Looking for my blue eyes

lwsiffer

Cédric était légèrement redressé sur ses oreillers, Anaïs allongée sur lui. Ils étaient silencieux, lui, caressant son dos, elle, sa main dans la sienne, les yeux rivés sur la bague qu'il avait au doigt.

-Elle est vraiment magnifique. J'adore le bleu paon de la pierre, dit-elle sans la lâcher des yeux.

C'était une chevalière qu'il avait trouvé dans une brocante la veille. Il ne portait pas de bijou habituellement mais elle lui avait tapé dans l'œil. Elle était plutôt sobre, réalisée en argent, et comme les armoiries avaient partiellement disparu de la pierre, il avait pu l'avoir à un bon prix.

Elle lâcha sa main et se rallongea sur son torse.

-Et voilà, on est dimanche, soupira-t-elle. Le weekend est déjà presque fini.

-Oui. Et tu vas devoir partir, ajouta-t-il après quelques secondes.

-Quoi, déjà ? s'exclama-t-elle en relevant la tête.

-Je travaille tôt demain et je me sens fatigué. J'aimerais me reposer aujourd'hui.

Elle fit une moue de désapprobation.

-Bon d'accord.

Elle l'embrassa et roula sur le côté avant de s'assoir sur le bord du lit. Cédric admira son dos pendant qu'elle se rhabillait. Puis elle se tourna vers lui pour l'embrasser. Quand elle éloigna son visage, il grimaça.

-Qu'est-ce qu'il y a ?

-Je ne sais pas. Je crois que j'ai des courbatures tout simplement.

-Pourtant on n'a pas fait trop de folies la nuit dernière, répondit-elle avec un regard complice. Allez, j'ai compris, je te laisse tranquille, mais tu as intérêt à être en forme samedi prochain ! ajouta-t-elle en lui faisant un clin d'œil.

Elle l'embrassa une dernière fois et quitta l'appartement. Cédric se leva pour prendre un cachet et retourna se coucher.

 

Mercredi, en arrivant au travail, Cédric grimaça en montant les escaliers qui menaient au premier étage. Il s'assit dans son fauteuil en soupirant de soulagement, posa sa sacoche sur son bureau et en sortit des gouttes pour les yeux. En plus d'avoir mal partout, ses yeux le piquaient en permanence depuis le début de la semaine. Il pencha la tête en arrière pour arroser généreusement ses yeux.

-Ça va, Cédric ?

Il redressa la tête et se tourna vers Nicolas qui venait d'arriver et regardait le flacon qu'il tenait à la main.

-C'est rien, j'ai juste les yeux un peu sensible depuis quelques jours.

-Montre-moi, Claire a eu ça l'année dernière et ça s'était infecté.

-Sérieux ?

Cédric pencha de nouveau la tête en arrière pour que son collègue examine ses yeux.

-Je ne vois rien. Ce n'est même pas rouge, conclut-il.

-Le médecin m‘a dit pareil.

-Alors c'est sans doute rien. C'est marrant, je pensais que tu avais les yeux marron.

-C'est le cas.

-Ah bon, j'avais l'impression qu'ils étaient verts là. Bon je te laisse, je suis déjà à la bourre. A plus tard !

Cédric regarda Nicolas disparaître dans un couloir, perplexe, et se pencha sur sa lampe en métal pour examiner ses yeux. Nicolas avait raison, ses yeux tiraient légèrement sur le vert. « Etrange. Peut-être un effet des gouttes », se dit-il.

 

Le vendredi, après quasiment une semaine à ingurgiter des calmants à longueur de journée, Cédric avait de plus en plus de mal à se concentrer sur son travail. Heureusement, il finissait à midi, mais avant de partir, son chef de projet le convoqua dans son bureau.

-Tu voulais me voir ?

-Oui, ferme la porte.

Cédric s'exécuta et s'assit devant son chef, attendant qu'il prenne la parole.

-On a pris du retard. Ou je devrais plutôt dire, tu as pris du retard. Ce qui pose problème puisque les autres équipes dépendent de ton travail.

-Oui j'ai eu une semaine fatigante et mes yeux…

-Je suis au courant, le coupa-t-il. Ecoute, je veux pas te mettre la pression mais en ce moment il faut qu'on mette les bouchées doubles. Alors fais quelque chose pour tes yeux mais je veux que la semaine prochaine, tu sois efficace à 100%.

