Love letters (5)

Nathalie Bleger

Mélanie trouve des lettres dans le grenier de la maison de sa grand-mère. A qui sont-elles adressées, par qui ont-elles été écrites ? Parfois la curiosité est un vilain défaut...

Chapitre 5

L'eau à la bouche

 

Le lendemain et les jours suivants je n'ai plus croisé Sébastien mais je n'ai posé aucune question à Manon, trop heureuse de souffler. Finalement les intrigues ce n'est pas trop mon truc, j'aime les relations simples et j'ai déjà assez à faire avec Olivier, qui m'appelle de temps en temps. A chaque fois il glisse une question inquiète ou deux, je ne le rassure pas, il risquerait de m'oublier. En passant chaque matin devant la vieille machine à coudre de ma grand-mère je pense à Pénélope et je souris. Pas de ça pour moi, oh non. Le monde est plein de beaux garçons, paraît-il.

Puis je paresse entre la terrasse et la salle de bain, profitant de la fraîcheur matinale. Grâce à la plage je commence à brunir, moi qui suis toujours si pâle de l'avis général. Parfois je descends au marché faire quelques courses, surtout des fruits et des légumes, des fromages de chèvre, rarement de la viande. Mes repas ressemblent plus à un brunch qu'autre chose, mais c'est un vrai bonheur de tout déguster avec ses doigts, sous les glycines, dans le souffle odorant du vent tiède. C'est presque avec regret que je pars pour le château, en évitant soigneusement de regarder le docteur par la vitre, en passant sous ses fenêtres.

Depuis la petite phrase de Sébastien sur les « folles » qui draguent son père j'ai décidé d'arrêter de fantasmer et surtout de ne plus lire les fameuses lettres, sous peine d'y perdre ma santé mentale –déjà bien précaire, aux dires d'Emmanuel, mon frère. J'ai remis les lettres à leur place dans le grenier sans en avoir lu davantage, pourtant il en reste encore quelques unes, mais la raison me dicte de ne plus tenter le diable, désormais. Je ne veux pas être une des ces folles qui soupirent sans espoir, il faut que je revienne aux réalités de la vie, la littérature, l'été, Manon.

Il devient de plus en plus difficile de trouver une place tranquille sur la plage, le mois de juillet bat son plein, tous les vacanciers sont là. Mais Manon ne veut pas bouger d'un iota, ses nouveaux copains l'attendent avec impatience dès le début de l'après-midi, ils ne la quittent plus jusqu'au soir. Je me sens pratiquement inutile, je sais que les mères présentes veillent au grain, une solidarité s'est créée entre elles pour la surveillance des bambins, alors j'en profite pour lire, une vraie aubaine. J'ai décidé de lire tout Proust, ça me sera toujours utile dans mes études, et la langueur estivale s'y prête, je trouve.

Je rythme les chapitres par une baignade, histoire de me rafraîchir, en essayant de ne pas envier les gens de mon âge qui se déplacent en tribu et discutent des heures durant. Si j'avais aimé les troupeaux je serais partie avec Olivier en Espagne, à l'UCPA, le summum du « on est une bande de jeunes et on s'éclate », mais je n'ai pas d'instinct grégaire, je préfère ma solitude remplie de personnages de romans aux vrais humains, souvent médiocres.

Le plus difficile est de convaincre la petite de prendre une douche et de rentrer, elle est increvable, toujours prête à partir pour de nouvelles aventures, à la mer ou ailleurs. Je gère tant bien que mal les différentes invitations le soir chez les uns et les autres, toujours soumises à l'aval du grand père, qui ne les voit jamais d'un bon œil. J'ai envie de lui dire « soyez moins coincé, laissez la vivre un peu » mais ses lèvres pincées ne se desserrent que rarement, et difficilement. Je l'ai chassé de mon imagination, j'essaie de l'éviter autant que possible, mais on n'est jamais à l'abri d'une rechute. Il a repris sa froideur et son apparente indifférence, mais il me regarde, maintenant. De travers, mais enfin j'existe. Je me demande qui il voit en moi, quand il fronce les sourcils comme ça, puis je me dis que ça n'a pas d'importance. Aucune.

Plusieurs fois j'ai croisé sa mère à lui, la fameuse « Maminou » qui me toise du haut de son escalier, ne m'adressant la parole que pour me donner des conseils -des ordres plutôt- auxquels je n'obéis pas, avec la complicité de Manon. Cette dernière sait bien que si elle pousse le bouchon trop loin elle retournera à la mer avec « Maminou », et c'en sera fini de sa liberté. Je devine, à l'attitude de la vieille dame, qu'elle m'a parfaitement identifiée et que je ne suis pas la bienvenue, mais je feins d'ignorer son mépris par le mien, tout aussi profond. Les histoires de famille ne sont jamais reluisantes, autant ne penser qu'au présent, voire l'avenir.

oOo oOo oOo

Un soir que je raccompagne la petite, épuisée par le soleil et la dune gravie, portant bravement le parasol et les serviettes sous le bras, je croise Sébastien au détour d'un couloir, hilare :

- Je croyais qu'on avait aboli l'esclavage… vous voulez de l'aide ?

