Love letters (2)
Nathalie Bleger
MELANIE
Chapitre 2
Le lendemain des coups à la porte me font sursauter alors que je déjeune tard sur un coin de table d'un reste de fromage et de pain rassis. Je me suis levée de mauvaise humeur après une nuit agitée replie de rêves étranges. J'étais dans une maison inconnue mais délabrée recélant des pièces cachées et effrayantes, plusieurs je me suis réveillée en nage, perdue.
Un nouveau coup à la porte. Je n'attends personne, d'ailleurs je ne connais personne.
Une silhouette se dessine derrière la porte vitrée de l'entrée, j'hésite à ne pas bouger, simuler l'absence. Mais je vois la silhouette commencer à contourner la maison par la terrasse alors je me lève d'un bond, pour éviter l'entrée de l'individu par la porte-fenêtre du salon.
- Je peux vous aider ? dis-je d'un ton agressif.
- Ah ! c'est vous, mademoiselle Mélanie ? Ça me fait plaisir de vous revoir ! Vous avez changé, dites donc…
- On se connaît ? je demande au vieil homme grisonnant en face de moi, vêtu d'une chemise à carreaux et d'un pantalon sans âge, en velours côtelé.
- Vous ne me reconnaissez peut être pas, mais moi je me rappelle de vous, quand vous étiez toute petite… Vous étiez mignonne comme tout, avec votre petite robe à dentelle. Je suis Mr Richard, votre voisin, juste là, à côté.
- J'ai porté des robes à dentelles, moi ? Vous êtes sûr que vous ne confondez pas avec ma mère ?
- Bien sûr que non ! Vous croyez que je suis gaga ? Je me souviens très bien de l'été que vous aviez passé chez votre grand-mère, vous aviez une jolie petite robe rose avec de la dentelle blanche.
- J'avais 4 ans !
- Oui, oui. On vous avait prise en photo avec mon chien sur la pelouse. Mon caniche Peggy, vous ne vous souvenez pas ? Je connaissais très bien votre grand-mère, on discutait tous les jours ou presque. Une très gentille dame…
- Oui, je sais.
- Elle était triste que vous ne veniez jamais, vous savez. Elle regardait souvent vos photos, elle était fière de vous. Et de votre frère, bien sûr…
J'acquiesce d'un air gêné, je n'ai jamais vraiment su pourquoi nous n'étions pas revenus chez elle, le sujet était longtemps resté tabou à la maison, à force on n'en avait jamais reparlé. Des guêpes vibrionnent autour de nous, la chaleur commence à monter, je cherche vainement à m'éventer avec ma main.
- Et votre maman, elle va bien ? Je l'ai bien connue elle aussi, elle mettait de l'animation dans le quartier, à l'époque.
- Maman ?
- Oui, oui. C'était une sacrée, quand elle était jeune ! Toujours fourrée avec les fils Delmas, ils faisaient les 400 coups !
- Vraiment ? Je ne la voyais pas du tout comme ça…
- C'est normal. Une fois qu'elle est partie étudiante, c'est devenu une vraie dame, on ne l'a pas beaucoup revue. Mais plus jeune elle s'en est donnée, avec les gamins du château. On les entendait galoper dans la tourelle jusqu'au milieu de la rue.
- La tourelle ?
- Ben oui, la tourelle de la maison des Delmas, là-bas. Tout le monde dit le château mais c'en est pas un, bien sûr.
Je suis des yeux le doigt tendu et j'aperçois la grande bâtisse devant laquelle je suis passée hier, serait-il possible qu'il s'agisse de la maison évoquée dans les lettres ? On parlait d'une tourelle, me semble-t-il. Ce serait presque trop simple, mais plausible. Avec un peu de chance…
- Et c'était qui, les fils Delmas ?
- Des terreurs… Ils faisaient les 400 coups dans le quartier, et pourtant c'est calme par ici. L'aîné, Dominique, a repris les vignes de la famille, on ne le voit presque jamais. Il a quatre enfants, d'après ce que je sais. Le suivant, Philippe, est devenu docteur et le dernier, Patrice, travaille à la ville comme commercial automobile, il arrive toujours avec une nouvelle voiture, à chaque visite. Quel numéro celui là !
- Ah, d'accord… et maman était plus « amie » avec l'un d'eux ? je demande d'un air innocent, en me mordillant la lèvre.
- Ah, votre maman, elle en a fréquenté un, mais on a aussi parlé d'un autre, du moins c'est ce qui s'est dit à l'époque. Ça a beaucoup fait jasé, mais j'ai jamais su si c'était vrai. Les gens sont tellement mauvaise langue, parfois.
- Ah bon ? Lesquels ?
