Londres, ici Londres

Totem De La Nuit Belle

Londres, ici Londres

Avant-propos

« En devenant humain, l'homme avait acquis, en même temps que la station debout et la marche à grandes enjambées, une "pulsion" ou instinct migrateur qui le pousse à marcher sur de longues distances d'une saison à l'autre. Cette "pulsion" est inséparable de son système nerveux et, lorsqu'elle est réprimée par les conditions de la sédentarité, elle trouve des échappatoires dans la violence, la cupidité, la recherche du statut social ou l'obsession de la nouveauté. Ceci expliquerait pourquoi les sociétés mobiles comme les tziganes sont égalitaires, affranchies des choses, résistantes au changement, et aussi pourquoi, afin de rétablir l'harmonie de l'état originel, tous les grands maîtres spirituels - Bouddha, Lao Tseu, Saint François - ont placé le pèlerinage perpétuel au cœur de leur message et demandé à leurs disciples, littéralement, de suivre leur chemin. »

 Bruce Chatwin, « penseur nomade » in Anatomie de l’Errance.

Elle m’a écrit « Paris vous rajeunit » et j’ai rétorqué « Londres m’a mutilé ». Mars en mire, je veux décoller, aller saluer les perfides de l’Albion, me gaver de souvenirs, de gimmicks so british et en ramener ces lignes. Voir un pote c’est le prétexte, se barrer de Grenoble c’est l’envie. Un travel writing qui ne manquera pas de mordant. Really ? La nuit d’avant j’ai découché, pris le soin de rembourrer mon attaché case de détails essentiels, de rechange et d’un magazine littéraire dont le dossier central chante les louanges d’un parfait inconnu, Dostoïevski. Juste avant de claquer la porte, elle me dit qu'à Londres, les musées « y » sont gratuits, que si j’ai le temps je pourrai aller voir les Tournesols à la National Gallery. Such a good idea… Je suis en mode contemplatif virant sur le neurasthénique, arpenter les corridors d’un grand musée et me caler devant une toile jaune absinthe* ne peut que m’aider à aller mieux. Mon « syndrome d’usure » – historiquement propre aux anglais surmenés, ça ne s’invente pas – c’est la peinture de Van Gogh qui le guérira. Je me le dis alors, j’en souris depuis.

A l’approche de la gare, mon petit nuage finit de me bercer ; j’en tombe mais j’arbore le sourire con et enjoué des grands départs. Direction St Geoirs, l’euphorie en bandoulière. Ellipse aéroport. L'horizon des possibles pour tableau d'affichage et quelques rasades de malt pour supporter le décollage. De l'autre côté du hublot, le réacteur a vraiment l'air sournois sous sa carlingue nacrée. Ellipse vol. Landing strip Stansted – yahou. Easy Bus et arrivée pimpante et pompette (hic) avec le cortège de névro-touristes. Compter une heure et des queues des comètes depuis l'aéroport pour poser le pied sur Baker Street, juste en face du musée Sherlock Holmes. Sis à l'endroit même où Conan Doyle avait décidé de loger son détective (221B), le musée se targue du world's most famous adress. Faut pas déconner non plus. Enfin vu de l'extérieur, ça a l'air de cogiter et de pétuner un peu plus que dans dernier navet en date de la Warner avec son binôme d'imbéciles investis.

M'en fous, m'en vais. The Smith dans le MP3. "There is a light that never goes out…" Du Manchester dans les oreilles, du Londres sous les semelles; je file à l'anglaise. "Take me out… Tonight…" Plus loin dans la rue, le Mémorabilia dégueule une devanture des plus attractives. Grand bazar dédié au rock'n'roll circus, on y trouve en goodies et autres lubies collectors tout ce que le hall of fame anglo-saxon a produit de plus cliché – en français dans leurs textes. Mugs, t-shirts, porte-clés pour gogos… Je déniche quelques perles tout de même. Passons les disques de platine encadrés, sériés, parafés pour s'intéresser à la fripe hype. J'hésite entre un t-shirt des Who et du Floyd… Bowie tranchera. Je débourse 20 pounds pour acquérir toute honte bue un haut noir où figure la pochette du Rise & Fall de Ziggy, trop content de m'en accoutrer bientôt sous mon cuir. Comme un gogo donc. "And Heaven knows how I'm miserable now…" J'ai rencard à Picadilly. En retard, tangente, je trace comme un têtard. Tube station. L'endroit rêvé pour partager la sortie de boulot des londoniens… Ca dessert sa cravate et ça rêve déjà de la première gorgée de pinte. Leur regard ne me laisse pas dupe, l'écluse sera d'ampleur. Picadilly crépite, les bus à impériale s'engagent fort de leur volume, les cabs noirs s'inclinent et les piétons s'en foutent. Joyeux maelström de klaxons qui ajoute du stress au stress… Le flegme britannique? On repassera. Mon rendez-vous est à l'heure; petite pique sur la ponctualité légendaire des Français. Je ne rétorque pas, terrain miné.

