Love letters 14

Nathalie Bleger

Mélanie trouve des lettres dans le grenier de la maison de sa grand-mère. A qui sont-elles adressées, par qui ont-elles été écrites ? Parfois la curiosité est un vilain défaut...

 

Chapitre 14

EMMANUEL

How I needed you

Attention : changement de narrateur

« How I needed you » est une chanson de Puggy.

« Quelle conne, non mais quelle conne ! ».

Je viens de raccrocher et j'essaie de me concentrer sur mon bouquin, en vain. C'est pas possible d'être aussi bête, je la croyais plus intelligente que ça, ma frangine. Je me lève d'un bond du lit, il faut que je me calme. Je vais à la fenêtre, il fait sombre mais j'aperçois des lumières au loin, peut-être des bateaux. J'entends parfois une latte craquer, c'est ma mère qui tourne en rond, dans sa chambre. Ca fait des heures, non des jours qu'elle tourne comme ça, c'est épuisant. On n'est là que depuis une semaine et j'ai l'impression que ça fait des mois qu'on est bloqués dans cette bicoque donnant sur la mer. Chaque matin elle est plus pâle et plus nerveuse, j'en ai assez d'essayer de la rassurer. J'en ai assez. De toute façon j'ai promis à Antoine de rentrer à la fin de la semaine, on a prévu de partir en camping en Auvergne, tant pis pour ma sœur.

Quand je pense que Mel m'a toujours traité de gamin, qu'elle voulait me donner des leçons ! Quand je pense que ma mère est morte d'inquiétude et que Miss prend du bon temps je ne sais où, avec je ne sais qui. Tout va bien paraît-il, il ne faut pas qu'on s'inquiète. Ben voyons. Quelle conne, mais quelle conne !

Je jette mon téléphone sur le lit, écœuré. Quelle idée d'être partie comme ça, sur un coup de tête, c'est n'importe quoi. Elle ne s'imagine pas dans quelle merde elle nous a laissé, quelle angoisse sourde. Les jours passent au ralenti, tout tourne autour d'elle, autour de son absence. On erre comme des fantômes, dans le silence, l'été est figé, chaque appel nous broie le cœur. Ce n'est jamais elle, c'est un ami, un cousin qui a appris et vient aux nouvelles, j'entends ma mère débiter dix fois la même histoire, avec les mêmes mots. Par fatigue ou par paresse. Toujours les mêmes phrases, comme si la réalité était figée elle aussi, cristallisée par le récit. Ou alors c'est une bouée, un moyen de ne pas couler en ne réfléchissant plus aux évènements. Il y aurait des dizaines de manière de raconter l'absence, mais non. Toujours les mêmes mots. Je les connais par cœur, ils n'expliquent rien. On ose à peine se regarder, à peine vivre, depuis son départ. On se raccroche à ses SMS pour prétendre que tout va bien, qu'il ne faut pas s'en faire. Un rire ou un sourire seraient malvenus, il ne nous reste que l'espoir.

« J'aurais dû vendre cette maison, je le savais » répète ma mère tout le temps. Je me retiens de lui dire « Mais non maman, tu ne savais rien, personne ne savait. Personne ». Et c'est sûrement pas la faute de la maison. On peut chercher et désigner des coupables, mais ce n'est pas la faute de la maison, même si elle renferme des mystères. Mais les mystères appartiennent aux vivants qui se taisent, pas à la maison.

La police est passée, une simple enquête de routine, ont-ils dit, et ma mère leur a livré une version très épurée des faits, très politiquement correcte. Une disparition inexplicable au lendemain d'un mariage parfait, pas de secret d'alcôve du passé, pas de lettre trouvée, pas de scandale. Quand je lui en ai fait la remarque, elle m'a répondu sèchement « Ca n'a rien à voir avec ça ».

Fin de l'épisode.

Ben voyons.

Sauf que si, bien sûr. Ca a tout à voir avec ça, et je viens d'en avoir la preuve. Incroyable. Comment Mélanie a pu se monter tout un scénario à partir de rien, d'une lettre ? Bravo les littéraires. Belle imagination. Maintenant comment lui faire comprendre que cette histoire d'inceste, c'est du grand n'importe quoi ? Jamais ma mère ne les aurait laissé se marier si ça avait été vrai. Jamais. C'est trop grave.