-D'accord.

-Tu peux y aller.

Cédric s'apprêtait à sortir quand son chef l'interpella de nouveau.

-Tu fais un régime en ce moment ?

-Euh…non, balbutia-t-il décontenancé par la question.

-T'as l'air plus mince. Mange correctement et repose-toi ce weekend. Et n'oublie pas : à 100% la semaine prochaine !

-Oui oui.

« Casse-couilles » pensa-t-il en sortant du bureau.

 

Il avait bien l'intention de se reposer, pas besoin de le lui dire. Mais avant ça, il avait un rendez-vous à ne pas manquer.

 

A 13h tapante, Cédric aperçut sa sœur qui sortait de la tour dans laquelle elle travaillait. Quand elle le vit approcher, sortant de l'ombre du pilier auquel il s'était adossé, elle lui fit un signe de la main et vint à sa rencontre.

-Salut Sophie.

-Salut, répondit-elle en l'embrassant. Ca faisait longtemps !

Elle l'observa des pieds à la tête.

-Dis, t'aurais pas rétréci ? plaisanta-t-elle.

-Très drôle ! C'est peut-être toi qui as fini par grandir un peu, renchérit-il.

Elle lui prit le bras et ils descendirent les escaliers en direction de l'avenue.

-Ca a été ta semaine ? Tu fais quelque chose ce weekend ? le questionna-t-elle.

-J'ai pas arrêté de bosser, je vais enfin pouvoir me reposer un peu. Mais j'aurai la visite d'Anaïs demain soir.

-Tu vois encore cette fille ?! C'est ton plan cul régulier ou quoi ?

-Dis pas ça !

-Ben quoi, c'est bien ça, non ? Et puis j'ai bien le droit de m'inquiéter pour mon grand frère qui, à 36 ans, n'a aucune vie sociale en dehors de son boulot.

-Si on changeait de sujet, où est-ce que tu m'emmènes ?

-Un endroit sympa avec une terrasse. Il fait beau, autant en profiter ! Tu aurais bien besoin de prendre des couleurs, tu es tout pâle.

Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent devant un petit restaurant disposant d'une terrasse en bois surélevée. Ils s'installèrent à une table et passèrent commande.

- Je ne sais pas si c'est parce que ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vu mais je te trouve changé.

-Ah bon, en quoi ?

-Je ne sais pas trop, mais j'ai l'impression que tu es différent. Physiquement je veux dire.

-Il paraît que j'ai perdu du poids.

-Haha, c'est peut-être ça.

Le serveur apporta leurs plats et ils déjeunèrent tranquillement. Après le repas, ils commandèrent tous les deux un café et comme le ciel se couvrait, Cédric retira les lunettes de soleil qu'il portait depuis qu'il était sorti de son lieu de travail.

- Ça alors ! Tu portes des lentilles toi maintenant ?

-Hein ?

-Ça te va bien cette couleur, mais ça me surprend de ta part ce genre de… coquetterie.

-Euh…tu m'excuses une seconde.

Nerveux, Cédric se leva et pénétra à l'intérieur du restaurant. Il se dirigea vers les toilettes et se planta devant le miroir au-dessus du lavabo pour examiner ses yeux sous tous les angles. Pas de doute, ils étaient bien devenus verts, mais des pigments bleus étaient apparus par endroit, donnant à son iris une teinte peu commune. Depuis quand ? Comment ne s'en était-il pas rendu compte ? Il sortit précipitamment des toilettes et retourna sur la terrasse. Sophie le regarda prendre ses affaires sans comprendre.

-Qu'est-ce que tu fais ? Tu t'en vas ? demanda-t-elle étonnée.

-Désolé, il faut que je parte, dit-il en sortant un billet de sa poche d'une main tremblante.

-Et ton café ?! Tu es sûr que ça va ?

-C'est rien, une affaire urgente. Merci pour ton invitation.

Il l'embrassa et s'éloigna rapidement sous le regard de sa sœur, incrédule. Légèrement paniqué, il rentra directement chez lui pour appeler son médecin. Comme il n'avait plus mal aux yeux, il n'utilisait plus les gouttes, mais peut-être avait-il attrapé quelque chose de grave sans le savoir ? Il composa le numéro du généraliste mais la sonnerie résonna dans le vide de longues minutes.

