Lost in Joshua Tree - chap 3
Giorgio Buitoni
Tâches lumineuses sous mes paupières. Au loin, le crin- crin d'une guitare désaccordée. La chaleur suffocante du désert sous la tôle du mobile-home m'aplatit d'avantage les côtes contre les ressorts du matelas. Je me tourne sur le dos : mes paupières lourdes d'excès clignent sur le plafond maculé de chiures de mouches. Je m'adosse à la paroi écaillée du mobile home. Le décor se floute, puis réapparait, tel un fondu d'ouverture dans un film de Chaplin. Et la chose est là. Dans la pénombre striée de javelot de soleil brûlant giclant par les trous de rouille et les lamelles des persiennes. Assise à l'autre bout de mon matelas cabossé, sur l'unique fauteuil face à la fenêtre, la chose plaque ma guitare contre son ventre en barrique. Elle fait jouer ses doigts boudinés sur le manche - toing touang - puis tourne la tête vers moi.
" Réveillé, Bob ? "
Les yeux sont réduits à deux petits poinçons bleus par la boursoufflure du visage et me fixent entre deux paupières plissées. Ses lèvres caoutchouteuses luisent de salive et s'ouvrent sur un sourire torve - deux rangées de petites dents carrées toutes identiques de couleur nicotine. Le menton à fossettes est une paire de testicules de toutou affleurant à peine à la surface des replis de graisse de son cou.
Lisa et moi avions un petit jeu. Nous appelions ça : il y a toujours un boulet.
Il y a toujours un boulet pour se coller à toi dans un autobus vide.
Il y a toujours un boulet pour plonger ses pieds dans le bac de glace pilée réservé aux parties nobles de ton corps à la sortie du sauna.
Il y a toujours un boulet pour te tenir le crachoir alors que ta gueule de bois tambourine à tes tempes.
Je frictionne mes yeux d'une main dans l'espoir de voir une nouvelle réalité apparaitre.
Mais Troy est toujours là.
Coupe de cheveux mulet blonde sous sa visière à élastique imprimée Dallas Cowboys, couronnée d'un liseret blanc de sueur séchée. La lumière aveuglante du désert filtre à travers les persiennes et raye sa face de lune graisseuse façon grillade estivale.
Comment un pachyderme pareil peut-il avoir enfanté une merveille comme Judy ?
" Troy, tu... peux pas frapper, merde... Tant que tu me loues cet endroit, c'est chez moi, ici, mec... "
Il martyrise un accord de Mi majeur ; ma gueule de bois joue de la scie à métaux entre mes oreilles.
" Je me débrouille pas mal, pas vrai, Bob ? Pas vrai ?
- Tu joues comme mon pied gauche cuisine, Troy. Et moi, c'est Georges, au fait. "
Son menton à fossettes surgit des bourrelets de son cou et pointe Ziggy qui pionce au pied du matelas.
" Je vois que tu as un chat.
-- Pas le mien.
-- Les animaux, ce n'est pas dans le contrat de location, Bob, tu le sais ça ? Je devrais te facturer un supplément de 15 dollars sur le loyer pour ce petit enfoiré. Les chats, c'est Attila avec des yeux de biche, ils bousillent tout. Quand j'étais ado, on les tirait au fusil lors de nos virées près d'El Paso. Et tu ne voudrais abimer ce logement princier que je te loue, pas vrai ? Pas vrai, Bob ? "
Comme d'habitude en présence d'un importun contrariant mon exil dépressif, l'envie de me battre gronde en sourdine derrière le paravent d'alcool résiduel dans mon sang.
Attends que je récupère. Attends encore un peu. Je pince l'arrête de mon nez entre le pouce et l'index :
" Ce n'est pas MON chat, Troy. Il vient ici, c'est tout. "
Troy jette la guitare à mes pieds sur le matelas. Il essuie la sueur qui coule dans les plis barratés de son cou avec un mouchoir à carreaux rouge - le mouchoir est fixe, son visage tourne autour, puis il fourre le mouchoir dans une poche à pression de son short militaire, en extrait un cigarillo, et l'allume. Sa face de beignet dégoulinante disparait derrière les volutes bleutées, puis réapparait après une expiration bruyante.
" Mais je t'aime bien, Bob. T'es pas trop frimeur pour un Frenchie, même si tu aimes le luxe. "
Il désigne le couloir de tôle décoré de poster de Kerouac et de Bukowsky d'un mouvement circulaire du cigare.