Je décide d'aller faire un tour sur la plage, pour me calmer les nerfs. Il est tard mais tant pis, je ne dormirai pas sinon. Un peu de fraîcheur descend sur le jardin, la nuit est magnifique, pleine d'étoiles. Un chien aboie au loin, je longe la rue pour aller à la mer, une odeur iodée et tiède m'emplit les poumons, que je respire avec délice.

En passant devant le « château » je vois qu'une fenêtre est encore allumée au premier, elle luit faiblement sur la façade presque recouverte de lierre. J'imagine Sébastien ou son père en train d'essayer de regarder la télé, de lire ou d'avoir une activité normale, mais je devine qu'eux aussi sont obsédés par la disparition de Mélanie, par les questions. Une drôle de vie depuis quelques jours pour eux aussi. Nous partageons la même angoisse mais on les voit très peu, peut-être par pudeur, ou méfiance. Demain je dirai à Seb que sa femme va bien, je sais qu'il me posera des tonnes de questions, je sais que je n'aurai pas les réponses. Merde.

oOo oOo oOo

Je me lève vers midi, ma mère est assise dans la cuisine, épaules basses, les yeux dans le vague. Ça commence bien. Je me sers un café et je m'installe sur une chaise en face d'elle, elle ne me voit pas. Pas sûr qu'elle se soit rendu compte que j'existe, que je suis là, alors que c'est pour elle que je suis resté. Mais je ne trouve ni les mots ni les gestes, elle me sourie parfois tristement, ça me donne envie de hurler.

Je mets la radio pour me donner un peu de courage, je sors un pot de confiture puis je lâche, presque négligemment :

- Au fait, Mélanie m'a appelé, hier soir.

- Quoi ?

Ses yeux s'agrandissent, je vois littéralement la chair de poule sur ses bras, elle se tétanise.

- Oui, tard. J'ai pas voulu te réveiller, dis-je d'un ton faussement léger.

- Et alors ? Elle est où ? Elle va revenir ?

- Ecoute, je n'ai pas tous les détails. Elle va bien, elle m'a assuré que tout allait bien, mais elle ne m'a pas dit où elle était.

- Tu es sûr que tout allait bien ?

- En tout cas c'est ce qu'elle a dit. Et sa voix était calme, posée.

- Mais pourquoi elle ne m'a pas appelée, moi ? Pourquoi elle est partie ? Qu'est-ce qui lui a pris ?

Je regarde ma mère, un peu accablé. Comment trouver les mots ? C'est le moment ou jamais de tout tirer au clair, le passé, le présent, je ne suis pas certain d'en avoir la force. Je vois ses mains qui tremblent, son air éperdu, la crise de nerfs n'est pas loin et il fallait que ça tombe sur moi. Merde.

Je prends un air détaché pour répondre d'une traite :

- Elle a trouvé des lettres dans le grenier et elle en a déduit que Sébastien était son frère, voilà. Ou un truc comme ça.

- Comment ?

Cette fois elle est blême, je préfèrerais être mort que de subir ça, je sens que c'est moi qui vais tout prendre, Mélanie je te déteste.

- Mais oui, tu sais bien, Sébastien t'en a déjà parlé, de cette histoire de lettres… Tu sais bien, non ?

- Et c'est pour ça que… ?

Elle reste bouche ouverte, sous le choc, je lis l'incompréhension dans ses yeux, une hébétude complète. Visiblement deux et deux ne font pas quatre dans son esprit mais je n'ai pas envie de tout expliquer, ce n'est pas mon problème, ça me gonfle. Bon Dieu, pourquoi je ne suis pas parti avant, pourquoi je m'en suis mêlé ?

- Mais elle est complètement folle… murmure ma mère, livide.

- Ca, je ne te le fais pas dire.

- Mais elle a cru quoi ?

- Mais enfin, je te l'ai dit, maman. Que les lettres émanaient du père de Sébastien et qu'elles t'étaient adressées, donc comme ça parlait d'un bébé elle en a déduit que c'était elle. Voilà, dis-je d'un ton excédé.

