Love letters (3)

Nathalie Bleger

Mélanie trouve des lettres dans le grenier de la maison de sa grand mère. A qui sont-elles adressées, par qui ont-elles été écrites ? Parfois la curiosité est un vilain défaut...

Chapitre 3


Après avoir passé le week-end à ranger et nettoyer la maison de ma grand-mère –saines occupations qui m'ont temporairement vidé la tête- je prends le chemin de l'école, le lundi, pour aller chercher Manon. Je me sens comme une intruse au milieu des mères, presque une voleuse. A ma grande surprise Manon se dirige droit sur moi, j'avais pourtant l'impression qu'elle n'avait pas même levé les yeux, le samedi.

- Tu m'achètes un pain au chocolat ? demande-t-elle en me fixant carrément, les poings sur les hanches.

- Euh… je ne sais pas. Tu n'as pas de goûter, chez toi ?

- Si, mais je préfère les pains au chocolat.

- D'accord. OK pour aujourd'hui, mais demain on verra.

Elle hausse les épaules et trottine vers la boulangerie, en habituée. Elle semble bien sûre d'elle dans sa petite robe à la mode, et commence à pérorer sur ses copines d'école et sa maîtresse. Je remarque quelques regards surpris sur moi, je souris un peu au hasard, me convaincant que je n'ai rien à me reprocher. Je profite du chemin du retour pour poser mes questions, mine de rien :

- Elle s'appelle comment ta maman ?

- Louise.

- Elle a quel âge ?

- 23 ou 24 je crois. Pourquoi ?

- Oh, juste pour savoir, dis-je tout en calculant qu'elle a trois ou quatre ans de plus que moi. Elle travaille ?

- Oui, elle travaille au Rétro.

- Ah ? Et c'est quoi ?

- Ben c'est le bar sur la grand' place, tu connais pas ?

- Non, mais ça fait pas longtemps que je suis ici, tu sais. Je ne suis venue que pour les vacances.

- T'es déjà en vacances ? T'as de la chance !

- Oui, c'est vrai. Qui te gardait jusqu'à présent ?

- Ben, c'est Maminou. Mais elle dit que je la fatigue trop, et puis elle a des choses à faire maintenant. Et Papinou il a ses clients, il a pas le temps de s'occuper de moi.

- Papinou c'est le mari de Maminou ?

- Ben non, c'est son fils ! Tu comprends rien du tout, toi, conclut-elle d'un ton réprobateur.

- T'as raison, mais c'est parce que je ne vous connais pas encore. Ça va aller mieux après… et ta mamie, elle est où ?

- Elle est morte pendant la guerre de cent ans.

- Quoi ?

- Ben, c'est ce que m'a dit Seb. Papinou, il en parle jamais. Et toi, t'habites où ?

- A Paris.

- Tu viens tous les jours de Paris ? Mais c'est super loin !

- Ah, non non ! J'habite une maison au bout de la rue, la maison avec les glycines, tu vois ?

- Les trucs mauves, là bas ?

- Oui, c'est ça.

La petite me tend une clé et nous entrons dans sa maison, elle se précipite sur le canapé et allume la télé, sans autre forme de procès.

- Manon, faut faire tes devoirs d'abord.

- Naaaaaaaaaaaaaaaaaaan !

- Si. Ton Papy a dit que tu devais faire tes devoirs, tu regarderas la télé après.

Après avoir bataillé fermement elle consent enfin à faire ses devoirs, en échange d'un épisode de « Grand galop ». Manon est intelligente et comprend vite, mais ne cherche qu'à se débarrasser des devoirs le plus rapidement possible, en les bâclant. « Hé bien, je n'aurai pas volé mon argent » me dis-je au bout d'une heure d'efforts pour lui faire souligner les titres. Finalement elle se précipite à nouveau sur le canapé, j'erre dans la salle à manger, curieuse. Pas beaucoup de photos, à part de Manon. De la porte fenêtre j'aperçois le profil du docteur, assis à son bureau, je regarde pendant un moment, cherchant à déceler l'amant fougueux derrière le thérapeute sévère, si c'est bien lui l'auteur des lettres.

En fin de journée je commence à m'ennuyer fermement quand un jeune homme arrive dans la salle à manger, et me fixe un peu surpris :

- Bonjour ! Vous attendez Louise ? Elle ne rentre que tard le soir vous savez.

- Oui, je sais, mais je ne l'attends pas. Je m'occupe des devoirs de Manon, depuis aujourd'hui.