" Et puis à ce que j'entends par ici, t'aimes bien te battre. T'as des couilles, ça me plait. "
Le point faible des obèses, c'est le ventre.
Un simple coup de pied et l'intestin qui éclate déversant son contenu dégueulasse entre les circonvolutions organiques crassasses de Troy.
Il crache sa fumée vers le plafond, tête renversée en arrière. J'ai la nausée qui monte et la pisse brûlante de la nuit attend l'ouverture des vannes.
" Alors je passe l'éponge, pour le chat, Bob. Tant qu'il chie pas dans les coins. Depuis deux ans que nous nous connaissons et que je mets grassement à ta disposition mon bien, nous sommes quasiment des amis. Pas vrai ? Pas vrai ?
-- Faut que je pisse, Troy. "
Il tire une bouffée du cigarillo et tourne son visage adipeux vers les persiennes ; ses yeux sont deux petits trous de bite bleu pâle brillant dans le rai de soleil.
" Tu vois, Bob, moi, je préfère les chiens. Ils sont fidèles. Ils ne te bouffent pas les yeux pour sauver leur peau si tu décèdes dans une pièce close en leur compagnie. "
Il tourne vers moi son visage en pièce de monnaie. Les petits ilots atrophiés de ses narines et de ses yeux noyés au milieu d'une mer de graisse, à des kilomètres de ses oreilles. Son doigt boudiné pointe mon visage :
" Un chat le fera. "
Il s'essuie de nouveau le visage avec son mouchoir.
" Prend l'exemple de ce clébard. Buck, qu'il s'appelait, je crois. Son maitre habitait en Caroline du Nord et il avait envoyé son toutou chez son père. Pour qu'il ait plus d'espace, tu vois, plus de verdure et d'arbres pour chier à droite à gauche. Eh bien... "
Il se penche en avant vers moi, hors de portée des hachures des persiennes ; son visage en gros plan à la couleur de la pâte à pain crue.
" Sais-tu, ce qui s'est passé, Bob ?
- Faut vraiment que je pisse, Troy.
- Le brave Buck s'est enfuit. Il a parcouru 800 km pour retourner chez son con de maitre. Six mois que ça lui a pris, au toutou. Cite moi un chat capable de faire ça, Bob. Pas vrai ? Pas vrai ? "
Fier de son monologue, ses paupières se plissent, et ça fait comme deux petits pains à hotdog autour de ses minuscules prunelles bleus. J'imagine ses paupières bleuirent sous la jointures blanchie de mes poings, jusqu'à virer au noir. Mais je préfère conserver mon logement.
D'abord pisser.
" Ma vessie va exploser, Troy. "
Je me lève. Je suis nu. D'ordinaire quand je m'inflige une race pareille, je ne prends pas la peine de me déshabiller. Je plaque une main sur mes parties - vieux réflexe de mon clone de bureau, Junior. Troy s'adosse au fauteuil club rapé dans l'ombre striées des persiennes et tire une bouffée de cigarillo sous sa visière de touriste allemand.
" Si tu n'as besoin que d'une main pour les cacher, c'est qu'y pas grand chose à voir, Bob. "
Tandis qu'il ricane, je tourne au coin du matelas, vers le cagibi que j'appelle la salle de bain et ouvre la porte. Mon cœur se soulève comme après une bosse sur le route. Judy sourit un index apposé sur la bouche vêtue dans le plus simple appareil. Pas le choix, je me tasse contre elle dans le minuscule réduit miteux équipé d'un lavabo inutile, en dessous duquel un seau de pisse m'attend. Nos épidermes et nos parties génitales s'accolent, face à face, et j'exécute mentalement des multiplication pour éviter de bander et de penser à l'éventualité que Troy découvre sa fille à poil dans mon mobile home. Judy approche son visage du mien, des perles de transpiration scintillent sur l'ourlet de sa lèvre et elle chuchote à mon oreille:
" C'est excitant, non, Jean Piyaire ?
La voix de Troy tonne derrière la porte de la minuscule salle de bain :
" T'as besoin que je te la tienne, Bob ? "
" Alors, Georges, expliquez aux lecteurs de Rolling Stone, comment vous avez perdu l'usage de vos jambes ?