- Mais c'est faux ! C'est complètement faux ! Il faut le lui dire, Emmanuel, il faut qu'elle revienne tu comprends ? Il faut absolument qu'elle revienne ! dit-elle en s'accrochant à mon bras convulsivement.

- Et bien dis le lui, toi ! Laisse-lui un message sur son portable, ou envoie-lui un SMS ! J'en ai marre de cette histoire, marre de jouer les casques bleus. Débrouillez-vous entre vous, merde ! Moi de toute façon je pars à la fin de la semaine avec Antoine en camping, j'en ai rien à foutre de vos salades !

Je me lève d'un bond et je sors sur la terrasse, je n'ai rien mangé mais tant pis, toute cette tension nerveuse est insupportable, j'en ai assez. Assez. Je cille au soleil, il fait déjà très chaud, les reflets de la mer au loin me font presque mal aux yeux, c'est le début de l'été. Difficile de croire que des gens profitent de la mer et de leurs vacances alors que nous sommes terrés à l'intérieur, volets mi-clos.

Mes pas m'amènent naturellement à la plage, il y a déjà de nombreux baigneurs installés le long du rivage, je m'installe sous un rocher, à l'ombre. Les mouettes tournent autour de moi, poussant leurs cris et débusquant de la nourriture çà et là, je crois que je les envie. Je n'en sais pas plus sur ces lettres mais à vrai dire je n'ai pas envie de connaître le fin mot de l'histoire, j'aimerais autant garder un semblant d'illusion sur les relations de mes parents.

Le divorce a déjà été brutal –même si je n'en ai pas vraiment de souvenirs, j'étais trop jeune- autant ne pas débusquer d'adultère ou autre lièvre gênant, je préfère vivre dans l'ignorance. Je n'ai pratiquement pas connu mon père et ça ne m'a pas vraiment manqué, en fait. Il nous accueillait parfois le week-end ou les vacances, nous couvrant de cadeaux, avec lui la vie était une fête perpétuelle, une autre jolie illusion. Ça me suffisait.

- Ben qu'est-ce que tu fais là ? me demande une petite fille en maillot blanc, les mains sur les hanches.

Je reconnais Manon, la sœur de Sébastien. Ou sa nièce, plutôt. Une drôle de famille, eux aussi. Elle me fixe avec intérêt, je souris :

- Et toi ? T'es avec qui ?

- Avec ma mère. C'est bien la première fois qu'elle m'accompagne, elle dort toujours à cette heure-ci d'hab. Et pis je crois que Seb va venir, parce que ma mère elle doit partir tout à l'heure.

- D'accord…

A ces mots j'aperçois Sébastien qui traverse la plage d'un pas lent, yeux fixés sur le sable. Mon cœur se serre à l'idée que j'ai des nouvelles à lui donner mais je n'ai pas le courage d'aller le voir, pas là. Louise se lève, fait un geste de la main à sa fille puis s'éloigne, Sébastien m'aperçoit et me fait un petit signe de tête.

Manon repart vers l'eau, je le regarde assis sur sa serviette l'air songeur, il n'a même pas pensé à retirer son T-shirt alors qu'il fait déjà presque 30 degrés. J'essaie de me concentrer sur autre chose, mon pote Antoine qui m'envoie des SMS sur nos futures vacances mais la silhouette triste est toujours là, au coin de mon œil. Alors je me lève en soupirant et je me dirige vers lui, un peu à contrecœur. Fichue situation. Merci, petite sœur, merci.

Il lève un regard surpris vers moi quand je m'assois à côté de lui, sur le sable.

- Ca va Sébastien ?

- Tu parles. C'est le bonheur.

Manon pousse des hurlements de joie quand elle se fait chavirer par une vague, elle est entourée de gamins radieux et nous on fait des têtes d'enterrement, sur cette plage. Je gratouille un peu le sable du bout de mes ongles, Sébastien semble avoir oublié ma présence.

« Je… hum. Ecoute, ma sœur m'a appelé hier soir, elle va bien » je débite rapidement sans le regarder. J'ai hâte d'en finir, de me tirer. Pour un peu je partirais direct, je courrais jusqu'à chez moi sans m'arrêter. Ou même à Paris, tiens.