Cédric consulta sa montre. La pause de midi n'était pas terminée. Il s'assit dans son canapé et essaya de se calmer. Après tout, il n'éprouvait aucune gêne, ce n'était sans doute rien. Il sentit une tension dans ses muscles et la lassitude le gagna. « Je devrais peut-être m'allonger un peu. »

 

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La sonnerie du téléphone le réveilla. Encore à moitié endormi, il ne prit pas la peine de décrocher et laissa le répondeur se mettre en marche. C'était Anaïs. « Cédric, où est-ce que tu es ? J'ai eu beau t'appeler hier soir, tu n'as pas décroché. Tu aurais pu me prévenir quand même ! Je me suis déplacée pour rien… »

Cédric resta figé d'étonnement. Il avait dormi près de quarante-huit heures ! Il avait peine à le croire. Il consulta son portable. On était bien dimanche. Il avait plusieurs appels manqués d'Anaïs et de sa sœur aussi. Il les appellerait plus tard. Pour le moment il avait une faim de loup.

Il se leva, s'étira et constata avec satisfaction qu'il n'avait plus mal nulle part. Cette longue période de sommeil avait due lui faire du bien. Il réprima un bâillement et se rendit à la cuisine mais manqua de tomber en s'emmêlant les pieds. « Je ne suis pas encore très bien réveillé. J'ai trop dormi. » Il mit la cafetière en marche et ouvrit le placard pour prendre des céréales.

« Mais qu'est-ce que… » Cédric tendait désespérément le bras sans parvenir à atteindre le paquet quand son regard se focalisa sur sa main. Il ouvrit des yeux éberlués et la rapprocha de son visage, la tournant d'un côté, puis de l'autre.

Ce n'était pas sa main. Du moins, pas celle qu'il avait l'habitude de voir. Elle était plus petite, les doigts beaucoup plus fins. Reprenant ses esprits, il se dirigea vers la salle de bains et manqua de tomber encore une fois. Il se rendit compte que son pantalon traînait par terre. Il continua à avancer malgré tout et arrivé dans la salle de bains, il eut l'impression de recevoir un coup de poing dans l'estomac en voyant son reflet. C'est à peine s'il se reconnaissait.

Il remarqua tout de suite la différence de corpulence. Son corps d'ordinaire musclé qui se dessinait bien sous ses vêtements, disparaissait maintenant sous sa chemise, mais ce qui le frappa, c'est qu'il avait nettement rapetissé. Habituellement, il pouvait voir tout son buste dans le miroir, à présent il ne voyait qu'au-dessus de la ligne pectorale.

Il approcha son visage du miroir. Ses yeux étaient bleus. Complètement cette fois. Son cerveau lui envoya un signal d'alarme : « Ce n'est pas normal. Ce n'est pas normal ». Cédric sentait ses oreilles bourdonner au fur et à mesure que l'angoisse montait.

Tout à coup, quelqu'un sonna à la porte. Il ne bougea pas, mais la sonnerie retentit une seconde fois. Cédric était encore sous le choc et n'avait aucune envie d'aller ouvrir, mais la personne insistait et il se résigna à s'approcher de la porte d'entrée. Il regarda par le judas et aperçut une dame d'un certain âge qu'il ne connaissait pas. Peut-être vendait-elle quelque chose, en tous les cas, il était trop préoccupé pour s'en soucier. Il s'apprêtait à s'éloigner quand elle s'adressa à lui à travers la porte.

-Cédric, je sais que vous êtes là. Je vous ai apporté des vêtements à votre taille. Vous allez en avoir besoin.

Cédric hésita quelques secondes et ouvrit la porte.

-Je peux entrer ?

Sans attendre de réponse, elle pénétra dans l'appartement. Cédric la regarda passer devant lui, bouche-bée et referma derrière elle.

-Qui êtes-vous ? demanda-t-il en se retournant vers elle. Comment connaissez-vous mon nom ?

A bien y regarder, son visage lui disait quelque chose. Elle devait bien avoir une soixantaine d'années, très bien habillée. Mais il ne se souvenait pas d'où il la connaissait.

-Mon Philippe, murmura-t-elle.

-Pardon ?

