L'orchestre vide.
lolo-patchouli
« When the night has come
And the land is dark
And the moon is the only light we'll see
No I won't be afraid
Oh, I won't be afraid
Just as long as you stand, stand by me... » Extrait de Stand By Me, Ben E. King.
Nous sommes à Belleville, dans le vingtième arrondissement de Paris.
Un quartier dense qui a su conserver un esprit village dans la ville. Un mélange de paysage rural et urbain où l'on croise aussi bien des maisons faubouriennes que des tours gigantesques en béton. Et puis, planqués dans des passages secrets, on déniche de somptueux ateliers d'artistes. Aussi, il est agréable de flâner et retrouver ses amis pour se perdre dans les ruelles pavées de ce charmant décor et finir par s'attabler dans un de ces bistrots qui sert des verres de vin à des prix défiant toute concurrence, une franche invitation à la désinhibition et à la déconnade.
C'est aussi dans ce quartier populaire de l'Est parisien q'un nombre impressionnant de temples nippons a vu le jour il y a déjà quelques années. Ces endroits qui n'étaient au départ que de simples cantines, sont devenus de véritables institutions pour tous les fans inconditionnels de karaoké. Un plaisir simple qui nous vient tout droit d'Asie et qui a conquis le cœur des français. Un hobby auquel on aime s'adonner entre copines ou collègues les soirs de la semaine, le meilleur moyen pour décompresser après une journée de boulot ; un rencard que l'on se donne en famille ou entre potes durant le week-end, le moyen le plus efficace pour oublier les tracas du quotidien.
Mais laissez-moi vous emmener au bout de la terre, et pénétrons au restaurant le Matsuyama (Montagne aux Pins), je vous promets une belle ballade.
Nos premiers pas nous entraînent dans une entrée immense décorée simplement de grands vases noirs où flottent des dizaines de tiges de bambou. Fermée par un rideau rouge framboise, l'entrée distribue deux salles de restaurant, l'une est gigantesque, l'autre plus intime.
Sur les murs du restaurant, on découvre des autocollants de poissons-chats mal collés nageant dans un océan bleu délavé. La couleur s'est un peu estompée au fil du temps, pas l'effet.
Suspendues au plafond, des boules en papier représentent des animaux marins : des pieuvres violettes, des requins verts et des tortues orange. Elles semblent nous dominer.
Sur les tables, des Geishas encadrées se meuvent dans une ambiance zen aux côtés de vases miniatures remplis de fleurs minuscules en plastique.
Pour clore cette kyrielle de déco kitch et choc, un bassin s'érige en plein centre de la grande salle de restaurant. Consolidé par de grosses pierres blanches et rempli de vrais poissons, il invite les gamins à se pencher pour tenter de toucher un poisson d'ornement aussi énorme qu'une carpe. Des sirènes, des coquillages et des algues sont peints au fond de l'eau. L'aquarium a l'avantage d'être entouré d'une multitude d'arbres en plastique, ce qui permet aux mioches vicieux de traquer les poissons en toute tranquillité.
Contournons l'aquarium, et installons-nous. La chanteuse de karaoké vient de monter sur scène. Plus un bruit ne circule dans le restaurant pourtant archi bondé.
Tout au fond de la grande salle de restaurant trône une petite estrade : la scène s'ouvre devant nos yeux. Un épais rideau de velours noir protège l'artiste des regards indiscrets. Un sol habillé de lattes en bois recouvre le plancher agrémenté d'une multitude de loupiotes incrustées. Dès que l'artiste frôle l'interrupteur, des lumières rouges s'allument comme des projecteurs. Des wahou d'extase envahissent le restaurant et des frissons parcourent les échines.
Sur le côté droit de la grande salle du restaurant, on admire une tenture cousue de dragons et de serpents rouges et or qui semblent toiser le public. Le tissu scintille de mille éclats sous les lumières rouges, donnant un aspect vivant à la toile qui semble vouloir s'animer.
Du côté gauche, une machine à karaoké attend que la soirée commence. Le bouton ON peut bien se déclencher et balancer ses décibels, Setsuko (enfant de la fidélité) est prête. Agée d'une trentaine d'années, la jeune femme tient son micro bien en main, elle le tapote et adresse une révérence à tous ses clients.
Vêtue d'une jupe courte jaune, d'un mini top rose bonbon, perchée sur des escarpins fuchsias à talons aiguilles, ses jambes très longues et sa silhouette extrêmement fine la rendent particulièrement grande. Ses cheveux lisses d'un noir de geai et ses yeux en amande brillent comme des diamants.