- Hé bien bon courage ! Tu vas la faire craquer au bout de combien de temps, celle-là ? demande-t-il à la gamine qui lui tire la langue.

- La ferme !

- Manon ! Pas de gros mots, s'il te plaît !

- Ben quoi ? T'en dis tout le temps …

- Vous êtes son père ? je risque d'une petite voix.

- Oh non, Dieu merci, juste son oncle. Je m'appelle Sébastien.

- Ouaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah mon père, au secours ! s'écrie la petite en se tordant de rire sur le canapé.

- Silence, microbe. Bon, ben, bon courage et à la prochaine, me lance-t-il avec un sourire compatissant avant de disparaître dans les escaliers.

Je le vois partir avec un brin de déception, il avait l'air sympa et plutôt mignon, avec ses cheveux bruns et ses yeux bleus. La prochaine fois il faudra que j'apporte un bouquin, la petite ne veut jouer à rien, captivée par la télé. Je vois les patients entrer et ressortir du cabinet, je les envie presque, sans raison. Les minutes ne passent pas sur ma montre, l'après midi s'allonge à l'infini, je regrette ma liberté.

Au bout d'un temps incommensurable le médecin entre dans la pièce, me tend la main et me pose quelques questions polies avant de me raccompagner à la porte, visiblement peu intéressé par mon récit. Je me retrouve sur le perron un peu déçue par son indifférence, mais je ne suis que la baby-sitter, je ne dois pas l'oublier. Je rentre en chantonnant chez moi, avec l'envie folle de lire le reste des lettres.

oOo oOo oOo

Je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, il n'existe pas d'autre mot, pas d'autre sentiment, il n'y a que toi, la photo de toi sur la plage, ton pull marine dans lequel je m'enroule les soirs de manque, il n'y a que notre amour…

Dis-moi qu'il n'y a que notre amour…

oOo oOo oOo

Je suis retournée chez eux tous les jours, en juin, m'occuper du petit démon nommé Manon. Une gamine gentille finalement mais cherchant ses limites sans cesse, épuisante. J'ai croisé sa mère de temps en temps, une fille bizarre au visage dur, cheveux noirs courts, l'air revêche, cigarette au bec. Tout de l'adolescente révoltée, bien qu'elle soit plus âgée que moi. Des tatouages sur les bras et au creux des reins, toujours en jean déchiré et tee-shirt froissé, rien à voir avec sa fille prompte à s'habiller en dame et se mettre du vernis à ongle, je suppose que c'est le grand père qui achète les vêtements de la petite.

C'est drôle comme les habitudes viennent vite, les mêmes gestes chaque jour, l'école, le goûter puis la télévision, et au bout d'un temps trop long, le docteur qui me tend la main négligemment et fait semblant de m'écouter. Il ne voit qu'une étudiante banale, je ne vois que l'amant de ma mère, celui qui dormait avec ses pulls, celui qui l'a fait rire et pleurer de toutes les manières, avant qu'elle soit un glaçon. Je suis sûre que c'est lui, une certitude absolue, inexplicable.

Quand je serre ses doigts froids j'ai envie de lui dire : « Je suis la fille de Marie, regardez-moi. Parlez-moi d'elle, dites moi comment était sa vie avant, quand elle savait sourire, quand sa peau était douce et ferme sous vos lèvres… ». Rien que l'idée de prononcer ces mots me fait rougir mais il ne me regarde pas, jamais. J'attends cet instant chaque jour, c'est mon RDV avec lui, mais j'existe moins que le dernier de ses patients.

En fin de semaine il me glisse un billet dans la main, l'air las, je devine que le week-end est long et lourd pour lui, que Louise ne s'occupe pas de cette enfant, j'ai envie de lui crier : « Occupez-vous d'elle, jouez avec elle, elle est futée cette gamine, elle a besoin d'être aimée, aimez la. N'en faites pas un rebut, comme votre fille. Ouvrez les yeux, bon sang ! ». Mais je ne dis rien, à part un « merci » à mi-voix, je repars le long des cyprès, déçue.

Je sais ce qui se cache derrière les hauts murs du château, la solitude à tous les étages. Ils ne se parlent pas, se croisent à peine, le cœur glacé et les yeux vides, pourquoi ?