-Excusez-moi, je sais que vous n'êtes pas lui, mais vous lui ressemblait déjà tellement. Vous avez ses yeux si caractéristiques, couleur bleu paon.

« Bleu paon ? » Cédric baissa les yeux sur la bague qu'il portait toujours et fit le rapprochement.

-C'est vous qui m'avez vendu cette bague à la brocante !

-Si vous saviez comme j'ai attendu que quelqu'un prenne ce bijou.

-Je ne comprends plus rien ! s'écria-t-il, en proie à la panique. Qu'est-ce qui se passe ?! Qu'est-ce qu'il m'arrive ?!

-Détendez-vous, vous n'êtes pas en danger, je vous l'assure. Je ne vous veux aucun mal. Au contraire le moment venu, je serai là pour m'occuper de vous.

-Le moment venu ?

-Pour l'instant la transformation suit son cours. Lorsqu'elle sera achevée, je reviendrai vous chercher.

-La transformation ? répéta Cédric hébété.

-D'ici là, tâchez de prendre vos dispositions pour dire adieu à votre vie actuelle, continua-t-elle en l'ignorant. Je vous laisse ceci en attendant, dit-elle en posant deux sacs rectangulaires par terre.

Elle passa devant Cédric une nouvelle fois et posa sa main sur son épaule.

-Prenez soin de vous.

 

La rencontre avait été brève et Cédric ne mesurait pas encore très bien ce qui venait de se passer. Son cerveau refusait de fonctionner. Pour sortir de sa paralysie, il reporta son attention sur les sacs laissés là et s'en approcha. Ils étaient remplis de vêtements de toutes sortes. Intrigué, Cédric sortit une chemise et constata que le col arborait une étiquette en tissu nominative : Philippe. Il sortit un autre vêtement ; la même étiquette. Il sortit les vêtements les uns après les autres avec frénésie et dans un accès de rage, balança les sacs à travers la pièce. Ils portaient tous ce nom. Désemparé, Cédric porta les mains à son visage. Il sentit le contact froid du métal et fixa la chevalière qu'il portait à l'annulaire.

« Tout à commencer depuis que je porte cette maudite bague » songea-t-il. Il essaya de l'enlever, mais le bijou ne bougea pas d'un millimètre. Il se précipita au-dessus de l'évier de la cuisine et enduisit son doigt de savon avant de tirer de plus belle, mais là encore, la chevalière refusait de bouger. Cédric continua à s'acharner dessus jusqu'à se faire mal, mais ses efforts furent inutiles et il finit par abandonner, à bout de souffle.

Il resta prostré dans le salon le reste de la journée, sans savoir quoi faire. Toute cette histoire était irréelle, ça ne pouvait pas être vrai. En fin de journée, il réalisa qu'il n'avait rappelé ni Anaïs, ni Sophie, mais il n'en avait pas le courage. Qu'aurait-il pu leur dire ? Soudain, une angoisse sourde le prit au ventre. Il reprenait le travail le lendemain, comment allait-il faire ?

Il tourna en rond une partie de la nuit, incapable de trouver le sommeil, mais finit par s'assoupir au bout d'un moment. Mais quand il se réveilla, il sut que la transformation s'était poursuivie durant son sommeil. Même sans s'être regardé, il le savait, il le sentait.

Il se leva et son pantalon tomba au sol. Il se leva et se rendit au salon vêtu de sa chemise, qui lui faisait presque office de robe à présent. Les habits qu'il avait sortis des sacs la veille étaient toujours en pagaille partout dans la pièce. Mais il s'en fichait.

En se tournant vers la fenêtre, il rencontra son reflet et vit un jeune homme qu'il ne connaissait pas. A côté, posée sur un guéridon, trônait une photo encadrée de lui et de sa sœur. Il fit l'aller-retour entre ses deux images de lui-même et évalua les différences. Plus petit. Plus mince. La peau plus claire. La forme de son visage avait légèrement changée. Seuls ses cheveux semblaient avoir gardé leur couleur et leur apparence habituelles. Pour l'instant.

Il sentit de nouveau l'angoisse le gagner. Il ne savait pas quoi faire. Une chose était sûre, il ne pouvait pas se rendre au boulot dans cet état. Personne ne le reconnaîtrait. Et personne ne le croirait. Et sa sœur ? Peut-être pourrait-elle l'aider ? Il se jeta sur son portable et appela son numéro.

