Lost in Joshua Tree (2)
Giorgio Buitoni
N'as tu jamais rêvé de chevaucher le serpent ?
Parcourir ces tracés cobalt s'allongeant à l'infini dans la lumière des phares.
Le goudron troublé par le feu du ciel, le jour. La ligne jaune tailladant le néant en deux, la nuit. Le sable fouettant le pare brise. Cette sensation de s'enfoncer en soi. De rouler en son intérieur, dévaler les pentes ensablées de ses propres artères, traverser le rideau trouble de la lymphe chaude. Rouler le long d'un nerf unique menant vers l'inconnu. Ton cœur calé sur le pouls du moteur. L'estomac qui monte et descend comme à la fête foraine sur le relief vallonné de tes muscles. Rouler et rouler encore vers soi.
Regarder Lisa et notre fils rapetisser dans le rétroviseur.
Dépasser la peur. L'anxiété. Le chagrin. Atteindre son cœur. Sa vérité. Point de fuite qui recule à mesure que tu t'en approches. Et au moment où rien n'a plus d'importance, où les questions perdent leur sens, avec la nuit qui glisse le long des portières, ton pouls qui ralenti jusqu'à presque rien, et qu'il te semble percevoir la lumière au bout du chemin, la civilisation te rattrape.
La Buick vomit des gerbes de poussière dans son sillage. Le panneau dans la lumière des phares annonce : Pioneer Town, 1946.
Home sweet home.
Des façades de 1880 recrées façon Las Vegas. Étable, prison, saloon, un décor de western authentique jusque dans ses enseignes désuètes peintes à la main. Mais derrière les portes à double battants, tu trouveras des bowlings, de la salade d'avocat, la climatisation, le Wi-fi, des waterbeds drapés de satin rose, du viagra et l'interdiction de fumer le cigare. Si t'as du pot, tu croiseras p'têtre Christian Bale en plein tournage du remake des Sept mercenaires. Mais ne rêve pas trop.
Je ralenti au bout de Mane street. Et la voilà. Ma mecque. Mon Taj-Mahal qui grandit derrière la petite lucarne en queue de paon nettoyée par les essuie-glaces dans la crasse du pare-brise.
Le Pappy's and Harriet Pioneertown palace.
De l'extérieur, ça ressemble au Joshua Tree Saloon. Un genre de vaste cabane de planche et de tôle ondulée, où tu imagines John Wayne mollardant dans un crachoir, colt à la ceinture, devant un verre de tord-boyaux. A l'intérieur, c'est la même supercherie : boiseries patinées, tête d'élans empaillés et vieilles plaques d'immatriculations rouillées aux murs. Si ce n'est que Robert Plant à chanté ici. Leon Russel et d'autres très grosses pointures. Coachella et son festival, se trouve à quelques dizaines de kilomètres, il faut dire.
Mon vieux Georges, bientôt viendra ton tour.
Toi, le petit frenchie, tu fouleras le tapis persan de la scène prestigieuse du Pappy's and Harriet Pioneertown palace ; tu égraineras tes accords devant la tenture aux couleurs du Star spangled banner, celle avec une tête de mort en surimpression qui te rappelle que le Rock n roll ne respecte rien.
Un an que les proprios me refusent l'accès à l'open mic du lundi à cause de mon accent.
Ceux qui prétendent que la musique est le langage universel ne chantent pas l'anglais comme Yasser Arafat complètement pété au beaujolais.
Communication breakdown, mon vieux Robert Plant.
Je dépasse mes rêves de gloire imaginaire, braque à gauche sur Curtis Rd et longe le Pioneer motel. Le ciel n'est rien d'autre qu'un planétarium scintillant. L'air refroidi gicle par la fenêtre ouverte et ébouriffe mes cheveux longs et clairsemés. Un panneau indique la sortie de la ville. Et de nouveau le désert. Le temps de fumer une Camel et je gare la Buick près de mon mobile-home. Un genre de container avec fenêtres, mais sans eau courante. Anomalie rouillée au milieu des dolmens de pierre blanches et des grands Yuka josué chatouillant les étoiles de leurs doigt feuillus et tortueux.