En remontant dans la chambre de jeune fille de ma mère, je me demande si c'est à cause d'elle, si elle a brisé cette famille par son départ, s'il est ravagé par la douleur de la mort de sa femme ou si son cœur à lui était déjà sec, à l'époque. Mais non, non, ce n'est pas possible, pas lui. Pas l'homme qui a écrit ces merveilleuses lettres d'amour qui me font frémir chaque soir, me réveillent la nuit, me donnent une boule de chaleur dans le ventre, quand j'y pense.

Oui, il a aimé, il a été aimé, avant.

Le soir je reste de longues heures à me balancer sur le rocking-chair en écoutant ces vieilles chansons d'amour d'alors, celles qui les ont bercés, qu'ils ont chanté peut être, dont ils se sont murmuré les paroles au creux de l'oreille.

Et je rêve, oui, je rêve.

Ma mère ou mon frère m'appellent parfois, ils ne comprennent pas, se moquent de moi : « Qu'est ce que tu fais dans cette maison, toute seule, toute la journée ? ». « Rien, je me repose, je me balade, je me baigne et je garde une petite fille, en fin d'après midi ». « Tu dois t'ennuyer comme un rat mort ». « Non, je vous jure que non ». Et je ne mens pas. Un jour ou l'autre ils débarqueront et gâcheront ma tranquillité, mon histoire, ma vie par procuration et je leur en voudrai. Ma vraie vie ne sera jamais aussi belle que celle que je leur invente, jour après jour. J'ai recréé leur aventure dans ma tête, je suis montée dans la tourelle, je me suis cachée sous les branches du saule, j'ai inventé les mots, les gestes, j'en suis remplie chaque jour, à chaque heure. Un beau songe.

Je sais beaucoup de choses de lui, à présent, ses plats préférés, ses passe-temps, ses habitudes, grâce à Manon. Rien sur la mort de sa femme, que des informations anodines qui alimentent mon imagination.

Je l'ai retrouvé sur deux photos du tiroir de la chambre de ma grand-mère, elles ne me quittent plus. Je cherche les traits de l'homme mûr dans le visage de l'adolescent, plus doux et au modelé tendre, à l'époque.

Leur histoire, je l'ai recrée pour moi, des jeux d'enfants à un premier baiser, des nuits de passion au départ de ma mère pour Paris. Pourquoi ne l'a–t-elle pas épousé, lui, au lieu de mon père, s'ils sont déjà sortis ensemble adolescents ?

Et si j'allais rendre visite au vieil homme, M Richard, pour en savoir plus ? Quand je le croise il me propose toujours de dîner, pourquoi pas après tout ?

oOo oOo oOo

La nappe en plastique qui recouvre la table me colle aux bras, il règne une odeur bizarre dans cette cuisine, doucereuse et écœurante, mélange de médicament et de chou, qui me soulève un peu l'estomac. Mais Mr Richard est si heureux qu'il me sert son meilleur whisky et me fait goûter sa spécialité, les gambas à l'ail. Un plat à tuer les mouches, que j'avale bravement, en buvant beaucoup. Je suis déjà en nage, l'alcool n'arrange rien.

- Alors, tes études, comment ça se passe ?

- Bien, bien. En fait, je voulais savoir… vous pouvez me parler de ma mère et des fils Delmas ?

- Ouh là ! Ca remonte à loin, tout ça. Pourquoi tu me demandes ça ?

- Parce que… ma mère ne me parle jamais de son passé et ne veut jamais venir ici, alors je voudrais savoir ce qui s'est passé, réellement.

- Hum… je vois. Tu sais, c'est si loin. Je n'ai pas forcément su le fin mot de l'histoire, si ma pauvre Gabrielle était encore de ce monde, elle pourrait t'en dire plus que moi, ta grand-mère lui racontait tout. Ah ! les confidences de bonnes femmes…

- Je comprends. Mais vous avez bien des souvenirs, quand même ? dis-je en reprenant de la salade trop vinaigrée.

- Oh oui, des souvenirs j'en ai des tonnes, mais pour te les resituer ça ne va pas être facile, j'ai tendance à confondre les années. Et les prénoms, parfois. Encore un peu de Bourgogne ? C'est une fameuse année, tu sais, un joyau.

- En fait, je bois très peu, et là j'ai la tête qui tourne. Vous n'auriez pas un peu d'eau ?

- Ben, au robinet, oui, mais j'en bois jamais, à part dans le pastis, ah ah !

