Love letters (10)

Nathalie Bleger

Mélanie trouve des lettres dans le grenier de la maison de sa grand-mère. A qui sont-elles adressées, par qui ont-elles été écrites ? Parfois la curiosité est un vilain défaut...

 

Chapitre 10

Mélanie

Moondown

 « Moondown » est une chanson de William Sheller, que je vous conseille de découvrir, c'est une pure merveille…

Je suis restée longtemps sur la plage, recroquevillée sous un rocher, à trembler… Pourtant il fait beau, chaud même. Peu à peu les familles sont arrivées, les parasols, les bouées, les serviettes qui se replient sous le vent, tout est là, le début de l'été, les mouettes, moi je reste sous mon rocher, grelottant d'angoisse dans mon jean et mon pull froissés.

Parfois l'un ou l'autre regarde dans ma direction avec pitié, je dois avoir l'air d'une folle, d'une SDF, je le serai bientôt, il est hors de question que je retourne chez moi. Le mariage me semble incroyablement loin, un simulacre absurde, cruel. Je comprends maintenant pourquoi ils ne voulaient pas qu'on se marie, pourquoi ma mère a tant insisté, et j'ai envie de vomir. Jamais je n'aurais imaginé ça, comment ont-ils osé ?

Je gratte le sable de mes ongles cassés, j'aimerais disparaître sous terre, creuser un tunnel immense et m'y enfouir, oublier tout ça. Je serre mon sac contre moi comme un ultime rempart, ma bouée de sauvetage. Pourtant de ce sac dépassent les lettres que je n'aurais pas dû rechercher dans la vieille malle, avant-hier soir. Je voulais les faire lire à Sébastien après notre mariage, pour qu'il sache, enfin. Je pensais que lui avouer plus tôt nous aurait menés à la catastrophe, mais ça nous aurait peut-être permis de l'éviter, au contraire.

Je me revois tout à l'heure, quand je me suis réveillée dans le grand lit nuptial. Sébastien dormait encore, je n'avais pas réussi à le secouer, alors, comme je m'ennuyais, j'ai décidé de lire une lettre ou deux de plus, pour passer le temps. Je pensais avoir déjà bien cerné le sujet, les implications de ces fichues lettres, et puis je suis tombée sur celle-là.

Cette affreuse lettre.

Le bébé, c'est moi.

Je passe mes mains sales sur mon visage comme si je ne le connaissais pas, cherchant une ressemblance. Mais je ressemble à ma mère, c'est ce que tout le monde m'a toujours dit. D'une main hésitante je dégotte un petit miroir dans la doublure de mon sac, il fait sombre sous le rocher mais je cherche des traits, une bouche, des yeux. Cette gueule que je connais tellement me semble bizarre tout à coup, la bouche trop fine, le nez aquilin, la couleur des yeux, la courbe des sourcils. La courbe des sourcils.

Non, je ne veux plus penser à lui, père ou beau-père, il m'a trop hantée, depuis trop longtemps, dans trop de rêves.

Je revois son regard sur moi, ce regard noir, amer, presque accusateur.

Nos parents ont fauté et c'est nous qui sommes coupables. Enfin, moi. Un flot de bile me monte aux lèvres, mon estomac se révulse, je veux me libérer de cette horreur en la vomissant, une espèce d'accouchement immonde, définitif. Je voudrais l'expulser et oublier tout, reprendre ma vie. J'avais une vie, avant. Des parents, une famille, une maison. Maintenant je n'ai plus rien, qu'un mari défendu, un père fantôme, je ne sais plus qui je suis, je ne suis plus. Une fausse identité, une fausse filiation.

Par moments j'essaie de me raisonner, de me dire que ce n'est qu'un hasard, mais je mens, je sais que je mens. L'image de Philippe me poursuit mais celle de Sébastien est encore plus douloureuse, il ne se doute de rien, il m'aime, je l'ai foutu dans la merde. Il est si tendre, si gentil… Mille fois j'ai failli lui parler de ces lettres, tout lui dire, mille fois j'ai imaginé sa déception : « Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ? Pourquoi tu m'as caché ça ? »

Maintenant je sais. Je sais pourquoi je me sentais si proche de lui, pourquoi je l'aime d'un amour si tendre, si sage. Pauvre Sébastien. Il m'a aimée au premier regard, je me suis laissée apprivoiser, peu à peu. Séduire, un peu. C'était bon d'avoir une épaule sur laquelle poser la mienne, c'était bon d'être aimée. C'était bon d'être respectée et recherchée, de me réveiller dans ses bras, de me sentir moins seule. Pas vraiment suffisant pour se marier mais je n'ai pas su dire non, j'ai tout fait de travers, je crois.