Setsuko porte aussi un ruban couleur argent dans les cheveux, de longues plumes de paon pendent à ses oreilles, un collier de perles en verre poli glisse sur son décolleté, des dizaines de bracelets à ses chevilles ondulent au rythme de ses mouvements.
Délicatement, elle envoie des regards langoureux à un homme qui semble suspendu à ses lèvres, elle se dandine, et ouvre le bal.
Chaque soir, depuis un an, la soirée commence avec Stand By Me, la chanson préférée du papa de Setsuko, qui, derrière le comptoir de son grand bar, fixe sa protégée d'un œil attendri.
Pendant ce temps, Jorge a déjà avalé ses dix sushis saumon et bu quelques verres de saké chaud. Il dodeline en clignant des yeux, l'alcool semble avoir fait son effet. Jorge est ivre. Il sourit, dévorant sa princesse japonaise des yeux. Puis il se met à fredonner Je vois la vie en rose…, en suédois et tout bas, non seulement parce qu'il n'arrive pas à retenir les paroles de la chanson, mais surtout parce qu'il est bien trop timide pour prendre le micro.
Encore une fois, Setsuko a envoûté son beau suédois.
Ils se regardent tendrement mais ne se parlent pas. Jorge n'en peut plus. Il voudrait la prendre dans ses bras, lui chuchoter des mots doux à l'oreille, l'aimer. Il rêve d'elle, ne pense qu'à elle, il ne vit que pour elle.
Alors, ce soir, il a décidé de faire le premier pas. Il en est sûr, et il est tellement fier de lui. Il s'est entraîné toute la journée devant un miroir...
Jorge mesure deux mètres quinze, ce qui n'est pas un avantage pour lui, bien au contraire. Cela représente même un réel handicap et l'empêche sérieusement de communiquer avec le monde extérieur.
Il est toujours trop grand et mal fagoté. Ses pantalons, qu'il fait pourtant fabriquer sur mesure par The tailleur en vogue, ne tombent jamais bien. Trop lâches à la taille parce qu'il maigrit trop souvent, il a fini par adopter des bretelles qu'il cache sous ses chemises aux couleurs discrètes et aux rayures fines. Ses tricots de corps blancs, il les cache aussi. Il ne voudrait pas effrayer Setsuko parce qu'il sait que ce n'est pas très glamour. Ses chemises rayées le rendent encore plus fin avec ses très longs bras et le font ressembler à un pantin désarticulé, on a même l'impression qu'ils n'appartiennent pas à son corps tant il ne sait pas quoi en faire, ce qui le rend très maladroit mais attachant. Ainsi, il passe son temps à faire tomber des choses, ou bien bouscule les gens dans le métro sans le vouloir, et se fait engueuler dès le matin. Pourtant il ne le fait pas exprès.
Sa particularité, il revêt chaque soir un chapeau différent, il en a des cartons entiers. Des Panama ou des Borsalino l'été, des Stetson ou des hauts de forme quand il porte un costume trois pièces, des Chapkas quand vient l'hiver comme c'est aussi la coutume dans son pays. Jorge est chauve et tous ces couvre-chefs lui vont à ravir. Et Setsuko semble adorer. C'est bien là le principal...
Il a aussi de très grands pieds proportionnels à sa taille, ça va de soi. Malgré tout, il est toujours chaussé de chaussures pointues flambant neuves, et ça non plus, il ne sait pas que ça lui agrandit le pied et personne ne lui dit jamais.
Jorge a quitté Stockholm il y a un an.
Il est devenu célèbre grâce à une chaîne de magasins qu'il représente. Les collections rapportées par Jorge font un véritable tabac auprès de toutes les générations.
Les jeunes adorent acheter un tas d'objets futiles qui ne serviront jamais, déguster des boulettes dont la viande reste à déterminer, ou du saumon qui a déjà quelques kilomètres de rivière dans les nageoires, ou simplement flâner pendant des heures.
Les ménagères se pavanent dans les rayons et font le plein de vaisselle, de bougies, de photophores, de cadres qui rempliront les murs du salon, de la cuisine, des chiottes et que sais-je encore, des portraits des ancêtres affichés dans des supports en faux bois, en carton ou en plastique, des portraits de la descendance disposés en quinconce sur les murs de l'entrée.
Les vieux achètent des tapis, des plaids à foison pour l'hiver, des coussins, des rideaux qu'ils n'installeront jamais - parce que leurs enfants sont trop pris par leur job et leur vie de famille -, ils collectionnent aussi des jouets en bois pour leurs petits enfants - espérant qu'ils décrochent des jeux vidéo qui rendent idiots -.