Je me lève pour me servir un grand verre d'eau tiède, il fixe son verre d'un air pensif :

- Tiens, ce vin il a ton âge, je me souviens j'en avais acheté une caisse pour moi et une pour ta grand-mère, elle était si heureuse ! Sa première petite fille… tu étais un vrai petit bouchon, je te vois encore te tortiller sur la table à langer, les fesses à l'air, il me semble que c'était hier…

Le temps passe au ralenti, je regrette d'être venue, je n'en tirerai rien si ça continue. Avec un léger remords je feins de m'intéresser à ses souvenirs de ma grand-mère, leur amitié, leurs voyages en Italie il y a trois siècles au moins, je ne parviens pas à échapper aux photos jaunies.

Au moment du dessert, une tarte aux pommes trop cuite, je lance, un peu désespérée :

- Et donc ma mère était amie avec les Delmas ?

- Ouh, ça c'était bien avant ta naissance, quand elle était petite ! Je crois que je les ai toujours vu traîner ensemble, une sacrée bande. Ils partaient ensemble pour l'école, le matin, et ils rentraient ensemble. Après ils jouaient dans la rue –il n'y avait pas beaucoup de voiture, de ce temps là- ils faisaient du vélo ou jouaient à cache-cache et les week-ends ils allaient les uns chez les autres, je me souviens ça faisait scandale dans le quartier car il n'y avait qu'une fille dans la bande, et elle les menait à la baguette tu sais.

- Ma mère ?

- Oui, oui. C'était une sacrée ! Et en même temps c'était une petite princesse, entourée de sa cour. C'était rigolo de les voir toujours ensemble, même si ça ne plaisait pas trop à ta grand-mère.

- Et ça a duré longtemps ?

- Oh oui ! Même si ça a passé trop vite. A l'adolescence ils partaient le matin pour la mer, on ne les revoyait que tard le soir, ça aussi ça faisait jaser. Il faut bien que jeunesse se passe, pas vrai ?

- Il paraît. Et donc elle est sortie avec l'un d'entre eux ?

- T'es curieuse, dis donc ! Bah, je suppose qu'elle ne m'en voudra pas, le temps a passé depuis… Oui, ça a été le début de la fin, je crois, les autres étaient jaloux. C'était avec le Dominique, l'aîné, un garçon pas bavard mais il était fou d'elle. Ils s'embrassaient sous l'eau, dans la mer, ils croyaient qu'on ne les voyait pas ! La jeunesse…

- Et après ?

- Je me souviens pas des détails, ils ont commencé à moins sortir en groupe, ta mère a grandi et est partie faire ses études à Montpellier, elle ne rentrait que le week-end et ne traînait plus avec eux. C'était fini. C'est moche, hein ?

Je grimace, insatisfaite :

- Et avec Philippe ?

- Ah ! Je l'avais oublié, celui-là. C'est vrai qu'il y avait eu une rumeur à un moment, mais je crois que c'était plus tard, beaucoup plus tard. Ma pauvre Gabrielle pourrait t'en dire plus mais moi…

- Il est veuf, c'est ça ?

- Oui, ça fait longtemps. Une triste histoire… une maladie foudroyante je crois, même si certains ont parlé de suicide. Mais les gens sont si méchants, et si prompts à inventer des histoires. Ma pauvre Gabrielle pourrait t'en parler…

- Oui, bien sûr. Mais vous êtes sûr qu'il est sorti avec ma mère ? C'était quand ? Avant ou après la mort de sa femme ?

- Ouh là ! Je ne suis sûr de rien, c'est si loin. Mais il y avait eu un beau scandale dans ta famille, et je crois que c'est pour ça que ta mère n'a jamais voulu revenir…

- Vraiment ? Pourtant moi je suis revenue ici, avec mes parents, après. Vous êtes sûr ?

- Oh non, ma pauvre Marie, je ne suis plus sûr de rien. A mon âge…

- Moi je suis Mélanie, M. Richard, Marie c'est ma mère…

Il me lance un regard désolé, il est temps que je rentre.

oOo oOo oOo

C'est le dernier jour d'école, je sens comme un vide en allant chercher la petite Manon, alors qu'elle gazouille et sautille, heureuse :

- J'ai pas de devoirs, c'est les vacances !

- Trop de chance.

- On peut aller à la mer, alors ?

- Euh… je ne sais pas. Il faut que je demande à ton p… papy, et j'ai pas mon maillot.

- Ben t'as qu'à passer le prendre, t'habites à côté, non ?

- Ecoute, on va déjà demander l'autorisation, après on verra.