-Allô ?

-Allô, Sophie, c'est moi. Ecoute, il faut que je…

-Qui est à l'appareil ?

-Quoi, c'est moi Cé…

-Vous appelez avec le portable de mon frère, qui êtes-vous ?

Cédric resta figé d'effroi. Sa voix avait changée elle aussi. Il ne s'en était pas rendu compte.

-Allô ? Allô ?

Paniqué, il raccrocha. Elle rappela aussitôt mais il n'osa pas répondre. Elle finit par appeler sur son fixe, mais là encore il laissa sonner dans le vide. Il se résolut à lui envoyer un message pour la rassurer mais il savait qu'elle n'en resterait pas là. Il devait faire quelque chose. Trouver une solution. Il se mit à cogiter, des heures durant, en faisant les 100 pas dans le salon. Il avait mis son portable en silencieux pour le moment mais le fixe n'arrêtait pas de sonner. A bout de nerfs, il arracha le téléphone et l'envoya s'écraser contre le mur en arrachant le câble au passage.

 

Avant toute chose, il devait se calmer. Il commençait à avoir faim. Et froid aussi. Il était toujours dans sa chemise trop grande. A contrecœur, il ramassa par terre un pull et un pantalon qu'il enfila. Ils étaient parfaitement à sa taille.

Cédric plongea son regard dans les yeux bleus de son reflet, qui lui était devenu étranger. Ce bleu lui rappela la chevalière qu'il n'avait pas réussi à enlever. Bizarrement, bien que ses doigts se soient affinés, elle lui allait toujours comme un gant. Il avait le sentiment que cette bague jouait un rôle important dans sa « transformation ». Il fallait qu'il s'en débarrasse.

Malgré tous ses efforts, il ne réussit pas à la faire bouger d'un pouce. Il pensa à faire exploser la pierre, sans savoir si cela aura un quelconque intérêt, mais il risquait fort d'y perdre un doigt. A cette idée, il sentit un frisson le parcourir. Peut-être que c'était ça la solution.

Il ne dormit pas de la nuit, trop angoissé à l'idée que la transformation allait suivre son cours. Le lendemain, il fut réveillé par des coups tambourinant à sa porte. C'était Sophie. Elle était vraisemblablement paniquée elle aussi. Elle devait croire qu'il lui était arrivé quelque chose. Ce qui était vrai en un sens.

Cédric se sentait mal de la laisser ainsi, mais que pouvait-il faire ? Il attendit, la boule au ventre, qu'elle se décide à partir. Il récupéra son portable, toujours en silencieux. Il avait plusieurs appels manqués, de son patron, d'Anaïs et surtout de sa sœur. Elle lui avait laissé un message.

« Cédric, je t'en supplie, rappelle-moi ! Je suis très inquiète. D'abord tu pars précipitamment du resto et là je n'ai plus de nouvelles. Je ne sais même pas si tu as encore ton portable. Quelqu'un d'autre m'a appelé avec ce numéro. Mais si tu as ce message contacte-moi. Si je n'ai pas de nouvelles d'ici ce soir, j'appelle la police ! Je t'en prie, appelle-moi ! »

Ce message lui fit l'effet d'une gifle. Il ne pouvait plus restait là sans rien faire. Il n'allait pas rester enfermé indéfiniment ! Il devait réagir ! Il n'était pas sûr que ça fonctionne mais il avait une idée. Celle qu'il refusait d'entreprendre jusqu'à présent. Mais à situation désespérée, mesure désespérée.

Il se dirigea à grandes enjambées vers le placard de l'entrée pour chercher sa boîte à outil, qu'il n'utilisait pour ainsi dire jamais. Il la posa bruyamment sur la table et farfouilla dedans avant de suspendre son geste. Il souleva délicatement la pince coupante, qui brillait encore de l'éclat du neuf et sentit un frisson lui parcourir l'échine.

Il alla chercher un flacon de désinfectant et une serviette propre qu'il déplia sur la table de la cuisine. Il prit son portable, hésita quelques secondes et composa le numéro des urgences. Après avoir raccroché, il arrosa généreusement l'instrument avec le produit et posa sa main à plat sur la serviette. Sa respiration s'était accélérée. Il commençait à transpirer.