Le pub de Wing Sisters nous ouvre ses portes. On parlera du temps qu'il fait et de celui qui passe autour d'une Guinness. Des sofas confortables, la lumière tamisée, un feu de cheminée. Manque plus qu’une peau de bête et on pourrait se mettre à l’aise. Plusieurs pubs typico-atypiques 'round the corner & along the street. Les bureaux ont fermé à présent, ça s'égosille au comptoir. En rires de fracas. Loud. Je commande. A ce sujet, recommandation : articuler. Déjà, vous vous ferez mieux comprendre (certes), ensuite, le bar tender appréciera l'effort (Ah ok). Prévoyez un petit pactole d'expressions usuelles (et pas seulement Bottoms up !) Quelques lagers plus tard, top au pub crawling ! (équivalent de notre tournée des bars). Jazz club, scènes live, filles en terrasse et autres prétextes moins chiadés nous entraînent des lumières du London Trocadero aux rades des rues moins exposées. Plus de choix que d'embarras. Wave goodbye au Pick-a-willy*, on s'éclipse, ces messieurs deviennent entreprenant…Je m'imagine en chevalier d'Eon négociant la paix des rois; je ris, mais je file.

Les jours grouillent, les nuits effacent. Autant de brouillard en tête qu'en dehors. Carnaby Street vit encore son heure de gloire mais on sent que le Grand Capital a tué l'âme. The Magnificent Seven des Clash à la bonne heure – "Take my baby to sophistication". Il est temps de verser dans le traditionnel ; shopping rush à Camden Market. Pour une fois que je peux bourse délier, je sens la bonne affaire depuis le downtown. French Flair, tout à fait. On passe par Regent's Park, la flânerie est gratos. Camden achalande sur son nom seul (100 000 pékins per week) et si vous n'y musardez pas le week-end, l'ambiance y est sereine, le marchand affable et la sape "alternative" de qualité. Tous les genres sont représentés. Punk, rock, heavy, gothique, éco-responsable, rayez la mention inutile. Je suis devenu l'heureux acquéreur d'un veston qui ne dit pas son nom et dont le style se perd entre l’artillerie anglaise fin XIXème et les armures samouraïs, c'est dire.

Tout autour, du pub, et du bon. Ca s'égosille encore pas mal; les chavs ont un hurlophone en lieu et place de la trachée. La nuit meurt sur une rumeur, celle des cris lointains de l'alcoolémie et des frères produits. Ca grouille de crevards en somme et ça se hume. Notre petit groupe poursuit la soirée. Inexplicable électricité qui se commue en d'habiles jeux de mots, rires à la chaîne et délicieuses retrouvailles. Resto thaï pour clôturer le séjour. Take it easy. Mon avion décolle tôt le lendemain, soit dans quelques heures. A leur comble l'excitation, la musique et l'invasion du dancefloor. En bonne et due forme, j'insiste. Cocktails – fruité steuplé; taxi – this way, yeah, flashback – Les Tournesols?, Fratellis – Oh Henrietta, we’ll get you there in some filthy big gondola– pubs, clubs, cocktails – one more, yeah, binge - slurp, taxi, rock – ta soirée devient dispendieuse mec; merci conscience, va jouer ailleurs, taxi – back to pénates, 3 h du mat', sleepy but hungry, Kebab shop. Take away. Deux filles s'avancent. Dans la vingtaine arrogante. Wait a minute. L'une d'entre elles pose ses talons sur le comptoir. French fries, please, yep. Je lui dis que ça ne se fait pas. Tired. Traquenard. L'incompréhension monte en épingle. Fuck you ! – what? Je repose ses escarpins de putain par terre. Shocking? Elles montent dans les tours. Both. La grande s'esquive. I don't wanna fight, I don't hit girls. Un chav à capuche déboule. And…Action !je l'ai su plus tard quand j'ai porté plainte, la CCTV filmait la scène de sa focale bienveillante - Il me pointe du doigt alors que c'est malpoli - you ! – se saisit d'une chaise et me la brandit à une encoignure de gueule – Quiet man, what are you doin' ? – la chaise va voler - c'est sûr - je lui arrête le bras, le repousse en arrière – je vais rater mon avion. From the back, les deux anglaises sont en furie, m'arrachent les cheveux et me défoncent le visage avec les talons – knees on the ground – je me débats – le chav encapuchonné se rue sur moi, par derrière, bloque un bras, croque mon oreille gauche, se barre en courant – son of a dog. Les harpies s'enfuient dans son sillage – on the right; des gens accourent vers moi – from the left, je ne vois que les gouttes de sang sur l'immaculé carrelage qui sent le graillon turc. Plic Ploc. Sordide. On me rassure dans un flot de paroles bien trop rapide pour être vraiment rassurant. Les glaçons ne surnagent plus mes caïpirinhas, ils ont trouvé refuge dans des sacs plastiques. A l'oreille; arrachée, à l'arcade; bien pochée. Un faux boxeur. Un vrai loser. La soirée devait se conclure par deux heures de sommeil, la nuit s'achèvera au Royal Hospital; le seul monument historique que j'aurais visité durant ce bloody trip. Seven Sisters Road je te hais donc je te quitte, l'ambulance me dépose dans la chaleur moite des urgences à virus. Je m'évanouis, je me réveille.

