de la cuisine. Elle
monta les escaliers quatre à quatre dans le plus grand
silence. La moquette sur ceux-ci étouffait tous les bruits fort
heureusement.
Encore qu'au point où l'on en était, un tremblement de terre
ou une équipe d'éléphants en basket et t-shirt aux couleurs
des “Chicago Bulls" n'auraient pas été plus efficaces pour la
diversion. Madame Lambert, de toute manière, n'aurait rien
entendu. Elle couinait à qui mieux mieux. Le corvidé s'était
jeté sur ses cheveux et il pleuvait des bigoudis. Elle n'était
pas prête de téléphoner !
En haut du couloir, la gamine jeta un oeil : quatre chambres,
a priori, et peut-être une plus en retrait, à moins qu'il ne
s'agisse de la salle de bains. Elle ignora l'escalier qui faisait
un coude et continuait son ascension, certainement vers des
chambres de bonnes. Elle s'imaginait mal, en effet, les époux
Lambert choisir un petit réduit mansardé comme chambre.
Elle ouvrit les deux premières portes sur sa gauche. Rien !
Des chambres d'amis certainement. La troisième était la
bonne. Jean était en train de se réveiller.
Déirdré tâtonna sur le mur et alluma l'interrupteur. Une vive
lueur blanche inonda la chambre. L'homme cligna des yeux.
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Il s'était habitué à l'obscurité.
Alors, elle le pointa du doigt et menaçante, s'approcha de lui.
La rage grondait en elle, doublée d'une sacrée poussée
d'adrénaline. Elle sentait sourdre une puissante colère dont
elle savait qu'elle ne serait pas capable de la maîtriser si elle
explosait.
Son regard devint d'une dureté incroyable et son teint livide
blanchit encore plus. Il y eut soudain comme une bourrasque
dans la pièce. Pourtant, aucune fenêtre n'était ouverte. Sa
chevelure flottait autour d'elle, semblable à un vol de freux
lugubres dansant autour du minois livide de la gamine
méconnaissable.
Cette dernière se sentait partir. Elle lutta contre cette
absence. Il lui fallait rester lucide et ne pas perdre pied avec
le monde. Elle se griffa l'intérieur des paumes avec ses
ongles. Puis elle murmura d'une voix étrangement grave et
trop douce pour être inoffensive :
- Jean, infâme misérable… Pourquoi as-tu accusé ma
tante de t'avoir agressé ? Tu sais que ce n'est pas elle. Elle
est incapable de cette vilenie. Alors pourquoi tous ces mensonges
? Réponds moi !
Comme l'espace entre eux diminuait, à peine cinq mètres,
elle vit ses yeux. Ils étaient vides et sans expression. L'épicier
écoutait mais ne semblait rien comprendre. Ce qu'ignorait
Déirdré, c'est qu'il ne savait même pas où il se trouvait. Il était
perdu dans un labyrinthe d'obscurité et n'arrivait pas à retrouver
l'accès à la lumière. Il ressemblait, bien qu'assis dans son
lit, surpris, à un homme comateux.
Un filet de bave coulait de ses lèvres. Déirdré comprit qu'elle
n'en tirerait rien par les menaces. Elle fourra sa main dans le
sac que lui avait donné Cassandra. Elle en sortit la petite bouteille
qu'elle déboucha et aspergea Lambert de l'eau encore
tiède.
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Comme rien ne se produisait, lentement elle récita les mots
qu'elle avait lus dans son grimoire et mémorisés sans peine.
Le son de sa voix normalement juvénile était en ce moment
guttural et sifflant. On aurait dit une prière prononcée par un
prêtre, un shaman ou un druide dans un bruit d'orage et de
serpents.
Elle lâcha son livre. Il tomba sur le sol comme une plume,
sans bruit. Elle leva les deux bras. Le vent jaillit en tourbillons
autour d'elle. Une chaise vola, le rideau flotta. Un tableau joliment
encadré - une scène de chasse au renard - se décrocha
du mur pour se fracasser sur le sol.