-- Eh bien, Charlie, figurez-vous que le paternel de la petite sotte qui m'avait violé dans mon sommeil pendant que j'en tenais une bonne, m'a simplement empoigné par les pieds et les poings et brisé mes reins contre son genou. (Sourire complice et désabusé de vieux Rocker paraplégique en train de se curer le nez et qui en a vu long sur le monde et la bêtise humaine) Et vous savez quoi, Charlie , J'ai adoré ça. "
Je colle ma bouche à l'oreille de Judy :
" Bordel, mais qu'est-ce que tu branles ici ? "
Judy empalme mes fesses d'une main décidée. Sa poitrine nue se plaque contre mon torse. Ses mamelons sont deux petits napperons pointus et légèrement granuleux. La sueur nous unis comme du velcro. Elle chuchote :
" Ce n'est pas une question pertinente au vu des circonstances, je crois, Jean-Piyaire.
--Ok, ok, faut que je pisse. Tournons à l'unisson que je puisse accéder au seau sous le lavabo. "
Elle souffle à mon oreille :
" Monsieur est branché urologie ?
-- Judy, bordel, tu vas mourir si ton nazillon de père découvre ta présence ici ! "
Judy rectifie tout bas à mon oreille :
" NOUS allons, mourir, Jean-Piyaire.
-- Ma mort, c'est un détail.
-- Hé ! Bob ! Tu t'es endormi ? " raille Troy de l'autre côté de la cloison.
Judy plaque une main contre ses lèvres fendues d'un sourire goguenard. Et nous tournons plaqués l'un à l'autre dans la pièce exiguë. Deux engrenages dansant un slow. Face au lavabo, j'empoigne le seau et commence à pisser. La poitrine de Judy se presse contre mes omoplates ; le menton par dessus mon épaule, elle louche sur ma petite affaire et dit :
" Elle m'a semblé plus grosse hier... "
Je pisse bruyamment. Un effet de vase communicant s'opère. La jauge de la violence et mes facultés intellectuelles remonte à mesure que ma vessie se vide. Un mèche de cheveux blonds chatouille mon oreille et Judy chuchote :
" Impressionnant ce jet... "
Derrière la porte, Troy crie :
" Bob ? "
Je dépose le seau de pisse sous le lavabo et me retourne tant bien que mal face à Judy ; mes fesses sciées par le rebord irrégulier de la vasque. Les lèvres ourlées de Judy à un souffle des miennes, les yeux dans les yeux, nous dansons à nouveau le slow plaqué l'un à l'autre. Mon machin humide accolé à son petit hérisson, et je me retrouve dos à la porte. Judy susurre :
" La dernière goute dégouline sur mon genou, Jean-piyaire.
-- Tu restes là et tu la boucles, Judy. Tu mérites de vivre encore un peu. Ce sera ma dernière bonne action. "
La porte coulisse à demi dans mon dos, je me faxe de profil vers l'extérieur, et ferme la porte derrière moi.
" T'en as mis du temps, Bob ! "
Un voile de fumée bleu plane à hauteur de mes yeux dans la pénombre ajourée du mobile-home. Mes orteils jouent du piano sur le parquet tiédis couvert de sable. Les mains en prises sur mes parties, je fouille la pièce du regard à la recherche d'un caleçon.
" Sais-tu pourquoi les hommes ont commencé à adopter des animaux dans leur maison, Bob ? Pour leur utilité. Les chiens protégeait les troupeaux, les chats chassaient les rats des villages. "
Mon regard se fige avec horreur sur un ouvrage de coton rose en forme de T au coin du lit. Le string de Judy.
" Mais les animaux ressemblent aux femmes que tu épouses. Une fois domestiqués, ils perdent leurs intérêts. Tu les dresses à donner la patte et à chier au bon endroit, et ils deviennent juste des objets de plus.
-- Passionnant, Troy. "
En désespoir de cause, je titube vers mon short poussiéreux, exhibe mes fesses nues à Troy, et l'enfile. Je ne louche surtout pas du côté du string de coton rose au coin du lit ; je m'assieds à l'écart de cette pièce à conviction, à l'opposé sur le matelas.
" Tu sais ce que c'est, Bob. T'épouses Marilyn. Dix ans s'écoulent, et tu commences à t'interroger sur l'identité de la grosse vache aux cheveux huileux, boudinée dans un peignoir éponge rose, qui te sert le café au réveil. Et tu commences à regarder les petites jeunes, du genre de ma conne de fille, en te demandant le bien que ça ferait de lui faire faire la toupie autour de ton manche. Pas vrai ? Pas vrai ? "
Je pense : il sait que sa fille est là.
Devine sa présence, Troy.