- Vraiment ? Mais pourquoi elle t'a appelé toi ?

- Parce que… je suis son frère, elle a confiance. Ou un truc comme ça, j'imagine.

- Mais vous n'étiez pas si proches que ça, avant, reprend-il d'un ton méfiant.

- Oui, je sais. Sans doute qu'elle a pensé que je ne lui demanderais pas de comptes, ou que je ne l'engueulerais pas.

Il acquiesce tristement, pour un peu j'aurais pitié. C'est clair qu'il n'est méchant ni violent, il n'a pas mérité ça, le pauvre. Il a l'air d'avoir pris dix ans en trois jours, il porte toute la misère du monde sur ses épaules. Je reprends :

- Enfin, ce n'est pas qu'elle pensait que tu l'engueulerais mais elle avait sûrement trop honte pour te parler directement. Enfin c'est compliqué, quoi.

- Honte ? Honte de quoi ? Elle n'est pas seule, c'est ça ?

- Si, si. J'ai eu la même réaction que toi mais elle m'a juré qu'elle n'était pas avec un autre homme.

- Ben voyons. Et elle est où ?

- Ca elle ne me l'a pas dit. Juste qu'elle n'est pas très loin. Et qu'elle va bien. Qu'il ne faut s'inquiéter, elle a besoin de temps pour réfléchir.

- Réfléchir à quoi ? C'est quoi ces conneries ? Elle regrette d'avoir dit oui à la mairie ? dit-il en crispant ses poings.

- Mais non, pas du tout. Elle t'aime, j'en suis sûr, dis-je en extrapolant beaucoup.

Voilà que je suis en train de faire des déclarations en lieu et place de Mel, si ça se trouve je me goure complètement mais la détresse de Seb est si poignante que je me dois de le rassurer, à tout prix. A priori ce n'est pas lui qui est en cause dans cette affaire, sauf qu'elle semble l'avoir passé assez rapidement par pertes et profits, quand même.

- Mais pourquoi elle est partie, alors ? Tu peux me le dire, toi ?

Je soupire longuement en cherchant mes mots. Il doit y avoir une manière de raconter ça sans passer pour un fou, du moins j'espère.

- C'est à cause des lettres, tu sais ?

- Les lettres ? Quelles lettres ?

- Tu te souviens de la lettre que j'avais trouvée dimanche sous sa valise ? Hé bien il y en avait d'autres, paraît-il. Elle les a lues et en a déduit que… hé bien que vous seriez de la même famille.

- De la même famille ? Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

A ce moment un ballon vient lui cogner la tête, il se retourne et beugle : « MANON ! T'arrête avec ce ballon, tout de suite ! »

- Ben quoi ? J'ai plus le droit de jouer au ballon ? Personne n'a dit que c'était interdit ! J'vais le dire à Papynou, na !

- C'est interdit sur les plages, c'est dangereux. C'est écrit sur le panneau, là-bas. Tu ne sais pas lire ?

- Mais tout le monde y joue ! Pourquoi pas moi ? T'es trop méchant, Seb.

Elle repart en boudant jouer avec ses copains, il se tourne vers moi : « Je suis trop méchant, ça doit être pour ça qu'elle est partie… »

- Mais non. Bien sûr que non.

- C'est quoi cette histoire de cousins, alors ?

Nouveau soupir de ma part. Une vraie baudruche qui se déballonne. Je me gratte la tête, je sens mes épaules brûler au soleil, c'est le moindre de mes problèmes.

- C'est pas une histoire de cousins mais de frère et sœur. Elle s'est mis dans la tête qu'elle était ta sœur.

- Ma sœur ? Mélanie ? 

- Hé oui. Ecoute, je n'ai pas lu les autres lettres mais elle en a déduit que nos parents avaient couché ensemble et elle est persuadée d'être ta sœur. Voilà. C'est pour ça qu'elle est partie.

- Mais pourquoi elle ne me l'a pas dit ? Pourquoi elle ne m'en a jamais parlé ?

- Oh les bonnes femmes tu sais… un coup de folie passager, ou alors elle avait trop picolé. Je suis d'accord avec toi, c'est n'importe quoi.