" Alors, Georges, il parait que vous avez composé la plupart de vos chef-d'œuvres dans un cloaque de taule en bordure de Pionner town ? "
- Eh bien, oui, Charlie (rire de vieux rocker célèbre boudiné dans un T-shirt The Stooges taille XS). Figure-toi que ce taudis m'inspirait autant que l'odeur de mes pieds au réveil. Rock n Roll, mec ! Tu veux un autre baquet de ce délicieux 16 ans d'âge ? "
Je claque la portière de la bagnole. Ziggy m'attend. Au garde à vous. Moustaches en alerte, il lèche nerveusement son trou de balle en attendant mieux.
" Pas grand chose pour toi, ce soir, Zig. Il m'ont viré du Joshua Tree saloon, les fumiers. J'espère que tu kiffes le vin rouge. "
Le désert enroule ses bras refroidis autour de moi, poussière, cactus et serpent à sonnette, et j'entre dans mon terrier rouillé. Ziggy se faufile entre mes jambes en miaulant comme si j'avais flingué sa mère.
Les chats ressemblent aux faux amis parisiens des soirées entre avocats et magistrats où me trainaient Lisa. Plus tu les nourris, plus ils reviennent.
La différence ?
Avant même de t'interroger sur ton, prénom, les chats ont la délicatesse de ne pas te demander :
" Que faites-vous dans la vie ? "
Ils ne te contraignent pas non plus à bafouiller une réponse, en fixant la pointe de tes Richelieu des grands soirs :
" Je bosse dans la boite de mon père. "
Et inutile d'ajouter dans un sursaut d'orgueil :
" Je fais de la musique. C'est moi qui ait composé Galère Balnéaire. "
Ces messieurs dames, leurs altesses rombières du code civil et leur nez poudré à la coke, sont déjà partis picorer leur verrine de foie gras à la figue en plus respectable compagnie.
Quoiqu'il arrive, si nous rions ensemble, nous rions pour des raisons différentes ; c'est cela l'amitié.
Un qui aime, et l'autre qui profite de ton affection : c'est cela l'amour.
Derrière chaque bonheur sur cette terre se cache un couple éternel : un menteur et un idiot qui donne la patte. Et désolé de te dire cela, mais l'idiot, c'est toi.
Il te reste le désert.
Ok.
J'en rajoute un peu. Mon altercation avec Camille me ronge le bide. Et aussi la lettre que je m'apprête à écrire à mon fils. Comme tous les soirs, ça me met le cafard en ébullition. J'ai envie de cogner de la viande saoule. Faire saigner la jointure de mes poings contre une mâchoire californienne. Je suis frustré.
Je déchausse mes converses trouées et me traine vers la kitchenette le long du couloir de tôle couvert de tenture indienne et de poster de Kerouac et de Bukowsky que je nomme mon chez moi. Le voile de sable sur le plancher de bois hérissé d'échardes colle sous la plante de mes pieds nus. Leur puanteur d'appareil à fondue montent à mes narines. La magie du désert. A ton arrivée, tu culpabilises sur l'hygiène, t'écumes les douches municipales par tranche de 48 heures, effrayé par la poisse de ton entre cuisse et la noirceur de tes ongles, t'essayes de coller à l'image de ton ancien clone de bureau, ce mec qui raffolait des sushis et repassait ses chemises H et M - Lisa détestait repasser. Au bout de six mois dans le désert, tu te surprends à renifler tes aisselles, après une semaine de jeun de savon, en pensant :
" Je peux tenir encore deux jours sans me doucher, ni attirer les coyotes. "
Le désert est le remède à tout. Y compris au culte de la savonnette parfumée partagé par tous les peuples trop bien nourris. Ici, tu redeviens le petit sauvage que nous sommes tous à la naissance, avant d'apprendre à coup de règles en fer à calculer le carré de l'hypoténuse et à sourire sur commande.
Je me verse un verre de cabernet rouge. Il sent le vernis à ongle, mais à 80 cents la bouteille, t'exiges pas du Pétrusse. Et puis, tu peux t'en servir de vinaigre dans ta salade Caesar. Autre avantage : il tabasse la cervelle. Je lève mon verre face au poster de Nick Drake au dessus de l'évier - un étroit baquet d'aluminium, inutile sans eau courante.
" A la tienne, Nicky. Je me présente : Georges Adam. Le fameux compositeur de cette ballade foireuse à quatre accords : Galères balnéaires. Le seul fait d'arme héroïque de ton serviteur pour lequel mon père s'est revendiqué de sa paternité. Cul sec, mon frère ! Au désert ! "
Je siffle mon verre et j'entends Morrison chanter :
Chaud mi ze wé tou ze nekst whiskie bare.