Il positionna les mors de la pince autour de son annulaire, sous la chevalière, prit une grande inspiration. Et referma la pince d'un coup sec.

 

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Il ouvrit les yeux sur les murs blancs et froids d'une chambre d'hôpital. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre où il se trouvait. Puis il sentit une présence. La femme qui avait fait irruption chez lui était assise à ses côtés.

-Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle doucement. Mon pauvre chéri, votre geste était parfaitement inutile. Même si vous ne portez plus la bague, cela ne changera rien. J'aurais dû vous prévenir. Vous avez perdu votre doigt en vain.

Encore groggy sous l'effet de la morphine, Cédric entraperçut un énorme bandage qui lui entourait la main. Des images lui revinrent en mémoire. Le sang qui giclait et la douleur fulgurante qui avait manqué le faire tourner de l'œil. Il avait seulement eu la force d'enrouler la serviette autour de sa main et s'était laisser glisser au sol en attendant les secours. Il avait perdu connaissance peu après leur arrivée. La voix de la femme le ramena à la réalité.

-Vous êtes hors de danger. Néanmoins, ils veulent vous garder quelques jours en observation. Ils ont compris que vous vous étiez sciemment amputé le doigt. Mais nous savons tous les deux que c'était un acte désespéré, conclut-elle en se levant. Je viendrai vous chercher à votre sortie, dit-elle en se dirigeant vers la porte.

-Pourquoi ?

Elle s'arrêta et se retourna vers lui.

-Je vous l'ai dit, le moment venu, je serai là pour m'occuper de vous. Et cela ne saurait tarder.

 

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Il observait le jardin par la fenêtre du premier étage. La pelouse et les fleurs étaient soigneusement entretenues par un jardinier. La maison dans laquelle il vivait désormais tenait plus du manoir cossu que de la petite maison de campagne. Il ne manquait de rien : nourriture, literie, vêtements… tout ce qu'il désirait, elle le lui offrait sans compter. Mais cette vie était dénuée de sens à ses yeux.

Comme elle l'avait prédit, son corps avait terminé sa transformation peu de temps après sa venue. A présent, il ressemblait à un jeune homme de 16 ans, aux cheveux noirs et lisse. Autour de ses yeux bleus, ses rides avaient disparu et un petit grain de beauté était apparu sur sa pommette droite. Tous ses muscles avaient fondu. Il se sentait petit et frêle. Vulnérable.

Il avait essayé de s'enfuir pour voir sa sœur. Il l'avait attendue en bas de chez elle. Mais quand elle était sortie, elle ne l'avait pas reconnu. Il l'avait interpellée mais ça voix avait radicalement changé, comme si elle avait mué dans le sens inverse. Elle s'était retournée et était resté interrogative face à lui. C'est à ce moment qu'il avait compris qu'il ne pourrait pas retrouver sa vie telle qu'elle était avant. Quand il avait vu dans ses yeux qu'il n'était plus qu'un étranger pour elle.

-Philippe ? Tu peux m'apporter une couverture s'il te plaît ?

La voix le tira de ses pensées et il détourna son regard de la fenêtre.

-Oui, Mère, j'arrive.

Il n'était toujours pas habitué à ce qu'on l'appelle ainsi, mais elle avait été claire sur ce point : tout le monde devait l'appeler Philippe et il devait l'appeler Mère. Il se fit la réflexion qu'il ne connaissait même pas son nom. Les seules personnes présentes dans la maison étaient le personnel qui s'adressait à elle par Madame. Mais quelle importance.

Il sortit dans le couloir et se dirigea vers une grande armoire de laquelle il sortit une couverture, et entra dans une pièce qui servait de salle de lecture. La dame était assise sur un canapé ancien en velours, un livre à la main. Elle lui sourit quand il approcha, mais il détourna le regard et lui tendit simplement la couverture, qu'elle déploya sur ses genoux.

-Merci mon chéri, dit-elle. Viens, assieds-toi à côté de moi.

Il s'exécuta et s'assit à côté d'elle, le dos droit, le regard fixé sur un point imaginaire devant lui. La femme avait refermé son livre. Elle posa sa tête sur son épaule et glissa sa main dans la sienne.

-Je voudrais que nous restions ainsi pour toujours.

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