- C'est pas de refus, même si c'est un peu tard, maintenant.

Il me décharge de mon fardeau et me jette un coup d'œil amusé :

- Est-ce à dire que je vous ai manqué ?

- Pour porter le parasol, oui…

- Oh, je croyais que c'était ma merveilleuse conversation qui vous fascinait.

- Ça aussi, bien sûr… dis-je, conciliante.

- A la bonne heure ! Venez, on va boire un verre sur la terrasse, à l'ombre, avant que vous n'explosiez. Vous êtes rouge comme une tomate…

- Merci. Toujours galant…

- Allez, vous n'êtes pas une mémé quand même. Arrêtez de jouer à la princesse, Miss Glycines.

- Mais je suis une princesse ! je rétorque en me redressant fièrement.

Amusant qu'il m'appelle ainsi car c'est le surnom que m'a donné mon frère, qui prétend que je snobe tout le monde, mais Sébastien ne peut pas le savoir, évidemment.

- Alors assieds toi, ton altesse, on va boire un coup. On peut se tutoyer, non ? dit-il en s'installant à la table en rotin du balcon, à l'ombre.

- C'est déjà fait, non ?

- Hum, de la répartie, j'aime ça. Ca me change des grognements de ma sœur et des hurlements de rase-moquette.

- Rase-moquette ? La pauvre ! En plus elle est plutôt grande pour son âge, non ?

- Oui, ça promet. Avec ou sans ?

- Sans quoi ?

- Alcool.

- Sans, je meurs de chaud.

- Juste une goutte alors… dit-il en versant une rasade de gin dans un liquide orange.

- A quoi ça sert de m'avoir demandé mon avis si vous… si tu n'en tiens pas compte ?

- Je demande toujours l'avis des dames, c'est comme ça qu'on m'a élevé. Après, je fais ce que je veux…

- Ben voyons.

Il me fait un petit clin d'œil, je détourne la tête vers le somptueux jardin à la française que j'ai toujours vu de loin, depuis la chambre de Manon. Tout est si élégant et ordonné qu'on se croirait dans un jardin public, je suis surprise de ne voir personne sur les rares bancs des allées.

- C'est vraiment magnifique, ici.

- Le jardin ? Oui. Mais pas fait pour les enfants, hélas. On aurait tant voulu avoir une balançoire, quand on était petits… mais à la place c'était tout le temps : « Ne touche pas à ci, ne cours pas là ». Pas de piscine gonflable non plus, ça abîme la pelouse, pas de copains le mercredi. Barbant.

- Je sens que tu étais bien à plaindre, hein ?

Sa manière de hausser les épaules me ferait regretter mes sarcasmes, mais je me méfie. Je subodore le filou, il a l'œil qui frise trop pour être tout à fait honnête. Après avoir confronté nos souvenirs d'enfants respectifs -jeux vidéo et téléfilms- nous concluons que nous avons pas mal de points communs, et les mêmes goûts musicaux. Très vite nous discutons à bâtons rompus de notre scolarité et je m'aperçois qu'il a le même âge que moi, alors que je suis en 2ème année de fac.

- Je suppose que ta famille devait être ravie que tu redoubles deux fois ?

- Oh, à côté des conneries de Louise, tentative de suicide, drogue et virées alcoolisées, je passe pour un ange.

- J'imagine, oui. Et elle va mieux ?

- Oui, elle est clean, depuis Manon. Encore un peu paumée mais bon…

- Vous êtes proches ?

- Non, pas du tout. Louise n'est proche de personne, dans cette famille. Elle a de bons copains à l'extérieur, mais elle ne nous raconte rien, jamais. Une vraie sauvage… c'est même étonnant qu'elle vive encore ici. Je suppose que c'est à cause de Manon, seule elle ne s'en sortirait jamais. Bah, c'est son caractère, pas vrai ?

- C'est lié à la mort de ta mère, tu crois ?

- Je ne sais pas. Je n'ai pas de souvenirs de l'époque, j'étais trop petit. Mais d'après ma grand-mère Louise était très gaie, étant petite. De toute façon ça a dévasté toute la famille…

- Oui, je comprends.

Je me tais, un peu gênée, sirotant mon verre à moitié vide. Le soleil passe derrière les arbres à l'horizon, l'atmosphère bruisse du bourdonnement des insectes autour des fleurs pourpres. J'entends une porte claquer derrière moi, probablement un des derniers patients de la journée. J'aimerais que Sébastien continue à parler mais je ne veux pas me montrer intrusive cette fois, et tout gâcher à nouveau.