Jean se raidit dans son lit. Ses yeux se révulsèrent et ses
mâchoires se serrèrent comme sous une douleur intense.
Déirdré sentit que quelque chose d'incroyablement fort et terrifiant
se passait et elle en était l'origine, la source vive.
Alors, elle repensa à tout ce que lui avait dit et écrit Gwena-
Deid : son aveu sur sa condition d'ondine et sur sa différence
à elle, petite fille, qu'elle aurait à vivre dans un monde d'intolérance.
Etait-elle, elle aussi, une de ces créatures aquatiques
?
En une seconde elle venait d'accepter définitivement et sans
réserve, tout ce que sa tante lui avait dit. Elle était autre, elle
le savait, elle le sentait. Elle comprenait !
Elle devait effectivement être la dernière des ondines, une
ondine peut-être oubliée même des dieux et de son peuple.
Elle sentit ce sang étrange couler dans ses jeunes veines.
Elle se sentit froide et impitoyable car les fées, et donc les
ondines, leurs soeurs des eaux, ne sont pas des magiciennes.
Elles ont cette notion des lois, du bien et du mal qui peut
paraître injuste pour les humains, mais qui est l'essence
même de ce peuple de rêves et de légendes.
Sans qu'elle le vit venir, elle se sentit soudain étrangement
faible. Elle tomba à genoux sans cesser de psalmodier ses
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incantations étranges.
Le vent tomba d'un coup.
Le silence se fit, presque irréel.
Dans son lit, Jean sembla sortir d'une longue léthargie. Il
observa la fillette au pied du lit et sembla surpris. Il ne comprenait
pas ce qu'elle faisait ici et comment cette gamine de
onze ans à peine était arrivée dans… Où se trouvait-il d'ailleurs
? Il dut lutter contre ses restes de torpeur pour prendre
conscience qu'il était dans sa chambre. Il ferma les yeux et
des souvenirs, ou du moins quelques bribes, revinrent par
flux successifs.
L'image d'un homme se forma, de noir vêtu et aux yeux trop
grands, accompagné d'un enfant à l'air fourbe et terriblement
retors.
- Que… Mon Dieu, que… Que s'est-il passé ?
Bredouilla-t-il.
Déirdré prit conscience du changement survenu. La langueur
de Lambert s'était envolée. Elle se redressa, son livre à la
main, en titubant. Ses jambes semblaient en coton.
Elle pointa de son index le convalescent ahuri et d'une voix
rauque, trop irréelle pour une gamine, elle lui murmura :
- Je veux que tu ailles innocenter ma tante et que tu
avoues ton mensonge à la gendarmerie. Ma tante n'a jamais
été une voleuse.
Les idées de Jean se remettaient en ordre dans son cerveau.
Il fronça les sourcils et hocha la tête. Il avait donc été voir la
police ? Pour quelle raison ?
Brusquement, il vit l'adolescente aux cheveux d'algues noires
filer comme un courant d'air.
Elle bondit dans la chambre en face de celle de Jean. C'était
celle dont elle avait brisé le carreau de la fenêtre. Elle prit
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pieds sur le balcon, enjamba la balustrade. En bas, les bruits
avaient cessé et le corbeau fuyait à tire d'ailes dans les frondaisons.
Chancelante, Madame Lambert se précipita à l'abri dans sa
maison. Elle ferma la porte à double tour sans même réaliser
que le verre cassé laissait une ouverture béante dans
laquelle pouvait passer bien plus qu'un corbeau hargneux.
Déirdré glissa du balcon en s'aidant de la corniche. Elle
sprinta, elle aussi, en direction de la futaie protectrice.
De là elle pourrait regagner la forêt sans craindre une mauvaise
rencontre.