J'attrape la bouteille de vitriol Californien, le poste radio CD sur l'évier et me titube le long des parois de taule vers le transat et la table à l'extérieur sous le regard de mes illustres ancêtres en noir et blanc placardé aux parois. Je sens le poids de leur prunelles géniales et inspirées sur mes épaules en porte manteaux. Ziggy me suit comme une gonzesse éplorée.
" J'ai juste des cacahuètes, mon petit père. "
Je pose mon nécessaire d'alcoolique sur le petit guéridon de bois devant le mobile home. De retour à l'intérieur de mon cercueil en tôle, je déverse le contenu de ma housse de guitare dans un bol, et l'autre moitié dans une assiette en carton ayant visiblement contenu des spaghetti bolognese en boîte un siècle auparavant ; Ziggy fait la parade autour de mes pieds puants. Sa trajectoire ressemble à un huit tordu, le symbole de l'infini.
Je pose le bol de cacahuète sur le sol à l'extérieur. La petite créature aux poils collés par la poussière, grillés par la langue du désert, en lape le contenu en dressant la queue. Les animaux ont quelque chose d'apaisant. J'aimais les documentaires animaliers autrefois, tard le soir, alors que Lisa digérait ses somnifères. Quand tu as vu un coléoptère bousier rouler une boule d'excrément bovin pour la manger, tu sais que chaque être vivant n'est jamais que le petit caca nourricier d'un autre.
Je m'avachis sur le transat de toile élimée face au désert. Je suis seul avec le frisson du feuillage des yukas. Les étoiles scintillent, l'haleine glacée du désert souffle sur l'encoche de mes joues cave, pareilles à deux impacts de balles dans une plaque de tôle.
Je suis prêt.
J'extirpe mon dernier joint de la boite en métal doré d'inspiration marocaine et l' allume.
Inhale.
Contemple.
Oublie.
Tu n'es pas ton passé.
J'appuie sur la touche play du lecteur CD " une voix d'hôtesse de téléphone rose sort des haut-parleurs, défiant les frissons nocturnes du désert :
" Lesson number 3. "
Je saisis le stylo bille et le papier à lettre corné et jauni qui traine au niveau inférieur du guéridon, j'inspire un bol de poussière froide à la lueur des étoiles. La voix dit :
" What are vowels sound ? "
Je répète :
" Wat are vauouel sande ? "
J'écris :
" Cher Kevin (Lisa détestait ce prénom autant que les plats épicés), mon fiston,
Ton père a passé une sale journée.
" Sounds that is loud.
- Saoundz zat iz laoude. "
Mais tout est une question d'habitude, mon fils. D'après mes calculs, tu dois approcher des deux ans et demi. J'ignore si tu sais déjà te brosser les dents seul, mais pour les journées merdiques, c'est idem. La première fois, tu t'en souviens, et au bout de quelque temps de practice, cinq minute plus tard tu as oublié avoir englué la brosse de dentifrice. C'est pareil pour le premier jour d'école. Et ta première fellation.
Je raye : fellation. Je remplace par : premier amour.
La voix dit :
" Repeat after me :
" Look.
- Louk.
- Oo.
- Ou. "
Mon cher fils, en tant que père, je dois te mettre en garde sur certaine chose. Je sais que l'expérience des parents n'est jamais qu'une lanterne que tu porteras dans ton dos, n'éclairant que le passé d'un autre, et que tu préfèreras sans doute fumer des joints et poster des selfies de toi bourré en discothèque. Je sais aussi que ta mère te dira de te méfier de mes conseils en te refilant un billet de cinquante pour acheter ton affection inconditionnelle et soudoyer la réussite de tes études de droit ou de médecine. Ainsi pourra-t-elle prétendre à ses prestigieux amis du barreau la main sur le cœur :
" Je ne comprends pas, j'ai tout fait pour cet enfant. Pourquoi préfère-t-il jouer de la guitare et fumer des joints comme son con de père ? Ce doit être les gènes, on ne peut rien contre ça. Je vais me resservir une coupe de champagne. "
Mais au moins j'aurais la conscience tranquille. Voici une liste de recommandations ( elles ne sont pas forcément dans l'ordre d'importance ; ton père est alcoolique, c'est médical. )
1 - Ne fait jamais confiance aux femmes. Elles te détourneront de tes aspirations et piétineront ton cœur en te disant : " Je t'aime, mais faut qu'on parle. "
" Repat after me : patient
Je répète : " paichiante. "
2 - N'achète jamais le dentifrice le plus cher ; ils sont tous fabriqués au même endroit pour le même effet.