- Et toi, c'est comment chez toi ? dit-il brusquement en se redressant sur son siège.

- Banal. Je vis avec ma mère et mon petit frère dans le 15ème, mes parents sont divorcés, voilà.

- Voilà ? Et c'est tout ? Rien d'autre à avouer ?

- Avouer ? Non. Je n'ai rien à me reprocher, ce qui est assez pathétique, vu mon âge.

- Très drôle. Tes parents sont divorcés depuis longtemps ?

- Très. Depuis mes 5 ans. Depuis le dernier été qu'on a passé ici, en fait.

- Mais je croyais que tu étais jamais venue, avant ! Tu mens ! Je le savais, toutes les femmes sont des menteuses…

- Arrête. C'est si loin que je ne me souviens de rien, je te jure.

Avec une mine sceptique il me ressert un verre, je sens mes joues chauffer comme jamais, il serait plus raisonnable de rentrer, mais je ne bouge pas.

- Tu sais que nos parents se connaissaient ? chuchote-il soudain en se penchant vers moi.

- Vraiment ? Non… Comment tu le sais ? je rajoute du ton le plus innocent possible.

- J'ai entendu mon père discuter avec ma grand-mère, après ton départ, l'autre soir. Elle disait un truc genre « après ce qui s'est passé entre les parents, mieux vaudrait éviter que les enfants se fréquentent », ou un truc comme ça, et mon père a marmonné que c'était le passé, qu'il ne voulait pas en rediscuter. Elle a conclu par « les chiens ne font pas des chats », très mécontente. Tu savais ?

- Non, non. Quoique… il me semble que M. Richard m'a dit que ma mère était très amie avec les fils Delmas –dont ton père, dans son enfance.

- Sans blague ? Le père Richard a des souvenirs ? Incroyable ! En plus ma grand–mère n'a jamais adressé la parole à Mme Arbogast, on aurait cru qu'elle avait la peste ! C'est fou, non ? T'es sûre que tu confonds pas ?

« J'ai trouvé des photos, aussi» dis-je d'un air entendu, sur le point d'ajouter « et j'ai des lettres, en plus ».

- Non ?

- Si. Des photos de ma mère avec des jeunes de son âge, sûrement ton père et tes oncles, et d'après M. Richard ils faisaient les 400 coups !

- Les 400 coups, mon père ? Mon oncle Patrice ou même Dominique je veux bien, mais mon père, alors là… trop fort !

Nous nous fixons avec intensité, soudain complices, presque cousins. Ses fossettes se creusent sur ses joues, il a 15 ans d'un coup et moi guère plus. Nous rions d'excitation tout en délirant sur les bêtises de nos parents quand une voix sèche vient nous interrompre :

- L'un d'entre vous sait-il où est Manon ?

Immédiatement je me redresse, comme prise en faute. Le regard sombre me foudroie, la bouche est amère, je ne suis qu'une sale gamine.

- Il est 18h30, papa, donc elle n'est plus sous la responsabilité de Mélanie – à moins de lui payer des heures sup, lance Sébastien d'un ton moqueur. T'as regardé dans la bibliothèque ? A mon avis elle est devant la télé.

- Hum… elle n'est pas ressortie, au moins ?

- Non, je ne pense pas, elle sait qu'elle n'a pas le droit, elle n'est pas folle. Tu ne veux pas boire un verre avec nous ? On parlait de toi, justement.

- De moi ?

Immédiatement je pressens la catastrophe, je prie pour que Sébastien n'ajoute rien, mais il a les joues bien rouges et visiblement il veut en découdre avec son père.

- Oui, oui, toi. Il parait que tu as fait les 400 coups avec tes frangins et la mère de Mélanie ?

Sur le coup le médecin se redresse et pâlit, bouche bée. Il nous fixe avec mépris, effroi même, j'aimerais rentrer sous terre, me volatiliser, Sébastien ne bronche pas.

- Ridicule. Je ne vois pas de quoi tu parles. J'ai été jeune, comme tout le monde, c'est tout, conclue-t-il avec un regard qui me signifie « mêlez vous de vos affaires ».

- Tu ne te souviens pas de la mère de Mélanie ?

- Non. Désolé. Je vais voir ce que fait Manon, et soyez raisonnable avec les apéritifs, on n'est pas dans un bar ici, ajoute-il en tournant les talons.

Je sens un courant d'air froid tomber sur la pièce, je dois être écarlate, je n'ose plus lever les yeux.

- Il ment, marmonne Sébastien.

- Pardon ?

- Il raconte n'importe quoi. Tu crois vraiment qu'il ne se souvient de rien ? Et pourquoi avoir répondu si agressivement ?

- Je ne sais pas, dis-je précipitamment. Ecoute, je vais y aller, je crois que j'ai abusé.