Une demi-heure plus tard, devant le pavillon, une camionnette
de gendarmerie, tout gyrophare allumé et sirène hurlante
se gara. Des gendarmes en descendirent et en toute
hâte allèrent à la rencontre des époux Lambert un peu
hagards devant le seuil de leur porte.
Les explications allaient être compliquées et dureraient certainement
jusqu'aux lueurs de l'aube !
Alors que le dernier gendarme refermait la porte derrière lui,
les bosquets bougèrent.
Là, regardant toute la scène, un homme d'aspect robuste et
un enfant aux yeux méchants se tenaient debout.
Les deux silhouettes étaient de noir vêtues. Ils échangèrent
un regard et décidèrent de s'éloigner.
Dans un arbre, une chouette terminait de dévorer un mulot
imprudent.
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CHAPITRE 14
Déirdré, à marche soutenue, rebroussa chemin et retourna
chez elle, pleine d'entrain et de lassitude tout à la fois.
Elle réfléchissait à la situation. Avec ce qui était arrivé et l'appel
téléphonique, tous les gendarmes de la région allaient
être mobilisés. De fait, la surveillance installée près de son
domicile allait sûrement être ôtée, du moins temporairement.
Blottie dans son manteau noir, elle ressemblait à un jeune
spectre alors qu'elle redescendait la rue en direction du centre
ville. Elle passa le bureau de poste. Le vent s'était fait
furieux. Elle rasa les murs et devantures des maisons et des
boutiques, l'oeil aux aguets. La rue de la Table Ronde était
déserte. Elle négligea du regard la boutique des Lambert. Le
volet était fermé et sur celui-ci une petite pancarte annonçait
la réouverture prochaine en début d'année. Jean prenait des
vacances forcées. Il devait enrager de tous ces bénéfices
qu'il ne ferait pas. Tout le stock de marchandises, conséquent,
qu'il avait fait rentrer allait lui rester sur les bras une
partie de l'année.
Déirdré repensa à lui. Il semblait complètement ailleurs quand
elle avait fait irruption dans sa chambre. Elle pensa, à son
état, qu'il avait peut-être été drogué. Il semblait ne se souveondine.
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nir de rien, pas même de la gamine qu'il connaissait pourtant.
Tout cela était bien étrange.
Elle se remémora également les phrases étranges de sa
tante où elle mentionnait le mal qui rodait autour d'elle.
Déirdré ne comprenait pas tout ce que cela supposait. N'étaitelle
pas une gamine ? Et une fillette de son âge pensait-elle
aux sombres menaces ourdies contre elle ? Non ! Bien
entendu.
Malgré tout, un menu fil d'Ariane se déroulait entre ces événements,
et si la gamine ne les comprenait pas tous, elle
devinait quelque chose de… différent. Et puis comment expliquer
toute cette cabale montée contre sa tante, et indirectement
contre elle ?
Elle passa devant l'école dont la cour enneigée, sous l'effet
de la lune, miroitait comme une mer fantastique. Y retournerait-
elle après les vacances ? Rien n'était moins sûr. Toute sa
vie en une journée venait de basculer. La gendarmerie allait
bien finir par la retrouver. C'était évident. Qu'allait-on faire
d'elle ? Certes, elle était mineure et on ne la mettrait pas en
prison, mais la confierait-on à la D.A.S.S. ou à une famille
d'accueil ? Quelle horreur ! Elle souhaita retrouver la quiétude
de sa demeure en compagnie de sa tante, enfin... De Gwena-
Deid.
Jean Lambert allait-il se confesser. Avouerait-il son mensonge
?
Sans cet aveu, sa tante risquait de moisir encore un certain
temps en prison. Elle serait accusée de vol et d'agression et
une mise sous écrous lui pendait au nez.
Après avoir remonté les berges de l'étang et traversé la nationale,
Déirdré pénétra dans la forêt et près de sa maison.