A ma grande surprise il reste muet, perdu dans des réflexions intenses. Je n'ose imaginer qu'il prend tout ça au sérieux, alors je demande :

- C'est n'importe quoi, n'est-ce pas ?

- Je ne sais pas. Franchement, je n'en sais rien. Mon père ne veut rien dire, et pourtant c'est lui qui les a écrites, les lettres. Mais il nie.

- Mais tu es sûr que c'est lui l'auteur ?

- Pas sûr à 100 pourcent, non, parce que son écriture a évolué avec le temps, mais bon, ça y ressemble… Je lui ai déjà posé la question, il a toujours refusé de répondre. Il paraît que ça aucun lien avec nous. Mais je ne sais pas ce qu'il y a dans les autres lettres… elle te l'a dit ?

- Non. Pas du tout. Elle m'a demandé de tirer cette affaire au clair, tu te rends compte ? J'en ai parlé à ma mère mais elle aussi elle nie, je ne sais plus quoi faire, ni vers qui me tourner. Franchement c'est une histoire de fous.

- Je me doutais que ça finirait mal… murmure-t-il sans me regarder.

- Quoi ?

- Ces cachotteries. Dès le début mon père a mal réagi quand il a su le nom de famille de Mélanie, et ta mère a agi bizarrement aussi. En fait il y a eu des indices, comme des alertes, mais je n'ai pas voulu en tenir compte. Mel aussi me disait de laisser tomber ce mariage, qu'on pouvait vivre sans cela mais je ne voulais rien savoir, rien entendre. Et voilà. Voilà où on en est. Pourquoi elle ne m'a pas parlé des lettres avant, Emmanuel ? demande-t-il en me regardant dans les yeux. Pourquoi ?

Je hausse les épaules, mal à l'aise : « Peut-être qu'elle n'en savait rien. Elle les aura découvertes le jour du mariage. »

- Non, souffle-t-il. Non. Elle était étrange, j'ai toujours eu l'impression qu'il y avait quelque chose de caché en elle, un secret. Ça fait partie de son charme, d'ailleurs. Comme une espèce de fêlure, tu ne trouves pas ?

Dans d'autres circonstances je lui confirmerais bien qu'elle est fêlée, ma frangine, mais ce n'est pas le bon moment, ça ne le ferait pas rire.

Manon lui réclame une glace, il lui donne de l'argent sans même se lever. Je commence à cuire au soleil, je me réfugie sous le parasol ouvert. Sébastien est au soleil aussi mais ne semble pas s'en apercevoir, il risque de le payer ce soir.

- Mais elle va bien, au moins ? Tu me jures qu'elle va bien ? reprend-il en s'accrochant à mon bras. Je ne supporterais pas qu'il lui arrive quelque chose, tu comprends ?

- Elle m'a dit que ça allait. Qu'elle avait besoin de prendre un peu de recul, et c'est tout. Sa voix était claire et ferme. Je pense que si on arrive à prouver qu'elle n'est pas ta sœur, ou ta cousine ou que sais-je, elle reviendra.

- Oui, mais comment ?

- Est-ce que je peux passer chez toi, ce soir ?

- Oui, bien sûr. Viens quand tu veux, on se couche très tard, en ce moment. Mais t'espère quoi ?

J'ai une idée mais elle me fait peur, je la chasse et pourtant elle est toujours là, obsédante.

oOo oOo oOo

Il fait chaud ce soir, terriblement lourd. J'ai rejoint Sébastien après le repas que j'ai pris rapidement avec me mère, le ventre noué. Elle m'a posé mille questions sur l'appel de Mélanie, ses mots, ses silences, ses intentions. Je n'avais pas les réponses.

- Mais pourquoi elle ne veut pas me parler, à moi ?

- Mais j'en sais rien, maman. J'en sais rien.

- Mais elle sait bien qu'elle peut me dire pourtant. Elle sait bien que je ne la jugerai pas. Dis-le lui, Emmanuel, dis-le lui.

- Maman…

Jai soupiré, elle m'agaçait. Sa manière de jouer les victimes, les mater dolorosa, c'était insupportable, au final. Mélanie allait bien, elle le savait. Point. Je me suis levé, j'avais à peine mangé, tant pis.