- Pfff… t'es pas marrante.

- Non, je ne suis pas marrante, je suis responsable de toi. Tu sais nager au moins ?

- Oui, oui…

- Tu parles !

Arrivée devant la porte du médecin, je n'ose toquer, il doit être en pleine consultation. Je m'assois maladroitement sur une chaise dans la salle d'attente alors que Manon goûte seule dans la cuisine, il y a deux patientes qui attendent sagement, très chics dans leur robe beige. Par la fenêtre j'aperçois la porte d'entrée et le toit de ma maison, au loin. Je n'ai pas envie de prendre un magazine déjà corné, ma mère m'a toujours dit qu'ils recèlent de milliers de microbes, je me traite d'imbécile tout bas.

Enfin il ouvre la porte, une dame se lève, son regard glisse sur moi puis il s'écrie :

- Mélanie ? Qu'est-ce que vous faites là ? Où est Manon ?

La dame élégante me dévisage, outrée, il ne lui prête pas attention.

- Elle goûte. Je voulais juste savoir si je pouvais l'emmener à la mer.

- Vous nagez bien ? Il faut la surveiller, vous savez. Elle doit mettre ses bouées, elle ne nage pas assez bien.

- Oui, oui, ne vous inquiétez pas. Je ferai attention.

Il acquiesce avec hésitation, la dame me jette un dernier coup d'œil méprisant, je retourne dans la cuisine, toute contente :

- On peut y aller, Manon !

Le temps de repasser chez moi pour que je me change –alors que Manon court comme une folle dans toutes les pièces- nous voilà parties pour la plage. Nous escaladons les dunes en riant, il y a déjà des baigneurs allongés, c'est déjà l'été. Pendant quelques heures j'oublie les lettres, ma vie, les questions. Je retrouve mes 10 ans, nous nous éclaboussons sans hésitation, Manon devient ma copine, ma petite sœur. Je me fous des regards en biais des dames qui ne veulent pas être arrosées, demain je serai à nouveau seule, j'en profite aujourd'hui.

A 18 heures nous rentrons épuisées mais ravies, les cheveux mouillés, le nez rouge, les chaussures pleines de sable. Le docteur Delmas nous toise d'un œil mécontent mais je m'en fous, je ne le reverrai plus. Avec un peu de chance, j'oublierai les lettres, je reprendrai ma vie.

- Papinou, on s'est trop amusées, c'était génial. Je veux recommencer, je veux recommencer !

- Mais c'est les vacances, Manon, il faut dire au revoir à Mélanie, je suis sûre qu'elle a d'autres projets, dit-il sans même me regarder.

Je hausse les épaules, Manon se précipite dans la cuisine : « J'ai trop soif, tu veux à boire, Mélanie ? »

- Oui, merci !

- Bon, hé bien merci Mélanie, j'ai été heureux de vous rencontrer, dit-il en fouillant dans son portefeuille, pressé.

- Je veux que Mélanie vienne à la mer avec moi ! décrète Manon revenue avec deux verres de thé glacé. Je veux plus y aller avec Maminou, avec elle j'ai le droit de rien faire…

« Hé bien, quoi encore microbe ? » lance une voix derrière moi, je me retourne, c'est Sébastien, son jeune oncle qui entre dans la pièce. « Je suis sûr qu'elle en a ras le bol de toi, de toute façon. Qui aurait envie de s'encombrer d'un cornichon comme toi ? »

- Méchant ! C'est même pas vrai ! Hein c'est pas vrai Mélanie ?

- Mais non, c'est pas vrai… mais t'es une chipie, parfois.

- Et si on se prenait un apéritif pour discuter de tout ça ? Papa, tu veux quoi ? demande Sébastien à son père abasourdi.

- Comme d'habitude, mais nous n'allons pas retenir cette jeune fille, répond-il sèchement en jetant un coup d'œil à sa montre.

- Oh, je ne suis pas pressée…

- Alors asseyez-vous, Mélanie, on s'ennuie tellement dans cette famille, reprend Sébastien en me lançant un coup d'œil.

D'un coup je crois rêver, l'un veut se débarrasser de moi alors que l'autre veut que je reste, à quoi jouent-ils ? Je réalise que c'est probablement ma dernière soirée avec eux, je m'assois sur le grand canapé, à côté du jeune homme. Une petite fossette orne sa joue quand il sourit, son visage est franc et agréable, je suppose qu'il doit ressembler à sa mère.

