Longtemps nous qui marchons

Yves Schwarzbach

longtemps parfois nous marchons

comme dans la légende d'autrefois

à quatre pattes puis à deux seulement

le nez au vent sur nos jambes qui courent

toutes seules sur la terre ronde

la terre ronde comme une mappemonde

enceinte de nos rêves

des rêves vastes comme la terre entière

et nous chantons rossignols

la carmagnole et nous dansons les cabrioles

libres et sans chaînes avec nos belles bottes

de sept lieues toutes neuves

fiers nous battons le pavé et nous glissons

sur les chemins comme des songes vivants

sans savoir où nous porte la quête ni si la route

nous mènera loin mais nous marchons

le cœur léger avec la confiance comme besace

 

ainsi longtemps nous marchons

nous bougeons nous jouons avec nos ombres

nos compagnes nos amants nous jouons avec le soleil

comme des amis avec la lune et puis le feu

dans les blés d'or parmi les champs en fleurs

dans les squares avec les enfants

et le soir quand s'illuminent les grandes villes

grisés par le grand vent de nos découvertes

nous marchons jusqu'au bout

de la première avenue et nous revenons

toujours en riant cheminant

tantôt seuls ou en bandes joyeuses

une herbe folle entre les dents

sans savoir sans vouloir insouciants

puis passe le temps le temps qui gronde

et soudain à la croisée des chemins nous hésitons

et nous repartons tout droit

 

 

longtemps dès lors nous marchons

au son du vent au sang du canon

sur les routes blanches les branches basses

ployés dans l'ombre qui rythme les heures

vagues sans soin ni raison nous marchons

toc toc et toc sur le sol sec

tout droit là où vont nos bottes

pas à pas obstinés sans rime ni saison

sans but et sans fin dans le bruit que font

les avenirs ironiques qui rient dans la nuit

faisant fi des lumières des villages

de la boue des voyages 

et des sentences des sages

bien loin des sourires qui soulagent

loin des soupirs qui engagent

sous les lueurs électriques des orages

dans le fracas des combats et les terres noires

autour de nous se referment affamées

 

longtemps donc nous marchons

avec en tête les mêmes chansons

qu'on nous chantait quand enfants nous allions

de fête en fête à la découverte

de nos possibles et de nos limites

sautant courant de-ci de-là

clé de sol clé de fa

facile et tout droit devant nous

vifs et légers comme des bulles de savon

sans souvenirs ni repentirs

quand nous marchions nez au vent

jusqu'au moment où trébuchant

nous tombons les mains en avant

et par terre nous jurons et nous crions

puis nous repartons séchant nos larmes

tout droit devant

 

longtemps ensuite lentement nous marchons les pieds

douloureux sur les pierres des chemins

à travers les champs dans les rues des villes

nos genoux meurtris et nos jambes lasses

comme nous laissent les espoirs qui passent au matin

loin des ailes douces qui la nuit nous frôlent

et des doutes qui fâchent et longtemps

parfois même nous cheminons implorants

pleins d'espoir moins vivants que la route

qui nous porte de proche en proche

mais nous marchons vent debout

à genoux à plat ventre ou debout

moins libres et moins joyeux que le son du clairon

quêtant l'absolution comme l'aube sa révolution

ivres de fatigue nous marchons ignorants

des sources alentour et des rumeurs tendres

qui peuplent insaisissables le silence

 

aveugle est le poète dure est la main

lointain le but sourde est la faim

et lourde la boue qui colle à nos bottes mais

une deux nous marchons une deux encore comme à la parade

et puis une deux encore et encore et toujours

nous persévérons longtemps

longtemps dans le temps qui dure

bien droits parfaites mécaniques

édifiées par notre propre constance

mannequins égarés par l'illusoire clarté

de notre volonté au rythme du cœur

qui bat la mesure de ce cœur lourd

que nous voudrions joyeux

qu'il pleure ou qu'il aime

et puis tout de même nos marchons

puisqu'il le faut et que nos pas nous y poussent

 

parfois ainsi nous tournons en rond

et dansons même une ronde

dans le tourbillon qui nous emporte

et nous allons la tête soûle ivres de notre mouvement

pour marcher encore étourdis

à l'infini comme si nulle route n'avait de fin

empruntés comme le chemin qui nous aspire

et comme naguère longtemps donc nous marchons

blessés pieds nus en chemise sur les cailloux qui piquent

sur les bijoux qui brillent les métaux qui scintillent

dans nos yeux dans nos poches des billes qui luisent

comme les étoiles des images dans les livres

sans but ni destin vers le festin divin

la terre promise la main tendue la rive propice

la rime confuse quand la nuit si claire refuse au corps

le sommeil complice et la fin qui apaise

 

longtemps nous marchons

fantasques et persévérants nous marchons

sans relâche vers je ne sais où

pour je ne sais quelle raison

comme l'homme du Sphinx vers son échéance

et si nous tracions alors des ronds des triangles

des figures et des plans sur le sable assis

au bord de la route face à nos doutes ces dessins

ne nous diraient jamais où va le vent

pourquoi reviennent les vagues ni ce que chante

la pluie ce que racontent les feuilles d'automne

et les galets sur la plage quand monte la marée

pourquoi les larmes ressemblent aux perles

et les coquelicots à des papillons

tandis que l'amour réveille le silence

et que les mots s'assemblent comme des maisons

de carton

 

20 décembre 2013

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