Donne moi l'occasion de t'accoucher de tes huit mètres d'intestin façon césarienne.
Les doigts potelés de Troy se joignent telle une araignée pratiquant des pompes sur un miroir. Ses biceps sont deux jambons anémiques hérissés de poils blonds.
" Où veux-tu en venir, Troy ? Si c'est pour le loyer en reta...
-- Eh bien, vois-tu. C'est pareil pour les animaux. Les temps changent, Bob. Les gens veulent du nouveau. Ils s'emmerdent tellement qu'il veulent du danger dans leur cuisine, dans leur cave. Ils réclament des trucs capables de les bouffer. Une paire de crochets venimeux dans chaque pièce. Des drames à retardement. Sauter à l'élastique dans leur petit chez eux. Le monde n'arrive plus à bander sans son shoot d'adrénaline, c'est ça, la vérité, mon pauvre Bob. Le monde devient dingue. Pas vrai , Pas vrai ? "
J'imagine Judy pouffant en silence dans la salle de bain. Ou se masturbant, frétillante comme une lycéenne qui découvre le plaisir clandestin et décuplé de baiser avec ses parents endormis de l'autre côté de la cloison. Je dois attirer ce con à l'extérieur.
" Si nous allions poursuivre cette passionnante discussion sur la terrasse, Troy ? "
Ses prunelles de squale font l'ascenseur sur mon visage.
" Sais-tu qu'il y a beaucoup plus de serpents venimeux et d'araignées exotiques chez les particuliers que dans tous les vivariums que compte notre pays ? Faut dire qu'une mygale, ça rend mieux en photo sur Facebook qu'un épagneul. Pas vrai, Bob ? Pas vrai ? "
Il se marre, strié de noir, comme des peintures Maori peintes au pochoir.
" Je t'avoue une chose, Bob. Je n'apprécie pas cette mode d'introduire la mort dans son foyer. Si ça ne tenait qu'à moi, tout le monde posséderait un de ces chiens de traineau. Les yeux bleus de ces clébards, Bob. T'as l'impression qu'ils en savent plus que les humains sur l'avenir du monde. Cette tristesse mêlée de compassion et de sauvagerie, entre chien et loup. Pour tout te dire, ils me rappellent ma mère. "
Troy soulève et rabaisse sa visière des Dallas Cowboy, visiblement à la recherche d'une autre connerie à débiter. Soudain, je me sens fatigué. Fatigué. Fatigué. Mon père dirait :
" Emploie le mot juste, Georges, tu n'es pas fatigué, tu es las. "
Désillusionné. Dépressif. Émotionnellement lessivé. Détachant trois en un.
Je commence à jubiler à l'idée de Judy manigançant une de ces bravades de gosse, et sortant à poil de la salle de bain comme après une séance de massage californien, en disant :
" Quelqu'un a vu mon string ? Oh, tu es là, Papa ? Tu veux du café ? "
Mais Troy continue :
" Une fois, j'ai vu la jambe d'un type mordu par une de ces saloperies de reptile qu'on trouve au Mexique, au sud de Vera cruz et sur l'île d'Oaxaca, Le bongare annelé. La jambe du type ressemblait à l'idée qu'on se fait de la douleur. "
Il s'accoude au fauteuil et se penche vers moi :
" Le sang qui te pisse à l'intérieur, Bob, sous la doublure de la peau. La plaie qui enfle jusqu'à cette impression de boyau à saucisse sanguinolent bourrée à plein. Le poison jaune qui s'écoule par les deux trous laissés par les crocs. Le type qui attrape la chiasse et sa cervelle qui tambourine dans la crâne à lui sortir par les oreilles. "
Que cela doit être doux, Troy. La mort qui te tient par les pieds, le voile noir qui couvre ta vision, lentement, lentement.
" C'est là que j'ai compris, Bob. "
Il reprend bruyamment sa respiration et allume un autre cigare. Mon estomac convulsionne, je ne vais pas tarder à gerber.
" Je veux dire, qu'est-ce qu'un homme d'affaire comme moi peut faire d'autre que de suivre le mouvement ? Si les gens voulaient des cadavres empaillés pour exposer dans leur salon, je serais bien obligé de m'y mettre aussi. Ces saloperies d'animaux exotiques, c'est un business de vingt milliards de dollars par an. "
J'entends un léger gloussement provenant de la salle de bain. Je me vois déjà enfoncer légitimement le crâne de Troy à coup de poêle à frire. Mais Troy, hypnotisé par son monologue de petite frappe, poursuit sans broncher :
" Et forcément, plus les gens adoptent illégalement ces saloperies à écailles et à plumes, moins y'en a. Et plus ça rapporte. Si Hitler avait fait son boulot jusqu'au bout, chacun achèterait en douce et une fortune son petit juif collector pour l'enfermer dans sa cave et l'exhiber à ses voisins entre le plat et le dessert.