Je commence à avoir trop chaud, sous ce rocher, je retire mon pull pour rester en tee-shirt, je sens que j'ai les cheveux en pétard, je m'en fiche. J'avale une petite pilule blanche, elle manque de rester coincée dans ma gorge, un goût amer m'emplit la bouche. J'ai soif, j'ai chaud et pourtant je tremble de plus belle, je crois que je tremblerai toute ma vie, j'aurai honte toute ma vie.

Les familles s'apostrophent joyeusement sur la plage, un ballon tombe non loin de moi, je détourne le regard. Ma faute doit être inscrite sur mon front comme elle est inscrite autour de mon doigt, dix fois j'ai enlevé cette alliance qui me gêne et dix fois je l'ai remise, en me rappelant le regard de Sébastien quand on l'a choisie.

Je l'aime mais pas comme une épouse, et maintenant tout est clair. Enfin clair.

J'en ai assez de ce rocher, j'ai mal au dos. Impossible de rentrer à l'hôtel, ou chez moi, ou chez lui. J'ai envie de fuir, pour souffler, réfléchir. Comprendre qui je suis, vraiment. Je regarde ma montre avec angoisse. Si je rentrais maintenant je pourrais faire croire que j'ai juste fait un tour sur la plage, je pourrais sourire et faire semblant. Faire comme si je ne savais pas, comme s'ils ne savaient pas, jouer la comédie à Sébastien, encore. Mais je n'en ai pas le courage. Comment le regarder en face après ça ? Comment envisager d'avoir des enfants ? J'ai beau me dire que je n'y suis pour rien, je sais que je suis complice.

Je me lève sur une brusque inspiration, j'ai envie de fuir, besoin de m'éloigner, je n'assume rien, comment vivre ça ? Crispée à mon petit sac je cours jusqu'à l'arrêt de bus, derrière lequel je me dissimule, louchant difficilement sur les horaires. Je transpire et je dois avoir l'air d'une folle, mais heureusement j'ai une enveloppe remplie de billets à côté des lettres, cadeau de mariage des oncles de Seb. C'est du vol, mais ce n'est qu'une goutte de plus dans un océan de mensonges, alors tant pis. Je monterai dans le prochain bus, peu importe où il ira, je m'arrêterai au hasard, et ce sera bien.

Les cloches de l'église sonnent midi, je me demande où est Sébastien, ce qu'il fait, ce que font mes parents. Que disent-ils, que pensent-ils ?

Une onde de pure panique me parcourt quand une BMW noire passe devant l'arrêt, la même que celle du père de Seb. Elle disparaît dans un tournant, je prie de ne pas la voir revenir, jamais. Je frémis à chaque voiture, le temps passe au ralenti, à croire qu'il s'est arrêté. Enfin le bus arrive, brinquebalant, le chauffeur me jette un coup d'œil méprisant, il râle en voyant mon billet de 100 euros. Je fourre la monnaie dans ma poche de jean sans recompter, j'avance les yeux au ras du sol, le bus est à moitié vide, ça pue la poussière et le gas-oil, je m'assoie au hasard. Tu parles d'un voyage de noces.

Les villages défilent, je n'en connais pas les noms. J'ai pris un billet pour Bordeaux, de là je pourrai prendre le TGV et aller… où ? Je ne veux pas retourner chez ma mère, à Paris, ni chez nous, à Epernay. J'ai peur, dans ce bus sale, peur de me perdre mais je sais que la liberté a le goût âcre de la solitude, j'ai lu tous ces livres, dans ma petite chambre confortable. Cette fois c'est moi qui suis sur les routes –on the road again- c'est moi qui suis perdue, ou sauvée, je ne sais pas.