Quant aux quadras, ils dévalisent les rayons luminaires, les étagères remplies de déco hippie et bobo, ils emplissent des sacs entiers de linge de maison à bas prix, et emportent des meubles en kit tellement chiants à monter que ça foutra forcément la merde au sein des couples ! Mais ça, Jorge, il s'en fout pas mal.
Jorge s'épanouit dans son travail et gagne un pognon monstre – ce qui lui permettra de prendre une retraite anticipée bien avant d'envisager de sucrer les fraises - et c'est à peu près tout ce qui l'intéresse, enfin presque. Le travail de Jorge ne lui laissant que peu de place pour avoir une vie sociale, il enquille sa journée de 12 heures, et vient se tanker au Matsuyama, tous les soirs, même le week-end. Enfin posé, il commande ses sushis saumon et son Saké et prend son pied à dévisager sa Setsuko, sous tous les angles.
Un soir, Jorge termine tranquillement son repas en dégustant des perles de coco. Quand il entend des cris à l'extérieur du restaurant, il ne s'inquiète pas tout de suite. Très vite, les cris redoublent d'intensité, il décide alors de se lever. Une bagarre a éclaté en pleine rue. Jorge est un peu dans un état cotonneux à cause du Saké chaud et de la fatigue, mais il finit par sortir dans la rue. Là, ses longs bras lui tombent le long du corps. Sa Setsuko est en train de se battre avec un homme très énervé qui lui réclame de l'argent. Jorge tente de les séparer mais Setsuko lui demande de ne pas s'en mêler et de rentrer. C'est la première fois qu'il entend sa voix qui ne chante pas. Il reste comme un con sur le trottoir et assiste impuissant à un règlement de comptes. Les bagarreurs finissent par s'enfuir en courant après avoir aperçu un homme qui se dirigeait droit sur eux armé d'un sabre. Jorge ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive. Il décide d'aller se rasseoir dans le restaurant pour reprendre ses esprits et attendre le retour de Setsuko. Il a enfin un prétexte pour l'aborder, mais ce soir, elle ne reviendra pas...
Le lendemain, Jorge retourne s'installer à sa place habituelle. Il ne voit pas Setsuko, il la cherche. Il passe sa commande et attend.
Pas de karaoké, le rideau noir ferme la scène. L'endroit est assez désert, comme si les clients avaient fui. Jorge ne sait pas quoi faire, il a perdu l'appétit et ne termine pas ses sushis, ni son Saké et ne commande pas de perles de coco. Mort d'inquiétude, il a très envie d'aborder le papa de Setsuko mais ce dernier semble froid et fermé comme un bloc de pierres. Il a un pressentiment, un mauvais pressentiment.
Il se rassied et décide d'attendre encore mais il ne tient plus en place. Il ressort, allume une cigarette, puis une deuxième. Il tourne comme un lion en cage sur un bout de trottoir se repassant le scénario de la veille.
Finalement, il entre à nouveau dans le restaurant. Sûr de lui, il se plante devant le père de Setsuko. Il se penche à son oreille et lui demande doucement si Setsuko va bien. Ce dernier reste muet un court instant, puis, les yeux remplis de flammes, il finit par ordonner à Jorge de passer son chemin. Jorge quitte son restaurant préféré, sans aucune explication. Il est désespéré mais surtout très en colère.
Jorge marche très lentement, quand une moto déboule à toute vitesse en face de lui. D'un vif mouvement de recul, il a juste le temps de se décaler un peu pour ne pas se prendre l'engin entre les jambes. Un homme très sec, vêtu d'un perfecto, d'un pantalon noir en cuir et de bottes à grosses boucles, file à toute allure dans une des rues perpendiculaires en adressant un signe de la main à Jorge. Il croit avoir reconnu quelqu'un mais il est tellement sonné qu'il ne sait plus très bien. Il regarde partout autour de lui pour tenter d'apercevoir à nouveau l'homme à la moto. Il inspecte le quartier. Personne. Epuisé, il décide d'abandonner la course, il n'en peut plus, et toute cette histoire ne rime à rien.
Quand il aperçoit l'homme se faufilant dans le dédale des ruelles pavées, Jorge se met à le poursuivre de toutes ses grandes jambes. C'est peine perdue, le petit bonhomme court aussi vite qu'un renard et connaît toutes les planques. Il ne le trouvera pas, mais il a bel et bien reconnu le père de Setsuko. C'est aussi lui qui portait le sabre, il en est persuadé.