- Les gens qui sont mauvaise langue ?
- Non, je veux dire : elle serait sortie avec quels garçons ?
- Officiellement avec Dominique, à l'adolescence, mais il y aurait eu des histoires avec Philippe, paraît-il. Moi je me méfie de ce qui se raconte, mais c'est vrai qu'il y a eu pas mal de rumeurs, à un moment. Bah, tout ça c'est loin, de toute façon, pas vrai ? Elle est mariée, n'est ce pas ?
- Mes parents sont divorcés, à présent.
- Ah oui, vot' mamie me l'avait dit. Quel dommage ! Un mariage avec deux enfants, c'est triste.
- Oui, oui. Et qui habite dans le « château », à présent ?
- Philippe, le médecin. Il vit là avec sa mère et ses enfants.
J'opine sans répondre, le cerveau en ébullition. Et si c'était lui ?
- Vous viendrez bien dîner chez moi un soir, ma petite ?
- Euh… faut voir. Je ne vais pas rester longtemps, en principe. Mais c'est gentil.
- Si, si, venez. Ca me fera plaisir. Ca fait un bout de temps que je suis seul, vous savez. Allez, à la prochaine mademoiselle ! Profitez-en bien…
- Merci Monsieur… au revoir.
Je retourne à l'intérieur, perplexe. Mon thé est froid, je le touille sans entrain, essayant de relier les différents éléments du puzzle. Et si c'était lui, le médecin, le fameux rédacteur des lettres ? Ou alors l'aîné, Dominique ?
Une abeille se pose sur le pot de confiture, j'ai du mal à me concentrer sur les infos, à la radio. J'ai de plus en plus envie d'aller faire un tour du côté de ce fameux « château », pour voir. Je sais que c'est sûrement une connerie, que je ferais mieux d'oublier cette affaire, je n'arrive pas à faire taire ma curiosité.
Après ma douche je regarde à nouveau les photos trouvées dans les tiroirs, à la recherche des amours de jeunesse de ma mère. Certains visages masculins ne m'évoquent rien, je les ai pris pour des cousins mais il y a peut être le fameux amoureux quelque part sur un cliché, dans le groupe des ados rieurs. Un pique nique sur la plage, des randonnées en forêt, des vacances sur la Côte. Ils sourient tous ou font des grimaces, comment détecter sur le papier glacé les attirances, les secrets ?
Curieux de penser qu'elle a eu cette vie-là, qu'elle a fait les « 400 coups », comme dit son voisin, elle qui est si stricte sur les principes et si rigide. Parle-t-on bien de la même personne, ou a-t-elle tellement changé ? Il y a toujours ce pli amer, au coin des lèvres, ses longues jupes noires et ses remarques sèches sur tout. Avec un effort de mémoire je me souviens qu'elle était plutôt gaie et enjouée, avant le divorce. Ou est-ce que je réinvente le passé ? Un passé idyllique, au travers du prisme déformant des souvenirs. J'ai été heureuse ici, toute petite, entre les framboisiers et la balançoire, elle aussi sans doute.
oOo oOo oOo
Le cœur un peu battant je longe les haies de cyprès d'un pas lent, jetant un coup d'œil faussement indifférent aux maisons, avec le « château » en ligne de mire. Arrivée de devant la grille je m'arrête, curieuse. Le bâtiment est haut et impressionnant, dans le style de la région j'imagine mais je n'y connais rien. La petite tourelle qui le coiffe lui donne une allure médiévale et les jardins environnants sont splendides. Une plaque noire annonce « Philippe Delmas, généraliste » avec des horaires en dessous, je vois qu'il ne consulte pas le samedi matin. Je me tords le cou pour apercevoir un peu mieux la maison quand j'entends une voix sèche derrière moi :
- Je ne consulte pas aujourd'hui. Voyez avec mon confrère en ville, il reçoit ce matin, me dit d'un ton sec un homme à la quarantaine séduisante, aux cheveux clairs et de belle stature.
- Ah ! Oh… je n'étais pas venue pour ça, en fait.
- Ah, vous venez pour l'annonce, alors ? Vous êtes étudiante ?
- Je… euh oui, mais…
- Ne vous inquiétez pas, elle n'a que 6 ans, c'est juste une aide aux devoirs, et puis il faut la faire goûter, bien sûr. Venez avec moi, on sera plus tranquilles à l'intérieur pour discuter.
Pas le temps de répondre que je suis déjà sur ses talons, dans l'entrée de la maison, happée par le mouvement, abasourdie. Bien sûr je pourrais rétorquer qu'il y a maldonne, mais l'occasion est si belle de l'approcher que je me tais, après tout je pourrai dire non à sa proposition d'embauche à la fin de l'entretien. Les pièces sont grandes et richement meublées, le milieu n'est pas le même que celui de ma famille, je me sens intimidée dans ce décor, pas à ma place.