Comme elle l'avait pensé, elle n'était pas surveillée. Malgré
tout, prudente, elle vérifia aux alentours. Quand elle fut rassurée,
elle se rapprocha. Les fenêtres et les portes avaient
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été mises sous scellés. Mais le ruban jaune interdisant l'accès
ne fut guère un obstacle. Elle passa par-dessous. Une
fois la porte ouverte, elle hésita à allumer la lumière. Elle préféra
faire un feu dans la cheminée. De loin on ne verrait pas
de lueur. Pour plus de sûreté, elle ferma les volets. Enfin, elle
se laissa aller sur la banquette et se détendit. Le feu lui fit du
bien. Se membres étaient engourdis par la froidure. Elle se
rendit compte qu'elle était épuisée. Elle se blottit sous un
plaid écossais posé sur l'accoudoir et ferma les yeux. Deux
minutes plus tard elle dormait d'un sommeil où nul rêve ou
cauchemar ne la perturba. Quand elle se réveilla, elle était en
pleine forme et il était presque midi. La grande pendule franccomtoise
n'allait pas tarder à sonner.
Elle fila dans la salle de bain et prit une douche. Elle se changea
et enfila un jean et un pull irlandais très chaud. Elle se
sentit affamée et dévora un petit déjeuner à base de céréales,
de pain au son, de miel et d'un chocolat chaud. Revigorée
elle se remit à penser à tout ce qui s'était passé la veille. Mais
une lueur violente lui fit immédiatement penser à la pièce d'en
haut, toujours fermée, et que sa tante ouvrait par de simples
prières. Son grimoire sous le bras, elle s'y rendit.
Toutes les pièces semblaient avoir été fouillées, pourtant
celle-ci n'avait pas été ouverte. Déirdré repéra des traces e
pied de biche et des coups de tournevis près de la serrure,
mais il semblait évident que personne n'avait franchi le seuil
de la chambre. Déirdré ferma les yeux et tenta de se souvenir
des paroles étranges qu'avait prononcées sa tante. Elle
eut la vision d'une immense tour de cristal et il lui sembla percevoir
des rires cristallins.
Ce fut tout. Encore une vision qui ne lui apportait rien. Encore
un lambeau de mémoire qui semblait remonter du néant.
Mais était-ce un souvenir, ou un simple phantasme de gamine
nourrie par un onirisme livresque quotidien ?
Des paroles lui vinrent à l'esprit qu'elle récita sans hésitation.
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La porte s'ouvrit immédiatement laissant filtrer une brise
légère et tiède, un courant d'air parfumé composé par mille
fragrances de fleurs, d'essences d'arbres et d'eau. Ses petites
narines frémirent de plaisir.
Elle poussa la porte, franchit le seuil et là, fut sidérée. Elle
s'attendait à bien des choses : un vieux grenier que mille
objets insolites rempliraient, des vieux meubles et des
papiers jaunis et défraîchis, ou bien peut-être une chambre
coquette et féminine aux teintes pastels où elle découvrirait le
passé mystérieux et l'histoire de Gwena-Deid par l'entremise
de lettres entourées d'un ruban de soie. Mais elle fut sidérée
par ce qu'elle vit devant elle.
Déirdré baissa les yeux et remarqua qu'elle marchait dans de
l'eau claire et fraîche où flottaient nénuphars en fleurs, lentilles
d'eau et jacinthes.
Des joncs, ici et là émergeaient de ce tapis liquide. Un peu
partout, des massifs de fleurs sauvages, des arbres millénaires
aux branches imposantes et des buisons. Sur une
pelouse poussaient des coquelicots et des pensées sauvages.
Près d'une racine de chêne, quelques amanites et cèpes
semblaient mener une danse où il n'était plus question de
savoir qui était comestible ou qui ne l'était pas. Autour,
comme des petits spectateurs, d'autres champignons.
