L'Orcadien

Wilou Riamh

Griogair rêvait de conquérir l'Amérique... | Défi 25 lancé par Matt Anasazi.

Il perçait des trous à longueur de journée. Des petits trous de trois millimètres de diamètre. Dix trous par plaque. Trente plaques par heure. Huit heures par jour. Il plaçait la plaque dans la fente prévue à cet effet, resserrait l'étau. Quinze centimètres de large, trente centimètres de long. Et il baissait le levier de sa machine-outil. Un trou. Parfaitement rond. A sa droite, il y avait Jenny, qui faisait des trous un peu plus grands, sur les mêmes plaques. A sa gauche, il y avait Robbie, qui vissait les plaques entre elles. Et il passait les plaques à John, qui les assemblait deux par deux. Et ainsi de suite. Au-dessus de lui, les ampoules crasseuses pendues au plafond un peu gris et poussiéreux, qui semblait retenir la sueur et les éclats de métal. Et en dessous, le sol, rugueux, maculé.

Une boite de conserve.

Il rêvait d'ailleurs. Certains avaient tant désiré l'Amérique qu'ils n'étaient même pas déçus de la piètre qualité de leur vie. Une amélioration est une amélioration. En Irlande, on crevait de faim. C'était ce que disait Rory. C'était un résigné. Mais Griogair n'avait pas quitté la Vieille Europe pour le Nouveau Monde, pour rester cloîtré dans une usine. Il ne savait pas vraiment à quoi servaient les trous et les vis. Il regardait New York, le soir, depuis son quartier de misère. Il était l'Ecossais au milieu des Irlandais. Mais ils faisaient front ensemble, ils s'entraidaient. Une miche de pain, un baquet d'eau.

Et ce nouveau siècle, qu'on avait tant attendu avec espoir, n'avait pas apporté ses promesses. Griogair regardait la ville en regrettant ses îles. Il rêvait d'ailleurs. De ses plages colorées, de ses vents contraires, de ses nuages menaçants, de ses soleils d'hiver... Les tempêtes de l'archipel lui manquaient. Il remontait le levier, faisait avancer sa plaque d'un centimètre sur la gauche. Exactement. Et rebaissait le levier. Les étincelles produites par la perforeuses n'étaient plus suffisantes pour lui rappeler les cumulus enflammées au point du jour. Où étaient les champs, les moutons, l'air libre ? Pourquoi avait-il tenté sa chance ailleurs, quand il avait tout ce qu'il avait toujours aimé à portée de main ?

Y compris Mhairi.

L'industrie, l'illumination, l'avancée technologique. Le sentiment que c'était là-bas que ça se passait. Les inventions, l'aventure. Pas retourner un pré et tondre les moutons. Rien à voir. Et il rebaissait le levier avec le désespoir de ces dix années passées à percer des petits trous dans des plaques de métal. Le vent froid de l'hiver new-yorkais n'avait pas la même saveur que la brise orcadienne. C'était ainsi. Il pouvait s'imposer des rêves et les accomplir. Il pouvait aussi se tromper et réaliser ses erreurs.

Je m'appelle Griogair, je ne veux pas qu'on m'oublie.

Quand il couchait avec Jenny, ce n'était pas par amour, ni même par envie d'être avec elle. Ils n'étaient que deux corps enchevêtrés. Ils faisaient des trous le jour et les comblaient la nuit. Chassaient le vide. Au moins, elle lui faisait passer le temps autrement. Ses souvenirs n'avaient pas d'existence propre sur pellicule. Les collines du paysage n'étaient pas celles de son île natale, mais les seins de Jenny. Quand il remontait, le long de son ventre, c'était comme marcher sur Hoy. Et ses coups de reins lui rappelaient un bateau qui s'échoue sur Scapa Bay.

Il s'était noyé quelque part, usant toutes ses économies pour aller en Amérique. Il avait sympathisé avec les Irlandais sur Ellis Islands, en attendant une entrée officielle dans la Terre Promise. L'excitation. Puis la désillusion.

Mhairi, que ne donnerais-je pas, pour te retrouver...

Mais elle s'était certainement mariée avec un pêcheur de Shapinsay ou d'ailleurs... Ses cheveux flamboyants, faisant écho au soleil plongeant dans l'horizon. Son sourire communicatif, qui lui donnait envie de sourire à son tour. Sa peau blanche, parsemée de tâches de rousseur. Son goût légèrement salé. Les baisers volés derrière l’église Saint Magnus. Les espérances qui prenaient naissance dans la longue nuit de décembre. Mais il était parti. Il avait pensé qu'il reviendrait un jour, l'Amérique conquise.

Mais il gardait désormais un visage noir, dans son usine bruyante ; pari risqué, pari perdu.

Et il faisait l'amour à Jenny le regard vide, les larmes ravalées. Comme Rory, lui aussi, il s'était résigné.

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