Je pense à rebours, à tout ce qui m'a mené à la frénésie des dernières nuits qui comblait mon désir de partir. J'ai revu les dominos du fatum se heurter comme dans le grand jeu de l'Inéluctable. Ne cherchez pas, ce jeu n'existe que dans ma tête. J'ai revu la nuit noire du 27 décembre, les vertiges, la frousse, la possession de mon corps et cette voix qui parlait à ma place, l'appel des arbres aussi. J'ai repensé à tout ce que je ne dirai pas, à ce que je n'écrirai jamais. J'ai songé à revoir mon système de pensée, à ma mémoire éponge qui percute à l'envi sur les associations d'idées et les mises en corrélation. Je repense aux déductions du pensionnaire à pipe de Baker Street et à ma paranoïa – si j'entends tout et que je vois tout, ça doit avoir un sens – je repense aux "premiers indices" qui déclenchent mes enquêtes pourries depuis l'âge de 8 ans – Qui a tué le chat de la voisine? Je songe à ma très personnelle interprétation du langage corporel, partout, vis-à-vis de tout le monde, et tout le temps.

Soudain deux bobbies me montrent mon bout d'oreille – the missing part – trônant dans un flacon empli de glace. Horresco Referens. Ils me tendent un papelard qui les dédouane d'emmener une partie de moi-même croupir sur les étagères de Scotland Yard. DNA qu'ils disent, OK je réponds, Ok je signe. Messieurs les anglais, mordez les premiers. Les infirmières s'affairent, les flics bariolés de jaune fluo instaurent un conciliabule matutinal – je vais rater mon avion. De mon œil poché, ma lentille droite tombe de sécheresse. Il faut que je parte d'ici. Et comme tous ces souffreteux qui ne veulent pas admettre la vérité, je pense pouvoir encore prendre mon avion. Cet objectif me tient éveillé. Tu sais que tu vas rater ton avion. L'infirmière me regarde avec les mêmes yeux que ma mère la fois où je suis tombé de vélo. I have to stay. Ils, nous – qui bordel? vont me soigner. La souffrance est un tel égoïsme. Ne me prenez pour un con, mon système de pensée carbure grâce à une série infinitésimale d'associations d'idées emmagasinées dans une mémoire éponge. Je déduis dans un délire de donc. Si les flics ont l'oreille, ils sont donc complices de Jack l'arracheur, si l'infirmière a les mêmes yeux que maman, c'est donc une cousine éloignée, quant au chat de la voisine, c'était moi mais c'était pas fait exprès. L'avion a décollé sans moi. J'avais débarqué avec Easy Jet, je suis reparti avec Europe Assistance. Perfide l'Albion. That's all folks.

 

Totem

* Certaines théories médicales ont soutenu que le goût de Van Gogh pour l'utilisation de la couleur jaune pourrait être liée à son amour de l'absinthe, cet alcool contenant de la thuyone, une neurotoxine qui, à forte dose, peut causer la xanthopsie, un trouble de la vision amenant à voir les objets en jaune. Une étude réalisée en 1991 a toutefois mis en évidence qu'un consommateur d'absinthe tomberait inconscient en raison de la teneur en alcool avant d'avoir pu ingérer suffisamment de thuyone.

 

** "En anglais, l'argot homosexuel a consacré l'expression « pick-a-willy », dérivé du nom willy (ou willie) relevant du langage enfantin et signifiant « zizi » et du verbe to pick signifiant « choisir, sélectionner ». Ce nom

de pick-a-willy fait référence au fait que Piccadilly Circus est un endroit réputé pour sa présence de prostitués homosexuels" source wikipédia.

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