Ce matin, Jorge ne sait pas très bien où il habite, il a une sale gueule de bois et a passé une nuit affreuse.
Quand soudain, il se souvient. Tout va à cent à l'heure dans sa tête, tant d'interrogations lui remuent les méninges. Il essaie de penser à autre chose, commence à se pencher sur un projet qui lui tient à cœur, mais rien n'y fait. Jorge n'a qu'une envie, attendre le soir et foncer au restaurant. Il rentre chez lui et attend.
Le soir enfin venu, il se dépêche de rejoindre le restaurant. Il trouve porte close.
Le lendemain, il se fait porter pâle. Il veut savoir. Toute la journée, il arpente le trottoir et se pointe devant le resto, toujours fermé.
Deux jours et deux nuits très mouvementés plus tard, Jorge prend son café sur la terrasse du bar en bas de chez lui, comme tous les matins.
Quand il découvre la une du Parisien.
« Le gang de Belleville enfin sous les verrous ».
Il s'interroge parce qu'il n'en a jamais entendu parler, depuis le temps qu'il habite le quartier, ça l'étonne ! Il poursuit sa lecture.
« Quatre malfrats interpellés ce mardi suite à un gros trafic d'yeux ».
« C'est dé-gueu-lasse ! » s'exclame-t-il tout haut avec son fort accent scandinave.
Puis, il finit par regarder les photos collées à l'article, avec insistance. Peut-être qu'il reconnaîtra un voisin ou bien un habitant du quartier qu'il a déjà croisé chez un commerçant ou ailleurs, qui sait ?
Soudain, le visage d'un homme semble lui sourire. Il fait un bond en arrière sur sa chaise et manque de basculer, mais il parvient à se retenir au pied de la table. Il a reconnu Setsuko.
Enfin non, ce n'est pas possible. Il nage en plein délire, il va se réveiller. Il ne peut s'empêcher de regarder la photo une dizaine de fois. Il ferme son journal, l'ouvre, le referme.
« Les hommes âgés de 35 à 40 ans, bien connus des services de police, ont été mis en examen et écroués à la prison de la Santé, après avoir été arrêtés en possession d'un nombre important de paires d'yeux humains destinés à être revendus à un chirurgien mondialement reconnu par le corps médical pour ses opérations très pointues de remplacement d'yeux ».
« Le médecin, après avoir passé 48 heures en garde à vue, semblait ignorer que ces yeux étaient volés sur des cadavres dans une morgue d'un grand hôpital parisien. Une enquête est en cours pour déterminer si le médecin connaissait l'existence de ce trafic, et qu'il fermait les yeux ! »
Ce soir, la nouvelle a un goût amer.
Jorge est assis comme d'habitude à sa place dans le grand restaurant japonais qui a ré ouvert ses portes, comme si de rien n'était.
Il a décidé d'arrêter de commander des sushis, il prend des makis parce qu'il ne pourra plus jamais avaler un sushi saumon.
Le père de Setsuko a disparu aussi, il a cédé sa place à de nouveaux propriétaires. Mais ça, Jorge s'en moque, il est même rassuré que cet homme soit enfin hors d'état de nuire.
Ce qui le bouleverse c'est de continuer à chercher, en vain, sa Setsuko. Des applaudissements retentissent, Jorge se lève et passe derrière le rideau noir.
Habillé d'une jupe courte jaune, d'un top rose bonbon et de chaussures fuchsia à talons aiguilles, maquillé comme un camion volé et paré de ses plus beaux bijoux, il lance la soirée karaoké. Il fait un une-deux en tapotant son micro et salue le public. Une perruque aux cheveux d'un noir de geai, longs et lisses comme de la soie, le coiffe. Puis, des larmes se mettent à couler le long de ses joues quand il se met à chanter « I won't cry, I won't cry, No, I won't shed a tear, just as long as you stand, stand by me. And darling, darling stand by me, oh stand by me... ». Jorge est interrompu par des salves d'applaudissements, mais il tient à terminer sa chanson dans la cohue la plus totale. Les clients sont debout, crient, hurlent, pleurent, et tous scandent Setsuko, Setsuko...
Le cœur brisé à tout jamais, c'est en continuant à interpréter les chansons de son Setsuko qu'il le gardera auprès de lui.
Et, ce soir, comme tous les soirs, l'orchestre est bien vide, sans lui…
Un texte original et bien écrit que j'ai beaucoup aimé !
· Il y a plus de 8 ans ·Ana Lisa Sorano
Merci Ana Lisa *
· Il y a plus de 8 ans ·lolo-patchouli