Le front collé à la vitre je m'invente une vie future, une vie d'exil, peut être le soleil, l'Italie ou le Brésil, pourquoi pas. Une voiture de police nous dépasse toutes sirènes hurlantes, je me recroqueville, ça y est, je suis déjà en fuite. Est-ce que c'est un délit de partir au lendemain de ses noces ? Voire même un crime ?

Un truc me gêne dans ma poche, c'est mon portable, que j'allume. 20 messages en absence. Sébastien. Merde. Je le ré-éteins d'un geste, affolée, avant de me raviser. Et si j'envoyais un message pour qu'ils se rassurent et me laissent tranquille ? Tout dire en quelques mots, belle gageure.

En plus il faut que je dépêche, si jamais ils arrivent à localiser l'origine de l'appel. Je me crois dans un thriller alors que je ne suis qu'une paumée, mais bon. Après avoir hésité je tape « Je vais bien, ne me cherche pas, j'ai besoin de réfléchir ». J'hésite à rajouter « je t'aime », mais je ne le fais pas. Faut pas exagérer non plus. J'envoie le message simultanément à Sébastien et Emmanuel, je pressens qu'il me comprendra, lui, je ne sais même pas pourquoi.

Le bus s'arrête dans une sous-préfecture, tout le monde descend y compris le chauffeur, prétextant une pause. Je n'irai pas dans ce bistro pourri pour boire avec les autres, non merci. Je m'assois sur un banc sur la place, à l'ombre d'un chêne, tout est calme, pas un bruit dans la petite ville. J'imagine qu'ils font tous la sieste ou alors ils regardent la télé, c'est dommage de ne pas profiter du beau temps et du vent léger, en ce dimanche. Un beau dimanche pour de jeunes mariés, je chasse cette pensée.

Je me lève et j'en profite pour jeter un coup d'œil aux panneaux alentour, publicités pour des hôtels restaurants et des caves environnantes, mon cœur s'arrête en voyant « Domaine Château Delmas ». Et si c'était… ? Il me semble que M. Richard m'avait parlé d'un frère qui possédait des vignes, il y a longtemps. Et alors ? Encore une idée débile de plus, comme si je n'avais pas assez tenté le sort, et perdu. Coïncidence ou non, la ville est sur le trajet jusqu'à Bordeaux, je vais donc passer non loin. Mais je ne m'y arrêterai pas. Oh non.

Nous remontons dans le car, il me semble qu'il y a moins de monde, je recompte les billets qui me restent en cachette, j'ai l'impression qu'un gars m'observe, trois rangs derrière. Je me sens légère sans bagages mais mes livres me manquent, d'habitude j'en ai toujours un avec moi, comment vivre sans livres ? J'en achèterai un ou deux dès que possible, Kerouac ou Burroughs –j'aimerais relire « le festin nu »- ou alors Céline. Des récits de voyages un peu déjantés, comme moi. J'en soulignerai les meilleurs passages au crayon, j'analyserai les chapitres et j'en tirerai des citations à commenter, après tout je commence comme prof à la rentrée.

Une vague d'angoisse me submerge, putain c'est vrai, j'ai réussi le CAPES, ce satané CAPES, qu'est-ce que je fous dans ce bus pour nulle part ? Je suis tarée ou quoi ? Je recevrai mon affectation en fin août à Épernay, où est-ce que je serai à ce moment-là ?

Les arbres défilent, je suis dévorée par une peur panique, comme quand j'étais petite, prise dans un manège trop rapide, mais je ne peux pas crier, demander que ça s'arrête, ou alors je finirai aux urgences.

Dépression post-mariage. Pas banal.

Crétine.

Je recommence à me mordre la lèvre au sang, prise de l'envie de rentrer, retrouver ma chambre d'étudiante, ma petite vie rangée d'avant. Il n'est peut-être pas trop tard, Sébastien m'attend quelque part…

Mais le bus va trop vite, la vie va trop vite et les mensonges aussi, je suis déjà ailleurs, déjà sortie du circuit. La route s'étend à l'infini sous mes yeux, des arbres et des voitures, des voitures et des champs, des vignes et des fleurs. Je somnole un peu, abrutie par la chaleur et la fatigue due au stress, je me répète des poèmes de Shelley, ça m'évite de penser.