- Mais elle n'a rien à raconter, maman. Rien de plus que ce que je t'ai dit. Tu sais déjà tout. Elle attend plutôt des réponses.

- Cette stupide histoire de lettres ? Mais à quoi ça rime ? fait-elle en haussant nerveusement les épaules.

- A quoi ça rime ? Il n'y a que toi qui le sais, maman. Et tu ne veux rien dire. C'est pour ça qu'elle ne veut pas te parler, maman. Juste pour ça.

Elle m'a fixé avec un drôle d'air, incompréhension ou douleur, qui m'a flanqué des frissons alors je suis sorti. La chaleur était accablante, je me suis réfugié à l'ombre, sur un vieux tabouret, derrière la maison. Il y avait des fleurs fanées, de l'herbe asséchée, un vieil arbre courbé. L'envers du décor, un peu désolant. Tout cela avait dû être beau, il y a longtemps.

J'ai envoyé des messages conciliants à Antoine qui ne comprenait pas pourquoi je ne rentrais pas, en lui promettant mon retour pour la fin de la semaine, comme prévu. C'était mon meilleur ami, un peu possessif parfois, nous attendions cette semaine de camping depuis si longtemps, il ne comprenait pas mes ennuis.

« Mais tu t'en fous de ta frangine, non ? » me répétait-il chaque jour, je n'arrivais pas à lui faire comprendre que je ne pouvais pas quitter ma mère comme ça, elle aurait été trop seule. Mon père avait proposé de revenir mais elle avait refusé, elle préférait la solitude à sa présence, je crois qu'ils se seraient trop engueulés. Déjà au téléphone les reproches et sous-entendus volaient bas, je quittais toujours la pièce dans ces cas-là, hérissé par la haine qui suintait. Comment avaient-ils pu s'aimer, vivre ensemble ? C'était le jour et la nuit, deux conceptions du monde opposées et surtout il y avait cette rancœur, cette incroyable rancœur qui ne cédait pas, même pour l'amour de ma sœur. Ils avaient quand même bien dû s'aimer, à un moment, merde.

Je ne me souvenais pas de les avoir vu ensemble et amoureux, je n'avais vécu que des allers et retours entre la semaine et certains week-ends, dont il ne fallait jamais parler. Surtout ne pas dire à notre mère qu'on s'était bien amusés, ça l'aurait détruite à petit feu. On avait pris l'habitude de mener deux vies parallèles, Mélanie et moi, dont on ne discutait jamais. On ne rencontrait jamais les « amies » de mon père non plus, même si son ex-femme était persuadée du contraire et nous mettait régulièrement en garde contre elles. On ne posait pas de questions, les questions étaient interdites. Parfois notre mère sortait le soir, rentrait au matin, là non plus pas de questions, nous étions les pions d'un jeu dont on ignorait les règles et les enjeux, mais nos bons résultats à l'école prouvaient qu'on était équilibrés, ça leur suffisait. Ça leur suffisait largement.

Pas un traumatisme pour moi, juste la certitude que je ne me marierais jamais, juste une méfiance innée pour l'amour.

Je suis resté longtemps immobile sur mon tabouret, à regarder le soleil fondre dans la mer, au loin. C'était si beau que ça me serrait le cœur, ou alors c'était la fatigue. A neuf heures je me suis dirigé vers le « château », sans véritable plan. La mission était trop compliquée pour moi –tout découvrir et tout raconter à Mélanie- en plus je n'étais même pas sûr de vouloir savoir. Cette histoire de lettres puait, quelle que soit la vérité, j'avais tout à y perdre, au moins mes dernières illusions.

Sébastien m'attendait au portail, j'ai lu dans ses yeux qu'il avait peur lui aussi, peur de ce père austère, de ces lettres coupables, il a murmuré « Tu n'es pas obligé tu sais » en m'ouvrant le portique, j'ai compris que nous n'étions que deux gamins effrayés.

Une odeur lourde emplissait l'atmosphère de leur jardin, les fleurs paraissaient sombres dans les fourrés, j'ai aperçu une ombre dans le salon de jardin, je me suis dirigé vers elle. Tout était impeccable, un rêve pour magazine de décoration, même la mer était au rendez-vous au loin, rien de dépassait, nulle part.