- Non, reste, on rigolait bien, tous les deux. J'aimerais bien les voir, ces photos. Tu les as chez toi, enfin, chez ta grand-mère ?

- Ben oui. Mais elles ne sont pas extraordinaires tu sais, on voit juste une bande d'ados, et je crois qu'il y a ton père parmi eux, c'est tout. Vraiment, c'est rien…

- Mais t'es toute pâle, qu'est ce qui se passe ? C'est mon père qui t'a flanqué la trouille ? souffle-t-il doucement, en se penchant vers moi.

- Oui, un peu. Il n'avait vraiment pas l'air heureux de me voir, si ?

- Mais si. En fait il s'en fiche, de toi. Il n'aime pas quand il y a un peu de vie dans cette maison, c'est tout. Il est chiant, toujours si strict, si sévère. Figure-toi que je ne sais rien de sa jeunesse, avec ses airs de martyr il refuse toujours d'en parler, comme de ma mère, c'est pénible. Ce serait un vrai mausolée ici, s'il n'y avait pas Manon.

- Et ta grand-mère, elle ne te raconte rien ?

- Non. Pas son genre, pas le mien non plus d'aller la supplier. Bon, on va les voir, ces photos ?

- Maintenant ?

- Ben oui, pourquoi pas ?

Nous nous levons d'un pas hésitant, visiblement il y avait une bonne dose de gin dans les cocktails et nous partons bras dessus bras dessous, hilares, jusque chez moi. C'est étrange de passer devant les maisons à son bras, comme si on était de vieux amis. Surréaliste. J'imagine les commères derrière les rideaux mais je m'en fiche pour une fois.

Sitôt dans la maison Sébastien sort de derrière son dos sa bouteille de gin et s'en va en titubant chercher du jus vitaminé dans mon frigo –pratiquement vide par ailleurs- pour nous en servir une bonne rasade.

Je fouille dans les tiroirs de la chambre avec la sensation d'être une vilaine curieuse, mais un flot d'adrénaline court dans mes veines, sensation excitante, et je rejoins Sébastien sur le canapé, qui me tend un verre :

- A notre santé !

- Tu crois pas qu'on tu exagères un peu ?

- Si, et alors ? Je conduis pas, toi non plus, non ? C'est mignon chez ta grand mère…très « revival ». Tout est d'époque, j'imagine ?

- Oui, c'est du style « Empire Charles de Gaulle » approximativement.

- J'arrive pas à croire que ça a été à la mode un jour.

Je jette un coup d'œil autour de moi, un peu honteuse, rien n'a l'élégance du « château » et je n'ai pas fait la poussière depuis mon arrivée, ou presque.

- Allez, elles sont où, ces photos compromettantes ?

- Elles sont pas compromettantes, tu vas être déçu, lui dis-je en lui tendant les fameux clichés et en m'asseyant sur le rebord du canapé.

Sébastien se met à pouffer devant la mine d'angelot et les cheveux frisottés de son père, tout en faisant des commentaires narquois sur ses oncles.

- Il a changé, le tonton ! Il avait des cheveux, à l'époque. Et les jeans ! Non mais t'as vu les couleurs ?

- Ils ont tous changé, depuis… ma mère aussi, dis-je en soupirant.

- Alors elle était copine avec eux ? C'est dingue ça. T'as vu comme ils se regardent, ces deux là ? Tu crois que… ?

- Hé bien… M. Richard m'a révélé qu'elle était sortie avec ton oncle Dominique, vers ses 15 ans.

- Sans blague ? Lui qui est devenu un vieux crapaud ? Ca me fait bien marrer !

- T'exagère ! Il était pas si mal, à l'époque. Il faut bien que jeunesse se passe, pas vrai ? Et il paraît même que…

- Oui ?

Je suis sur le point de lui parler de la rumeur concernant nos parents mais je me retiens in extremis, d'instinct. « Je le savais, je me suis tue » disait une vieille chanson dont j'ai oublié le titre, j'adopte la même attitude.

- Oh, rien d'important. Des bêtises.

- Elle est jolie ta mère, dis donc… presque autant que toi, fait-il en approchant ses lèvres des miennes.

Je devrais réagir, me lever et dire non, mais je reste là à goûter la douceur de ses lèvres et à m'enivrer de son odeur, yeux mi-clos. Une langueur s'est emparée de moi, Sébastien est séduisant, Olivier est dans un autre espace temps et c'est bon de se sentir désirée. Peu à peu je glisse contre lui, ses bras m'enlacent, j'ai chaud et je ne me contrôle plus. Je sens ses mains partout sur moi, une petite voix me souffle que je devrais résister, ne pas me laisser faire, pas tout de suite.

Mais ses yeux sont si bleus et sa peau si douce…

A suivre…

 

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