I met a traveller from an antique land
Who said: "Two vast and trunkless legs of stone
Stand in the desert. Near them, on the sand,
Half sunk, a shattered visage lies, whose frown,

And wrinkled lip, and sneer of cold command,
Tell that its sculptor well those passions read,
Which yet survive, stamped on these lifeless things,
The hand that mocked them and the heart that fed,

And on the pedestal these words appear:
'My name is Ozymandias, king of kings:
Look on my works, Ye Mighty, and despair!'

Nothing beside remains. Round the decay
Of that colossal wreck, boundless and bare,
The lone and level sands stretch far away

Je suis Ozymandias, le Roi des rois,
Contemplez mon œuvre Ô puissants, et désespérez !

Rien à part cela ne reste. Autour des décombres
De ce colossal naufrage, s'étendent dans le lointain
Les sables solitaires et plats, vides jusqu'à l'horizon.

Le bus ralentit dans la ville où se trouve le domaine Château Delmas, un homme descend. Sans réfléchir j'attrape mon sac et je descends aussi. L'arrêt est au milieu de nulle part, on aperçoit une ville au loin, et des propriétés derrière les vignes. Je pars à droite au hasard, faussement rassurée.

Après tout, Delmas, c'est mon nom depuis hier, non ?

Le village est plus loin que ce que j'imaginais, j'arrive en nage, les pieds douloureux. Un ou deux visages disparaissent des fenêtres à mon passage, je cherche vainement un plan des lieux sur la place du village, les rues sont désertes. Le soleil me brûle les épaules, je me réfugie dans l'Eglise, il y fait bon, presque frais. L'extrême pauvreté de l'intérieur fait frissonner, un christ se désespère sur sa croix, seul. Un banc semble m'attendre, peu à peu je vois mieux dans la semi obscurité, il y a la statue d'une vierge à l'enfant dans un coin, du mauvais plâtre, jauni par les années.

J'allume un cierge pour faire un vœu, c'est idiot mais c'est tout ce qui me vient, dans cette Eglise. Je me rappelle avoir visité les plus belles cathédrales avec ma mère, étant petite, depuis nous avons perdu le goût de l'architecture, ou la foi. La porte s'ouvre avec un grincement, je me retourne, inquiète. C'est une vieille dame qui vient prier, l'âge lui courbe le dos et le chagrin lui tord les mains, je ressors sur la pointe des pieds.

Il y a deux jeunes sur leur mobylette, de l'autre côté de la place, je prends mon courage à deux mains pour aller les interroger. Plus je m'approche plus ils me dévisagent, se poussant du coude, je dois être écarlate.

- Le domaine Delmas ? C'est pas tout près ! Vous êtes à pied ?

- Oui.

- Bon courage alors, surtout par cette chaleur. En plus je sais pas si c'est ouvert aujourd'hui, c'est dimanche. Vous voulez visiter les caves ?

- Je… euh. Pas spécialement, non.

- Vous cherchez une chambre, alors ? Je sais qu'ils font chambre d'hôte, mais je crois qu'il faut réserver, fait le plus grand en se grattant la tête.

- Et pis c'est pas donné, ajoute le petit en crachant par terre. Comment il se la pète, le père Delmas ! J'ai fait les vendanges l'an dernier, il est pas commode. Vous voulez que je vous emmène sur ma moto ?

- Non, non, merci. Si vous pouvez juste m'indiquer la direction…

- OK. C'est vous qui voyez. Vous prenez la nationale par-là, sur 5 KM à peu près, puis vous tournez sur un chemin à droite, en face de la forêt. Vous pouvez pas vous tromper, c'est indiqué.

- Merci…

- Bon, ben bon courage alors ! font-ils en rigolant et je me sens rougir, mais je m'éloigne dignement sans ralentir, trop fière.

J'arriverai sur le soir, j'espère qu'ils ne me mettront pas à la porte. J'espère ne pas faire une connerie, surtout.

A suivre…

  • Magnifique, haletant et tellement bien écrit !
    L'espoir pour elle, peut-être au bout de la route, des 5 kms ...

    · Il y a presque 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci pour tes compliments, ils me touchent infiniment...

      · Il y a presque 8 ans ·
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      Nathalie Bleger

    • Et c'est sincère !

      · Il y a presque 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

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