-- Troy, sortons, je vais vomir.
-- Connais-tu le mot endémique, Bob ?
-- And et Mick ? C'est pas deux personnages de Beavis et Butthead ? "
Il sourit de toutes ses petites dents carrées et jaunes, coince le cigarillo entre ses lèvres molles et rose, puis plonge sa grosse paluche velue dans son dos. La lame jaillit et luit comme une comète dans l'éclat hachuré des persiennes : un couteau de chasse plus long et affuté que tu n'en auras jamais l'usage. Le genre qui découpe des clous et des paires de tennis dans cette émission de télé-achat que nous regardions avec Lisa le dimanche matin devant un bol de Cheerios.
" Georges, quand avez-vous su que vous alliez mourir ?
- C'est simple, Charlie, (rire prétentieux et un peu trop forcé, de Rock Star décrépie, qui rappelle un vendeur de voiture tâchant de fourguer une clio d'occasion en fin de journée après deux semaines sans une vente), le couteau m'a simplement transpercé les tripes et ouvert en deux à la samouraï. C'est là que j'ai commencé à me sentir mieux, Charlie. "
" Endémique, c'est ce qui arrive avec ces perroquets chicanos, Bob. Au Mexique, il y a 22 espèces de perroquets et aras, 11 espèces sont en voie d'extinction, 6 sont menacées et 4 autres mises sous protection spéciale. Ces piafs se retrouvent dans 26 des 32 États mexicains et six espèces sont endémiques au Mexique, on ne les retrouve nulle part ailleurs dans le monde. "
Il pointe le couteau de Rambo sous mon nez ; de si près la lame semble moins propre qu'il n'y parait.
" C'est là que tu interviens, Bob. "
La lame sous mon menton est glacée.
Tranche, mon gars.
" Vas-y, Troy. Abrège... "
J'avance mon visage. La froideur du métal affutée juste sous ma carotide.
Troy se rassoit et se bidonne, toute la graisse de son abdomen rebondit telle un dessert de gelée anglaise.
" N'aie pas peur, Bob ! Nous sommes amis. Et les amis se rendent des services. Pas vrai ? Pas vrai ? "
Tu te défiles, Troy.
" Tu ne t'occupes pas de la logistique. Seulement du transport. Un plan pépère, un petit aller et retour, genre visite touristique. Et j'efface les cents dollars que tu me dois pour le loyer de retard. "
Il se cure les ongles de la pointe de son couteau de boucher. Les deux petits points bleus de ses yeux s'étrécissent en fente et harponnent les miens :
" Le plus beau, Bob ?
-- Quel transport, Troy ?
-- Tu te fais un bonus de cinq cents billets, facile.
-- Mais bordel de quoi s'agit-il, Troy ?
-- Tu aimes les oiseaux, Bob ?
-- Seulement dans les chansons. Mais de quoi on parle ?
-- De Toui du Mexique, des foutus perroquets bleus, j'ai mes contacts à Oaxaca, ils charrient la volaille jusqu'à Vera Cruz. Tu fais l'autre moitié du chemin jusqu'ici. Quatre heures au plus. Ces piaf valent 150 dollars pièces, mon... - comment disent les Français déjà ? Oh, oui -- Maon chaiwre ami. Pas vrai, pas vrai ? C'est juste une centaine de volatiles à trimballer jusqu'ici et nous sommes quittes, maon chairwe ami. "
Il semble si content de lui qu'il en frissonne. Rien ne change, tu t'exiles au milieu du désert et tu retrouves les clones de tes petits chefs de bureau parisien. Ceux qui m'arnaquaient sur la répartition des tâches en disant :
" On te laisse la plus grosse partie de ce projet, parce que c'est pile dans tes cordes, Georges. "
Un fracas de verre brisé retentit de l'autre côté de la cloison. Troy sursaute et s'agrippe au accoudoirs du fauteuil.
L'excuse que j'attendais.
" T'es pas seul, Bob ? T'essaye de me baiser ? "
Un des effets secondaire du crystal meth dont Troy est gavé : paranoïa.