- Alors, vous aimez faire des châteaux de sable, mademoiselle ?

- Oui, parfois.

- Mais vous avez d'autres projets pour les vacances, j'imagine ? reprend le médecin d'un air entendu, pour couper court à la conversation.

- Non, pas vraiment.

- Dis oui, Mélanie, dis oui ! reprend Manon en tapant dans ses mains. Papinou, dis oui, dis oui !

- Ca arrangerait peut être Mamie, vu son état, glisse Sébastien, et son père grimace. Vous êtes disponible tout juillet ? Nous partons en août.

- Oui, pourquoi pas. Les après midis ?

- Oui oui ! Super ! glapit la petite.

- Je ne sais pas si…

- Allez, papa, ça ferait tellement plaisir à Manon… et puis elle n'a pas de copine pendant les vacances.

- Mais tu es là, toi, Seb…

- Mais je ne compte pas faire baby-sitter pendant mes congés, papa. Oublie.

Le médecin cache tant bien que mal son agacement, les yeux résolument posés sur le sol. Pas une fois nos regards ne se sont croisés, à croire que je ne suis qu'un insecte.

- D'accord, marmonne-t-il enfin. Mais il faudra prévoir un forfait pour le mois, c'est pas le même tarif que pour les devoirs.

- Bien sûr.

Un ange passe, je le sens gêné mais son fils jubile, je ne sais pourquoi. Vengeance ou taquinerie ? Les glaçons tintent dans les verres, le docteur jette un nouveau coup d'œil à sa montre, agacé.

- Vous habitez dans le coin ? interroge Sébastien en se penchant vers moi.

- Oui, à côté. Dans la maison de ma grand-mère.

- Ah oui ? C'est qui ?

Ca y est. L'instant décisif. Celui où je peux tout révéler, pour voir sa réaction, ou me taire. Je bois posément une longue gorgée de thé, cœur battant. Lui ne me prête toujours pas attention, fixant sa petite fille qui grignote des gâteaux salés, à genoux devant la table basse.

- Je suis Mélanie, la petite fille de Madame Arbogast, je ne sais pas si vous la connaissiez ?

Soudain son regard se pose sur moi, brûlant comme un laser, noir comme la braise, il me regarde, enfin. Enfin j'existe.

- C'est une plaisanterie ? Pourquoi vous ne me l'aviez pas dit ?

- Parce que vous ne me l'avez pas demandé, je rétorque, vexée. Ca a une importance ?

- C'est que… commence-t-il avant de s'étrangler. Non, bien sûr, mais quand même. Je crois qu'il vaut mieux en rester là, mademoiselle, nous allons nous débrouiller autrement, finalement, dit-il en se levant.

- Naaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaan ! Papinou, t'avais dit oui, t'avais dit oui ! trépigne Manon en donnant des coups de poing contre la jambe de son grand père.

- Mais enfin, papa, qu'est ce qui te prend ? demande son fils visiblement abasourdi par sa réaction.

- Je… excusez-moi, balbutie l'homme sans me quitter du regard, confus. Il faut que je réfléchisse. Au revoir, mademoiselle, dit-il en quittant la pièce rapidement.

Cette fois, j'ai la réponse, toutes les réponses.

Je me lève à mon tour, sûrement cramoisie, pour me diriger vers la porte alors que Sébastien m'attrape par le bras :

- Il faut pardonner à mon père. Tout ce qui rappelle le passé le fait énormément souffrir, depuis la mort de ma mère. Excusez sa grossièreté, je vous en prie.

- C'est pas grave. Merci pour le verre, je dois rentrer.

- Mélanie, tu viendras demain hein ? murmure Manon, le visage en larmes.

- On verra, poussin, on verra. Ton papy va réfléchir.

- Je passerai vous voir, pour vous confirmer. C'est quelle maison ? interroge Sébastien, inquiet.

- La rose, plus bas. Le 11. A bientôt, dis-je en me précipitant dehors, émue.

Je trébuche sur le perron, manquant presque de perdre ma chaussure. Je sens sur mon cou le regard de Sébastien, le rideau frémit au premier.

A suivre

  • J'hésite ... Ce n'est, à mon avis, pas le grand-père de Manon ! Ce serait trop facile ! C'est souvent comme cela, on cherche et en fin de compte ce n'est pas le dénouement que l'on attendait !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • C'est un peu le but, en effet ! Merci pour tes commentaires !!

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Nathalie Bleger

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