- Asseyez-vous, dit-il en me désignant un fauteuil dans le grand salon. Vous êtes étudiante en quoi ?
- En lettres modernes.
- Ah ? Choix original, de nos jours. A Bordeaux ?
- Non, à Paris. Là je suis en vacances chez ma grand-mère.
- C'est bien de travailler pendant ses vacances, vous avez raison. En plus ce n'est que quelques heures par jour, ça vous laisse du temps libre. Vous avez un peu d'expérience ?
« Oui » je réponds dans un souffle, en mentant. « J'ai donné des cours de soutien en français à la fille d'une voisine, cette année. »
- En quelle classe ?
- CE2, je réponds au hasard.
Ses yeux me vrillent, son regard est si sombre qu'il parait noir, et sa bouche semble amère. Il a dû être séduisant, dans sa jeunesse, la régularité de ses traits crée une harmonie dans son visage, mais la dureté de son attitude gâche l'ensemble et il se tient tellement droit face à moi que je me sens devant un tribunal. Il me fait penser à M. Darcy, il incarnerait à merveille le personnage de Jane Austen, ou alors c'est parce qu'il ressemble à l'acteur qui l'a incarné dans le film.
- 15 euros de l'heure, ça vous va ?
- Oui, oui, c'est parfait, je m'entends répondre en acquiesçant comme une idiote.
Qu'est ce que je fous ? Qu'est ce que je raconte ? Dans quel merdier suis-je en train de me fourrer, et surtout comment va-t-il réagir quand il découvrira le pot aux roses ? Mon cœur bat la chamade, je me sens rougir comme une ingénue, je fixe mes pieds avec insistance, gênée. Pourtant je n'ai rien à cacher, je suis bel et bien étudiante et je peux donner des cours, quel mal y a-t-il à ça ?
- Très bien. Vous voulez la voir ?
- Pardon ?
- Manon. Vous voulez la rencontrer ? Je crois qu'elle joue dans sa chambre.
- Oui, pourquoi pas. Je vous suis.
Nous nous dirigeons vers l'étage, je jette des coups d'œil à gauche et à droite, espérant découvrir je ne sais quoi. Ma mère est-elle passée par là, a-t-elle gravi ces marches, couru dans les couloirs ? Pas de photos en vue, toutes les portes sont fermées, je sens une légère déception.
Une petite fille aux cheveux blonds et courts s'acharne sur son jeu électronique, elle ne lève même pas la tête à notre entrée. La pièce regorge de jeux divers, de poupées et de peluches, une vraie foire.
- Manon, je te présente…euh…
- Mélanie.
- Mélanie, qui va te garder après l'école.
- Mais je préfère Maminou…
- Maminou n'est plus disponible en fin d'après-midi, tu sais bien. Allez, lève toi et dis bonjour. Tu pourras montrer tes livres à Mélanie, aussi.
La petite fille secoue la tête sans même me regarder, je ne peux m'empêcher de sourire.
- Manon… reprend l'homme d'un ton agacé.
- Mais si j'arrête la partie je vais perdre !
- C'est pas grave, on se verra lundi et tu m'expliqueras tout ça, dis-je d'un ton apaisant pour débloquer la situation. Ton papa va m'expliquer où est ton école.
Regard interloqué de la gamine suivi de l'intervention de l'homme :
- Je ne suis pas son père, je suis son grand père. Venez, je vais vous expliquer.
- Oh, désolée…
Alors que nous redescendons il m'explique que sa fille -la mère de la petite- n'est pas mariée et que le père est un musicien de passage, reparti depuis à Paris. Son ton est grave et je comprends que la grossesse n'était sans doute pas souhaitée, la mère étant probablement assez jeune. Je le sens résigné et un peu las, malgré sa froideur.
- Vous voulez peut être rencontrer d'autres candidats ? dis-je, hésitante.
- Non, non, c'est bon. Je n'ai pas de temps à perdre, vous ferez l'affaire. Surtout ne vous laissez pas marcher sur les pieds, elle est terrible. En revanche faites bien attention de ne pas laisser la porte intermédiaire ouverte, que les patients ne rentrent pas dans la maison. Il y a déjà eu des vols.
- Ne vous inquiétez pas, je ferai attention.
Arrivés en bas nous passons aux détails techniques, horaires et adresse de l'école, je m'étonne qu'il ne me pose pas plus de questions sur moi, mon nom ou mon adresse, mais il semble pressé tout à coup, sa main se tend vers moi, c'est déjà fini.