Je stoppe la lecture du CD et tire une bouffée sur le joint ; les bras moelleux du grand Jah m'enlacent en leur étreinte cotonneuse. Je darde mon regard à l'horizon, ça fait comme des bris de verre scintillant dans une mer de cobalt. Au premier plan, les silhouettes torturées des grand yuka tendues vers le ciel comme d'étrange mains noires avides de leur morceau de ciel. Les roches à l'horizon sont pareilles aux molaires brisées d'une mâchoire de sable.
Je bascule presque de mon transat quand une voix sort de l'obscurité pour dire :
" Hi ! "
La silhouette pénètre sous le chapiteau de lumière jaune émanant de l'ampoule au dessus de l'entrée du mobile home. Son bassin ondule. Les lèvres pulpeuses sont pincées en une moue qui demande : " Ai-je bien fait de venir ? "
" Barre-toi, Judy... "
Sans se démonter, elle s'avance vers moi, le roulis de ses hanches est un rêve incestueux. Le short de jean, c'est plus une culotte échancrée avec des petites franges de tissus qui pendouillent sur le haut de ses cuisses ambrées. Un instant, j'ai la vision de ces jeunes bimbos mineures trop maquillées, qu'on voit en couverture des magasines de biker, vêtues de plus de peau que de tissus, poitrines comprimées tel un petit cul d'ange dans un débardeur noué au dessus du nombril et léchant des glaces assise sur la selle d'une Harley Davidson , et qu'on recroise dix ans plus tard anorexiques ou serveuses au Mc Do.
Elle se penche en avant, son cul nargue mon regard un court instant, puis s'assoit sur le second transat, juste à côté du miens. Mademoiselle Lolita allume une cigarette avec ce petit geste précieux de la main quand a à son âge et qu'on retire vivement le mégot de ses lèvres après la première bouffée et que le mot cancer n'est encore pour toi qu'une légende urbaine. Ses immenses yeux bleus piscine me dévisagent effrontément, puis louchent sur le joint :
" C'est de la weed ?
- Barre-toi, Judy.
- Je suis majeure, tu sais. "
Son visage trop lisse semble moulé dans du plastique. Et ses lèvres, pulpeuses et retroussées, confortables comme un canapé Italien, paraissent confectionnés pour prononcer les mots : " French Kiss. "
" Barre toi, Judy. "
Elle écrase sa cigarette contre le montant du transat et m'arrache le joint des doigts.
" Bordel, Judy ! Ton père va me tronçonner au couteau suisse et m'enterrer dans le désert, s'il apprend ça ! "
Elle roule des yeux.
" Je viendrais fleurir ta tombe, Jean-Piyaire.
- Georges.
- Je préfère Jean-Piyaire, ça fait plus... "
Elle semble chercher dans les étoiles le nom de l'assassin de Kennedy, puis souffle les mots sur ma joue :
" Sexy. "
Elle tire une autre bouffée sur le joint, croise et décroise les cuisses. Sa jambe nue, affutée comme un sabre japonais, balance au sommet de son genou ; je m'efforce de ne pas baisser les yeux sur ses nichons.
Ça fait combien de temps déjà, Georges ? Deux ans ?
" Tu lui dois un mois de loyer de retard à mon vieux, d'ailleurs... "
Elle remarque la lettre sur le guéridon ; ses yeux bleus piscine s'ouvrent en phare de voiture comme quand on s'aperçoit qu'on a oublié de fermer le gaz avant de partir en vacances.
" Hé, t'écris une nouvelle chanson ? Je peux lire ? "
Le masque de femme fatale tombe, dans son regard, immense et bleu, une petite fille saute à la corde, indifférente à l'impact de son espèce sur l'écologie planétaire et au cancer de la peau. Judy a de nouveau 18 ans. Je retourne la lettre sur la table.
" Barre-toi, Judy. "
Elle s'allonge sur le transat. Son nombril se dévoile et ressemble à un endroit où on aimerait fourrer sa langue. J'essaye de ne pas penser aux mots : luxure, coït, salive. Mais j'ai la vision d'une playmate ruisselante au bord d'une piscine sur une brochure publicitaire pour les vacances aux Maldives.