Ajoute : accès de violence psychotique.
Troy se dresse de tout son périmètre, avance lourdement vers la salle de bain, couteau en avant. Au moment, où sa paluche graisseuse s'approche de la poignée et fait coulisser la porte, le corps de nymphette bronzé et satiné de Judy, s'échappe comme un courant d'air. Elle tente de s'exfiltrer par dessous l'aisselle de son père qui enroule son bras autour de son cou et l'attire contre le pneu de sa taille ; Judy gesticule, sa jolie petite tête étranglée en l'étreinte puissante du coude et des bourrelets de son paternel.
" Lâche moi, Papa ! J'étouffe !
Les jambes fuselées de Judy quittent le sol et pédalent dans le vide à l'entrée de la salle de bain. Ses fesses nues rebondissent sous l'effort. Son visage vire framboise. Les veines de son cou affleurent tel un plan de métro.
Mes poings se serrent et blanchissent. L'oubli que procure une bagarre. Comme la musique. Les muscles tendus comme des courroies d'entraînement. Le pouls qui s'emballe et pique ta poitrine. Ton QI réduit à celui d'une balle de fusil éclateuse de boyau.
" Et qu'avait vous fait, Georges ? Les lecteurs de Rolling Stone attendent la suite...
-- Eh bien, Charlie, vous savez comment ça se passe, dans ces cas-là ; on ne réfléchit pas, c'est l'instinct qui s'exprime (Air faussement sérieux qui se veut celui d'un trappeur qui a combattu un ours à main nues, mais qui rappelle plutôt un vieux rocker décadent souffrant de la gastro entérite). Vous prenez la première arme qui vous tombe sous la main et vous montrez à l'adversaire qui est le plus fort. "
Le string de Judy.
Je m'empare du sous-vêtement rose au coin du lit et je bondis à califourchon sur le dos plissée et transpirant de Troy. Judy vire au violet et continue de pédaler dans le vide en gémissant. Dans un mouvement de corde à sauter, je passe le string en garrot autour du cou de Troy et je serre. L'énorme tas en furie brandit son couteau par dessus son épaule vers mon visage. Je serre, je serre et je serre en me penchant en arrière de tout mon poids mouche, les jambes nouées autour de la taille de Troy. C'est aussi bon que l'interprétation d'une chanson de Janis Joplin. Troy cherche mon visage avec sa lame et érafle ma joue qui pisse le sang sur son T-shirt.
Oh, ouais.
" Lâche la, Troy ! T'entends ! "
Je continue mon rodéo. Le string serre autour de la gorge de Troy, mes doigts agrippés au tissus me brulent. L'étiquette du string dit : 100 % coton. Par chance, ce n'est pas du synthétique. La lame crantée m'atteint à l'oreille, puis au crâne. Délice de la douleur qui détourne de la douleur qui détourne de la douleur, et te renvoie au désert, la méthode de Lisa. Un bruit sourd. Le corps estourbi de Judy tombe sur le sol ensablé. Le visage de Troy est une tomate bien mûre. Sa main libre tente de m'agripper, puis de desserrer l'étreinte du sous-vêtement sans y parvenir. Judy rampe dans un coin. Troy gémit. Le string est une lanière en fusion qui me scie les doigts. Le couteau passe derrière le dos de Troy, et manque de me poignarder le troufignon, je tire un grand coup vers l'arrière, le solde de mes forces y passe. La tour de graisse titube, chancelle et s'effondre de tous son poids sur le matelas défoncé et ma guitare. Ton serviteur, broyé par une tonne de margarine d'os et de neurones texan indigents. Probable que vu du plafond, les seules parties de mon corps encore visibles sous la surface inerte de Troy soient mes bras et mes jambes se débattant.
" Judy, aide-moi avant qu'il se relève ! "
Une main m'agrippe par l'avant bras et me tracte de sous l'homme obèse qui git sur le matelas, un bras dans le dos.
Judy et moi nous redressons et je gueule :
" Dégage, Judy ! Je le retiens !
Une pieuvre de cheveux blonds dans le visage, Judy dit en frictionnant son cou rougi :
" Pas la peine, Jean Piyaire... "
Nous contemplons en silence la colline de graisse inerte étendue sur le matelas et la petite flaque rouge qui s'étale tout autour sur les draps.
Une larme coule sur joue de Judy, elle dit :
" Ce con s'est planté lui-même. Et ta guitare est foutue, Jean-Piyaire. "