Un peu abasourdie je me retrouve dans la rue, me voilà avec un job et pas de réponse à mes questions, pas le début d'une. Mais intuitivement je pressens que ce n'était pas le bon moment pour être curieuse, toute question maladroite m'aurait à jamais fermé les portes du « château » et de ses secrets, il faudra du temps pour percer à jour un homme si mystérieux.
oOo oOo oOo
Une fois rentrée chez moi je reprends les lettres que j'avais soigneusement enfouies au fond d'un tiroir dans la chambre, et les photos, avant de ma réinstaller sur la terrasse, au soleil couchant, avec un bon verre de vin. Mon frère me traiterait de soûlarde mais j'ai besoin d'un petit remontant, après ces péripéties. Mon culot est incroyable mais au moins ça me donne un but, une occupation dans les journées trop longues. Au moins je me sens vivante, vraiment vivante. Je caresse les lettres du bout des doigts avant de les ouvrir, imaginant qu'il a touché ce papier, lui aussi. Ses mains sont fines, je les ai regardées tout à l'heure, des mains intelligentes, voire sensibles.
Ca me fait bizarre de penser que l'homme froid et fatigué puisse être l'auteur de lettres si enflammées, ça lui ressemble si peu que ça devait être un autre homme, ou une autre vie. Rien ne cadre vraiment dans cette histoire, pourtant j'ai envie d'y croire, envie de rêver à cette histoire d'amour impossible… c'est juste mon romantisme, ou le vin. Je déconne.
Mon amour,
Le manque est si cruel que je peux à peine respirer, je te cherche partout dans cette maison mais tu es loin déjà, dans ce train qui t'emmène à Paris. La trace de ta tête sur l'oreiller, l'odeur de tes cheveux, toutes ces choses infimes qui prouvent que tu étais là, il y a peu encore, me rendent fou. Comment ai-je pu te laisser partir, pourquoi ?
Je t'aime à en crever, oui, je t'aime, je le dis et je l'écris, moi qui ai toujours détesté ces mots. Je déteste ma vie, je déteste l'idée de ton mariage, de ton boulot à Paris. Ca me rend dingue, je voudrais revenir en arrière et recommencer, te dire « partons, oublions les autres, recommençons ailleurs » mais c'est trop tard, hélas, trop tard. Et j'en crève.
Je ne sais même pas ce qui me retient là, les convenances, la morale, nos familles. L'habitude.
C'est moche et c'est nul, ma vie est un simulacre, mon mariage aussi. Quand je regarde ma fille j'ai honte, du haut de ses trois ans elle me fixe et elle sait tout, intuitivement. Elle ne me saute plus au cou comme avant, elle doit sentir ma trahison, les enfants sentent tout. Ma femme ne semble rien remarquer, pas même qu'on ne fait plus l'amour. Parfois je me dis que ça l'arrange, elle n'est plus la même depuis la naissance du bébé, toujours fatiguée, les seins lourds. C'est affreux mais je n'ai plus envie d'elle, je n'ai envie que de toi, besoin que de ton corps, ta bouche, tes bras.
Le plaisir est si fort avec toi, si essentiel qu'il me semble n'exister que pour ça, que pour toi, pour nos mains qui s'enlacent et nos corps qui s'unissent. Je ne suis moi qu'avec toi, en toi. Il n'y a plus rien en dehors de toi. Rien.
Un mélange de dégoût et d'émotions me fait trembler, sur ce rocking chair, et ce n'est pas la brise du soir. Je visualise un couple amoureux, leur passion ne me laisse pas indifférente, qui peut rester indifférent à de tels mots d'amour ? Je le vois, lui, embrasser fougueusement une femme mais ce n'est pas ma mère, ce ne peut pas être ma mère, impossible. En un instant je pense que j'aurais aimé être aimée comme ça, à la folie, mais je chasse cette pensée, indécente, et je me redresse. Assez de rêveries.
Il faut que je me calme, que je raisonne. Ce n'est peut être pas lui, je ne dois pas me laisser emporter par mon imagination. Pourtant l'auteur a –ou avait- une femme et une fille, ça semble coïncider avec ce que le médecin m'a dit.
En regardant la lune pleine je me répète que tout cela est le passé, un passé douloureux pour ma famille, qui a abouti à un divorce, et que je n'ai que des ennuis à récolter en ressuscitant une passion funeste. Pourtant une petite chaleur dans ma poitrine me fait soupirer, et je replie la lettre avec précaution.
A suivre…
Je brûle de connaître l'amoureux en question, quelle tristesse cet amour perdu !
· Il y a plus de 8 ans ·Louve
Eh oui, c'est toujours un crève-cœur....
· Il y a plus de 8 ans ·Nathalie Bleger