Déirdré reconnut des russules et des mousserons. Toutes les
distance et l'espace semblaient faussés et démesurés. Ce qui
aurait dû n'être qu'une pièce d'environ quinze mètres carrés
était devenu par un sortilège puissant une petite clairière où
les saisons ne semblaient pas avoir prise. Mille chants d'oiseaux
retentissaient. Entre des roches, le clapotis d'une
petite fontaine dispensait un son reposant. Chaque goutte qui
rebondissait sur les fougères à proximité ressemblait à une
perle de verre et émettait un son musical profond et différent.
Sous l'ombre d'un noisetier et d'un orme, Déirdré remarqua
un petit amoncellement de rochers disposés en cercle. A l'intérieur
elle distingua une silhouette.
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Elle ne rêvait pas et tout en s'approchant, réalisa qu'il s'agissait
de sa tante, couchée sur le sol.
Elle eut un sursaut d'effroi. Elle paraissait bien plus âgée
qu'elle n'aurait dû l'être !
Des rides parcouraient le tour de ses yeux fermés. Elle était
vêtue d'une vaporeuse robe blanche faite en soie ou en lin
délicat qui épousait ses formes splendides. En temps normal,
Gwena-Deid aurait rendu jaloux plus d'un modèle de magazine
de mode ou de parfums tant sa silhouette était harmonieuse,
bien que presque juvénile. Tout évoquait la féminité :
sa taille fine, ses hanches rondes et sa lourde poitrine.
Pourtant, elle avait dans ses attaches quelque chose d'animal.
Déirdré avait souvent été fascinée par cette si étrange
beauté et cette douceur royale qui émanait d'elle en permanence.
Pourtant, en cet instant présent, il y avait de la souffrance
dans cet étrange tableau. De sa peau émanait une légère
phosphorescence bleutée qui surprit la jeune fille.
Etait-ce dû à l'ambiance tamisée qui régnait ici ou était-ce
autre chose ?
Soudain, les yeux de Gwena-Deid s'ouvrirent. Leur éclat était
terne. La gamine voulut se jeter dans ses bras mais elle
n'étreignit que le vide. Sa tante était transparente et immatérielle.
- Déirdré, murmura-t-elle, que fais-tu là petite fée ?
Sa vois était blanche, comme celle d'une malade. La jeune
fille prit peur.
- Il, il faut que tu m'aides… Il me faut de l'eau…
Déirdré jeta un oeil derrière elle. La fontaine coulait toujours.
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- Non, parvint à murmurer la gisante, pas celle-ci, je ne
peux pas… Il faut que tu me sortes de cette prison où ils
m'ont enfermée… Il y a trop de béton, d'acier… Rien qui ne
puisse me venir en aide… Aide-moi ma puce, ou je vais mourir…
Son image tremblait. La brise dispersa un instant son épaule.
Elle s'effilocha dans l'air et dans l'oubli. Gwena-Deid ferma
les yeux et émit un soupir souffreteux. Elle semblait encore
plus petite qu'à l'accoutumée.
Déirdré ne réfléchit pas deux heures.
Elle sortit de la pièce. La porte se referma toute seule derrière
elle alors qu'elle dévalait l'escalier. Sur une patère, elle prit
une vieille veste en cuir que portait sa tante - elle adorait ce
vêtement trop grand pour elle - et sortit de la maison.
Dehors, personne n'était revenu pendant la nuit ou la matinée.
Elle traversa le petit bois en direction de la nationale. Elle
avait été salée. Quelques voitures la dépassèrent ou la croisèrent
dans des gerbes d'eau boueuse. Elles roulaient vite
malgré l'état incertain de la chaussée. Déirdré haussa les
épaules. En cet instant elle n'en avait cure.
Tout ce qui comptait en ce moment était sa tante. Comment
allait-elle lui porter secours ? Comment allait-elle se rendre à
Plélan le Grand, lieu où se trouvait la gendarmerie, donc sa
tante ? Et comment allait -elle s'y rendre sans se faire repérer
? Bien que la distance ne lui fasse pas peur, quelques kilomètres
à peine, elle craignait qu'on ne la visse et la dénonce.
Fin du premier opus

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