- Papa, j'ai invité Emmanuel à boire un verre, a dit Sébastien d'une voix un peu altérée et son père a lentement tourné la tête vers nous, comme s'il venait de se réveiller.

- Bonsoir… ai-je bafouillé en m'avançant vers une chaise, mal à l'aise.

Il n'a pas répondu, juste froncé les sourcils. Il y avait une bouteille de vin et un verre sur la table, j'ai baissé les yeux comme si j'avais surpris une scène que je n'aurais pas dû voir.

- On peut t'accompagner ? Je vais chercher des verres, a balbutié Sébastien avec une fausse assurance, me plantant là.

Le silence était lourd, son père ne l'a pas brisé, ne m'a même pas invité à m'asseoir. Il a juste détourné le regard vers l'océan, j'ai compris que je n'étais pas le bienvenu. Avec un tel accueil je n'avais aucune chance de lui tirer la moindre confidence, finalement la confrontation s'avérait plus pénible que prévu, comment avais-je pu penser que ce serait plus facile avec lui qu'avec ma propre mère ? Un grillon s'est activé, emplissant l'air de son bourdonnement, on se serait cru au bord de la méditerranée, un beau soir d'été.

J'ai entendu des voix depuis la maison, la voix criarde de Manon qui refusait de se coucher, et une voix de femme en colère, sans doute sa mère. Ca a mis un peu d'humanité dans l'atmosphère, un peu de quotidien plutôt rassurant au milieu de ce jardin obscur. Presque au même moment des lampes se sont allumées sur la pelouse et Sébastien est revenu avec des verres à dégustation, je me suis rendu compte avec inquiétude qu'il n'y avait ni jus de fruits ni coca, et je ne buvais jamais d'alcool.

- C'est toi qui as allumé, Seb ? Et les moustiques ?

- Mais on n'y voit rien du tout, papa, on va rater sa bouche… a lancé Sébastien d'un ton faussement joyeux. Assieds-toi, Emmanuel, tu ne paieras pas plus cher.

J'ai obéi, mal à l'aise. Le siège était humide, j'ai frissonné même si je n'avais pas froid. Sébastien a rempli deux verres de vin, il m'en a tendu un, je n'ai pas osé refuser.

- C'est mon oncle qui le produit, il a des vignes pas très loin d'ici. C'est un très bon crû de Bordeaux, tu verras. Il est de quelle année ?

- 1995, a répondu son père.

- Un vrai nectar. Tu sens ces accords de fruits rouges ? Et il n'est pas du tout métallique, c'est magique, a repris Sébastien en fermant les yeux.

Le goût m'a paru amer, voir âcre, j'ai grimacé dans l'obscurité, me demandant comment m'en débarrasser pendant qu'ils le commentaient comme une œuvre d'art, avec des références qui m'étaient inconnues. J'ai compris que Seb essayait d'amadouer son père ainsi, de trouver un terrain d'entente. A la manière dont il lui parlait j'ai même cru deviner que ce dernier buvait, trop peut-être, ce qui était étonnant quand on le voyait en honnête médecin, toujours sombre et austère. Mais il est de notoriété publique que beaucoup de praticiens boivent, le métier est parfois si difficile qu'un petit remontant n'est jamais de trop, même chez les plus sérieux. Sa main ne tremblait pas, il ne cillait pas, j'assistais à un rite. Ils ont ensuite bu en silence, appréciant sans doute le breuvage, avec tant de recueillement qu'on aurait dit une boisson sacrée. Je me sentais exclu, ignorant la liturgie, insensible à la beauté de l'office.

Personne n'avait le culte du vin chez nous, ma mère ne buvait jamais à la maison, mon père adorait le champagne qu'il buvait si souvent et en si grandes quantités que c'était devenu sa marotte, un truc banal. Heureusement que le grillon mettait de l'entrain à frotter ses ailes car nous n'avions rien à nous dire, le père fixant l'horizon avec intensité, comme s'il y cherchait un signe.