C'est toujours ça, la vie, on réclame du steak d'homme saignant à se mettre sous le poing, tout ce qu'on désire c'est à manger pour son chagrin, et elle vous rattrape sournoisement par le cœur et les couilles, pour mieux vous trahir à nouveau.
Son bras se pose sur l'accoudoir du transat ; nos épidermes entre en conjonction.
Oublier les mots : confiture, latex, viagra.
" Allez, laisse moi lire, Jean Piyaire ! "
Son bras cousu au mien, la prairie blonde de son duvet contre mon cuir élimé. Cette offrande, son absence de dégout à jouer à frottis-frotta avec moi. C'est tous les couchés de soleil du monde résumé à deux petits bout de peau en conversation. La Joconde exposée dans une décharge. Décolle ton bras. Je me suis trop fait avoir, déjà. Tu ne m'auras pas.
" Barre toi, Judy... "
Elle me tend le joint.
" Laisse moi lire, d'abord. "
Son bras se presse d'avantage contre mon biceps. Bouillote chaude et duveteuse qui me renvoie au passé. La sensation oublié d'être lié à un autre être humain par la chaire. Souvenirs de Lisa. Il y a vingt ans, je me serais interrogé :
" Ce contact inopiné est-il volontaire ? "
Puis j'aurais rougi et croisé les jambes pour dissimuler le petit chapiteau de tissus à mon entrejambe en remerciant la vie pour ce hasard érotique. La nuit mes pensées auraient battu la campagne et englué mes draps pour graver à jamais dans ma mémoire le souvenir de cet accident tactile. Au point de le ressortir à mes petits enfants, comme pour dire :
" Vous voyez, mes petits, Papi n'a pas raté sa vie ! "
Aujourd'hui, je sais qu'une femme qui t'offre négligemment la caresse d'une parcelle de son épiderme, chaque effleurement furtif, est une manière de te dire :
" T'es un mec, mon gars, t'as besoin d'une pancarte ? Embrasse-moi ! "
Non, non, non.
Voilà mon projet, ma jeune dame, bousiller les derniers petits nerfs de douleur qui m'unissent encore à ton monde rose et sucré.
Je décolle mon bras à contrecœur. La sensation est celle d'un dos transpirant se libérant du plastique d'un transat en plein soleil. Les micro gouttes de sueur refroidissent a regret au contact de l'air du désert.
Judy se tourne et s'accoude de mon côté au montant du transat, le visage appuyé en parenthèse autour de ses doigts.
" Alors, c'est quoi, ce texte, Jean Piyaire ?
- J'écris à mon fils... "
Pourquoi n'ai je pas songé plus tôt à cette réponse ? Un gosse. L'équivalent d'un herpès labial pour les gamines. Rien de mieux pour la faire fuir.
Ses yeux font du houla hop dans leurs orbites hérissés de cils goudronnés au rimmel.
" Pfff... T'as pas de fils, Jean Piyaire. "
Son visage s'avance, vers mon oreille. Son haleine chaude murmure à mon tympan :
" Mais je peux être ta petite fille, si tu veux... "
Elle souffle :
" Oh, Daddy, laisse moi être ton avortement. "
La gifle raye l'espace du ciel ; Judy sursaute et recule comme un chat marchant sur une plaque chauffante. Ses yeux clignent comme après un tour de manège à sensations, mi-surprise, mi-amusée. Pas l'effet attendu.
" Oh, Daddy a de l'autorité...
- Barre-toi, Judy, je veux juste picoler et terminer cette lettre pour mon fils ! "
Le joint n'est plus qu'un bâtonnet de cendre tiède, je le balance dans l'obscurité du désert. Quelque chose détalle dans le noir, un lézard, peut-être.
" Georges Adam, 41 ans, né à Paris en 1975. "
Le visage lisse de Judy est repeint de lumière chiche par le rétroéclairage de son i-phone, son pouce fait défiler sur l'écran ma page Wikipédia - elle s'étend sur quatre lignes. Jimmy page en a deux mille cinq cents. Tout est dit.
" Divorcé et sans enfant. "
Elle répète à mon oreille:
" Sans enfant. "
Son regard plonge de nouveau sur l'écran.
" C'est un musicien Français, auteur notamment du titre : " Galère Balnéaires " avant de cesser sa carrière musicale pour rentrer dans l'anonymat.
