lorsque j'etais et d'autre nouvelle

bricekys


Librement inspirée du roman Mourir d’Arthur Schnitzler
Au bout du compte, qui aime-t-on ?
Tu m’as dit :
« Je veux mourir avec toi. »
Le ton de ta voix était calme, mais déterminé. Comme ton
regard où ne planait l’ombre d’aucun doute. Tu n’as pas tremblé
; tu n’as pas hésité un seul instant, pas une fraction de
seconde quand tu as prononcé ces mots. Je te connais bien, tu
sais. Ce n’étaient pas des paroles en l’air. Tu pensais ce que tu
disais.
Tu le pensais vraiment.
Je n’ai pas protesté. Ou si peu. Ma révolte était timorée, empreinte
d’une prudence lâche, ingrate. Masculine. Parce qu’au
fond de moi, tu vois, j’étais rassuré. C’est ça, rassuré. Ton sacrifice
insensé m’a réconforté. T’entendre me faire cette
déclaration, lire dans tes yeux la panique, la peur de me perdre
pour toujours…
Mais pas seulement. Savoir aussi qu’après moi tu
n’appartiendrais plus à aucun autre ; que je serais le dernier à
laisser mon empreinte sur ton corps, ta peau. Oui, le dernier.

Tout ça m’a procuré un étrange, un misérable soulagement.
C’est pour ça. Si je n’ai rien fait, rien tenté pour te dissuader,
c’est parce que ça me faisait du bien, tu comprends ; ça voulait
dire que tu m’aimais, que tu m’aimais vraiment.
Avant. Lorsque j’étais.
Je m’en souviens encore, je m’en souviens bien. C’était
l’hiver. Nous avions appris la nouvelle un matin de janvier.
Nous sommes sortis de l’établissement hospitalier, sans un mot,
la gorge nouée, le coeur en miettes, mais la tête haute, comme si
on se savait observés. Nous n’avions rien montré aux gens, rien
offert aux charognards qui flairent et guettent le malheur des
autres comme des crève-la-faim.
Nous avons attendu d’être rentrés pour nous tomber dans
les bras. Et mélanger nos larmes.
Mourir avec moi. C’était ton souhait absolu, ton implacable
volonté. C’était ton choix. Tu disais qu’à la minute, à la seconde
où je ne serais plus, tu me suivrais dans la tombe ou « dans
n’importe quel ailleurs » as-tu ajouté. Tu disais ne pas vouloir
me survivre un souffle de plus, ne pas pouvoir le supporter. Tu
disais que ça serait un désaveu. Pire, une infidélité. Une trahison.
Tu disais… tu disais que me laisser mourir seul, c’était
comme me tuer de tes propres mains, comme… comme être la
complice de la maladie. C’est ça, une complice. Oui, tu disais
tout ça… Ces mots-là, je ne les ai pas inventés. C’étaient les
tiens.
Tu étais si sûre de toi. Si sûre et tellement belle dans ta douleur,
ton obstination absurde.

Les jours passaient. Ton entêtement restait inébranlable. De
temps en temps, je te raisonnais. Je le faisais sans envie, sans
véritable conviction. Je me drapais d’un voile de bravoure,
j’enduisais mon égoïsme d’un vernis de noblesse. La conscience
est une putain qui se laisse soudoyer avec une docilité abjecte.
Le sens moral est un mensonge. Une aberration. Je sais de quoi
je parle. Je me suis corrompu tant de fois…
Certains jours, le couperet de la culpabilité s’abattait sur moi.
Le reflet de sa lame me renvoyait mon image véritable, hideuse,
hypocrite, sans honneur. Ces jours-là, je me méprisais. J’avais
envie de disparaître, de m’enfoncer sous terre comme un rat
d’égout. Toi ? Toi, tu étais toujours là, avec ton courage insubmersible
et ta persévérance imbécile, recouvrant ma honte de
ton affection, ce manteau de réconfort dont je ne pouvais plus,
ne voulais plus me débarrasser. Oh, je sais bien. J’aurais dû partir.
Foutre le camp. Te quitter. C’est ce qu’on fait quand on
aime. On s’en va. Est-ce que je t’aimais, dis ? Est-ce que je
t’aimais ?
Nous nous étions mis d’accord. Du moment. Celui qui nous
dirait qu’il est temps. Nous voulions être les maîtres de notre
sort. Personne ne devait nous voler notre destinée. « Un
homme est fait de ses choix » a dit un écrivain, un jour. Le
choix, je l’avais encore.
Avant. Lorsque j’étais.
Nous n’avions pas décidé d’une date précise. C’était inutile
car ce jour fatidique, nous saurions le reconnaître. Je ne voulais
pas m’accrocher, résister. Je ne voulais pas être l’esclave de la
douleur, l’ombre de mon spectre, flottant dans ses vêtements,
infoutu de se déplacer, de parler, de manger, de chier tout seul !

Je m’étais juré de ne pas devenir un simulacre d’homme, un
zombi enfermé dans son tombeau de cartilage à mendier son
oxygène, cherchant pitoyablement à respirer à travers une paille
écrasée. Je… je voulais partir à ma façon. Mourir debout, tu
comprends. Debout et arrogant et lucide et toujours beau. Toujours
beau…
J’avais confiance. Moi qui n’ai jamais cru en rien, j’avais foi
en toi, en ta promesse. J’étais convaincu que tu me rejoindrais
dans cette dernière danse, que tu serais ma cavalière du néant
dans cet ultime ballet pour fausser compagnie au monde, faire
un pied de nez au Bon Dieu, un bras d’honneur à la fatalité. Tu
voulais partir avec moi. En me regardant droit dans les yeux, tu
me l’as dit. Et pauvre de moi, je t’ai crue.
Personne d’autre ne devait être au courant de notre décision.
Devant nos familles, nos amis, nous devions faire semblant de
nous battre, d’espérer. De notre promesse morbide, nous sommes
même parvenus à rire. Cet accord tacite avait quelque
chose d’excitant, d’infantile. De prodigieusement romanesque
aussi.
Une fois notre pacte scellé, nous avions décidé de vivre. De
vivre vraiment. Cela ne signifiait pas avec cette intensité stupide
qui conduit trop souvent au dispersement, au gaspillage. Non.
Nous étions désormais lucides, nourris d’une philosophie nouvelle.
Notre mort prochaine et planifiée nous fit vieillir en
accéléré, nous transmettant une sorte de lumière divine qui
nous irradiait, une incroyable acuité qui n’appartient qu’aux plus
expérimentés, à ceux qui se sont écorché le coeur aux pierres
acérées de la vérité. Nous voulions exister sans nous précipiter
ou nous perdre. Pour ça, il nous fallait trouver, puis extraire la
pulpe, la moelle de ce monde incompréhensible. Avant le tomLORSQUE
J’ÉTAIS
ber de notre rideau, il fallait apprivoiser l’essentiel. Retourner
aux fondamentaux.

Signaler ce texte