Il faisait tout à fait nuit à présent, l'humidité tombait sur la pelouse et l'odeur de l'océan devenait obsédante. Sébastien me lançait parfois un petit coup d'œil, espérant que je me lance mais je ne trouvais rien à dire. Bientôt il faudrait rentrer, la bouteille était presque vide, son père semblait perdu dans ses pensées.

- Papa, tu te souviens d'Emmanuel ? a demandé Seb en désespoir de cause.

J'ai frémi bêtement en entendant mon nom, j'aurais tout donné pour disparaître sous terre. Comme son père ne répondait pas, Sébastien a précisé « C'est le frère de Mélanie, tu sais ? ».

- Je sais très bien qui est Emmanuel, a dit l'homme en me fixant enfin dans l'obscurité. Il était à ton mariage, sur le second banc à gauche dans la mairie.

Sur le moment je suis resté interdit et Sébastien m'a regardé avec surprise, en renversant son verre sur son pantalon. Une tâche sombre s'est étalée sur le tissu blanc, il a grondé « merde » puis s'est levé d'un bond : « Il faut que je le traite tout de suite sinon ça ne partira jamais, flûte. Mon beau pantalon de mariage… »

Ses mots se sont évanouis avec lui dans la nuit, nous n'avons pas relevé l'allusion au mariage, c'était inutile. Son père l'a regardé disparaître sans un mot en finissant son verre, la tête tournée de mon côté, cette fois. J'avais l'impression qu'il me regardait dans l'obscurité, même si je ne levais pas les yeux du sol. C'est idiot mais j'avais peur. Peur qu'il me parle de son passé, de ma mère, d'un sujet gênant. Je me sentais pris au piège, en danger, je sentais mes épaules se contracter, j'ai failli me lever et courir chez moi, je n'en ai pas trouvé le courage.

- Vous avez des nouvelles de Mélanie ? a-t-il demandé doucement, me faisant sursauter.

- Oui. Elle m'a appelé hier, justement. Je l'ai dit à Sébastien, ai-je ajouté précipitamment.

- Elle va bien ?

- Oui. Oui, je crois.

C'était le moment où jamais, je n'ai pas osé. Il me faisait peur, si droit dans son siège, le menton ferme, même après plusieurs verres. Son attitude restait intimidante, la ligne de ses épaules ne faiblissait pas, pas un instant. J'aurais voulu en dire plus mais chaque mot était piégé, ce n'était pas le genre d'homme qu'on aborde de front sur son passé, ni sur ses fautes. Ni sur rien d'ailleurs.

Etrangement il ne m'a pas demandé pourquoi elle était partie, j'ai imaginé qu'il le savait déjà, ou qu'il s'en doutait. L'idée d'ouvrir la bouche pour aborder le sujet des lettres était une montagne infranchissable, un ravin vertigineux à franchir.

Au bout d'un long moment de silence Sébastien est revenu avec un jean, en grommelant. Il s'est rassis entre nous, l'air sombre alors je me suis levé et j'ai bafouillé :

- Je ne vais pas vous déranger plus longtemps, il est tard. Merci pour le verre, M. Delmas. A bientôt, Seb…

- Tu es sûr que tu veux déjà partir ?

- Oui, oui. A bientôt !

Je commençais à m'éloigner, prenant bien garde à ne pas écraser les fleurs quand la voix de son père m'est parvenue, un peu traînante :

- Si vous avez des nouvelles, revenez nous voir.

J'ai acquiescé dans le noir, les yeux fixés au sol, pressé de rentrer.

Et là je suis dans mon lit, à envoyer des SMS à Antoine et Gaël d'une main distraite, tout en me demandant ce qu'il a bien voulu dire par « Si vous avez des nouvelles, revenez nous voir ». Etait-ce pure politesse ou s'inquiète-il vraiment pour ma sœur ?

De toute façon je me tire à la fin de la semaine, nouvelles ou pas nouvelles.

A suivre…


 

  • C'est prenant cette histoire, je suis comme le frère de Mélanie et Sébastien : sur des charbons ardents, j'attends la suite...mais prends ton temps !
    Tu sais bien faire durer le suspense !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • merci pour ce commentaire, il me fait très plaisir :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Nathalie Bleger

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