L'anonymat ?
Le mot surine mon cœur comme une lame rouillée.
" Je continue, Jean-Piyaire ?
- Barre-toi, Judy ! "
Ses lèvres se tordent en une moue boudeuse comme un Donut mal façonné qui me rappelle Lisa. Lisa et son minois d'Audrey Hepburn. Sa poitrine en bouton pression et les petits couinements de souris qu'elle poussait parfois en dormant, et que j'écoutais avec la sensation d'être arrivé quelque part après un long voyage. Et la dernière personne à qui j'ai envie de penser, c'est elle.
" Tu manques de vocabulaire pour un écrivain, Jean-Piyaire...
- Arrête de m'appeler comme ça, bordel ! "
Elle allume une cigarette, se rallonge un instant sur le transat, soupire, puis se lève d'un bond comme on fait lorsque tes abdominaux ont encore l'avantage de ne pas laisser fuiter en avant ton ventre à bière. Dans l'éclat terreux de l'unique ampoule à l'extérieur, ses yeux reflètent l'âme de quelqu'un qui a connu la dérive des continents et l'éruption volcanique de Pompéi
" Tu sais pourquoi je viens te voir chanter ? "
I donte kère, Joudy.
" Quand tu chantes, tu portes ton cœur sur ton visage. Et moi, stupid girl, je vois la pluie et le beau temps sur un unique putain de visage, et je me sens moins seule, et ça me fait du bien. Mais dès que tu cesses de chanter, chacun de tes mots est du poison. T'es con, trop maigre, et misanthrope - ouais, je connais ce mot, on peut récurer les chiottes d'un pub et aimer la lecture, Jean-piyaire. Mais pour une raison dût à mes gros nichons texans et aux mains au cul que je dois encaisser toute la journée au boulot, ta voix et ton accent à chier me procure un genre d'orgasme intellectuel et cardiaque qui me fait transpirer sous les bras. A t'écouter, j'écris mentalement des romans pour vieilles fille obèse attablées au fastfood devant un Milkshake vanille à trois heures de l'après-midi. Et c'est peut-être vraiment ça, l'amour, Jean Piyaire. Un truc qui ressemble à ces bouquins dégoulinant qu'on lit en cachette ? "
Je me lève à mon tour et poinçonne son petit torse de bimbo de mon ongle sale ; Judy sourit insolemment :
" Oh, Jean-piyaire est en colère...
- Dans les livres, il n'y a rien, sale petite idiote, dans l'amour, il n'y a rien, dans l'amitié et la famille, que dalle. Mensonge, mensonge, mensonge, tu fais tout bien comme il faut, tu bouffes des oméga trois, tu te ruines les cuisses au powerplate, et soudain un autre type prend les commandes de ta vie. Ensuite, tu l'entends penser avec des formules de politesse et des excuses, pendant que tu lui croques l'estomac en criant " Hé ! C'est moi ! Ton vrai toi ! Tu m'écoutes ? "
Les mots sortent de ma bouche de poivrot plein de postillon.
" Lisa avait raison, ma jeune dame, l'amour est une maladie. Elle avait raison sur toute la putain de ligne. Il n'y a de vérité que dans la solitude. On ne pense droit qu'au fond d'un trou dans le désert. La liberté se gagne avec une pelle ! "
Pour toute réponse, Judy, sort un billet de cent dollars de la poche de son short et le pose sur le guéridon.
" Mes pourboires du mois. "
Elle me tourne le dos, son petit cul de garçon se dandine un instant, puis sa tête passe par dessus son épaule et elle ajoute :
" Pour ton loyer en retard. Si tu ne veux pas que mon père te casse en deux. "
Le désert est là, mystérieux, frissonnant, en réponse à tous mes maux et au léger regret de la voir s'éloigner vers son Pik up flambant neuf. Je m'avachis sur le transat. Zig me saute sur les genoux. Je déchire le billet de cent dollar en confettis, puis rature sur ma lettre à Kevin :
Ne fait jamais confiance aux femmes.
Je réécris au dessus : ne fait jamais confiance à certaine femmes.
Et j'appuie sur la touche play du lecteur CD :
" Repeat after me : book.
- Bouke. "
Et je crois bien que je m'enfile deux ou trois bouteilles de cabernet, parce qu'à un moment les étoiles et les silhouettes charbonneuses et inquiétantes des yucas disparaissent.