Love letters (8)

Nathalie Bleger

Mélanie trouve des lettres dans le grenier de la maison de sa grand-mère. A qui sont-elles adressées, par qui ont-elles été écrites ? Parfois la curiosité est un vilain défaut...

LETTRES MORTES

Chapitre 8

SÉBASTIEN

Des ballons rouges

 

« Des ballons rouges » est une chanson de Guillaume Cantillon

J'ai très mal dormi, pris dans des rêves confus, angoissé par le lendemain. Moi qui voulais un mariage cool je me rends compte que le fait de sauter l'étape « église » ne résout pas tout, je crains les réactions de ses parents, des miens, j'ai peur de tout en fait. Et Mélanie qui n'a pas voulu me dire ce qui se cache entre nos familles… Je pressens un mystère depuis un bout de temps en fait, sans vraiment vouloir me l'avouer. Peut être que ça m'arrangeait de ne rien voir, rien savoir. Peut être que c'est anecdotique et je me fais du souci pour rien.

Quand enfin le jour se lève j'enfile un short et des tennis pour aller courir sur la plage, ça va me faire du bien de revoir ma plage, j'y ai tant de souvenirs… Les derniers sont les meilleurs, les journées avec Mélanie à s'embrasser en douce, tout en gardant un œil sur Manon. Elle doit avoir grandi, je ne l'ai pas revue de puis longtemps.

Il fait frais ce matin, l'air marin est un peu piquant, je souris en entendant les mouettes et en emplissant mes poumons d'iode, comment j'ai pu me passer de ça ? J'espère qu'un jour je pourrai revenir y vivre, ou au moins pour les vacances, sans ressentiment particulier. Il faudra bien qu'il s'y fasse, mon père, à ma nouvelle famille, surtout si elle s'agrandit. Oui, il s'y fera forcément, c'est comme ça que ça se passe dans toutes les familles, non ? Je manque de me tordre la cheville sur le sable, il faut que je fasse attention, il ne manquerait plus que je passe mon premier jour d'homme marié à l'hosto. Les premières voiles s'éloignent au loin, le temps s'annonce magnifique.

Quand la douleur dans les jambes s'est estompée et que je me sens vraiment bien, léger, je décide de rentrer et d'affronter la famille pour le petit déjeuner, avant de me « déguiser » en marié. La cuisine est calme, il n'y a qu'un bol qui traîne, sans doute celui de Manon. J'entends des voix dans les chambres, des voix féminines, la voix traînante et grave de ma sœur et celle, plus flûtée, de Manon.

- Sébastien ! s'écrie cette dernière quand je rentre dans sa chambre, se précipitant dans mes bras.

- Hé bien dis donc, tu as grandi, toi !

- T'as vu ma belle robe ? demande-telle en se tournant dans tous les sens pour que j'admire sa robe rose à volants blancs. C'est une robe de demoiselle d'honneur !

- Manon, je t'ai expliqué qu'on va pas à l'Eglise et qu'il n'y a pas de demoiselle d'honneur, du coup… Désolée, j'ai tout fait pour l'en empêcher, ajoute Louise en me regardant avec gêne.

- Hein que je suis ta demoiselle d'honneur ?

- Oui Manon, bien sûr que tu es ma demoiselle d'honneur, pas besoin d'Eglise pour être belle, pas vrai ?

- Et je pourrai porter le voile de Mélanie ?

- Euh… je crains qu'il n'y ait pas de voile, choupette. Mais tu pourras l'aider à porter son bouquet.

- Alors c'est vrai qu'elle a pas une vraie robe de mariée ? reprend la petite d'un ton déçu.

- Ben oui, c'est vrai. Mais on fera peut être une cérémonie religieuse plus tard… De toute façon, tu seras la plus belle, ça c'est sûr.

Elle opine vigoureusement, je note les petits souliers vernis et les collants blancs, elle est ravissante. Pas du tout dans le style de notre mariage, mais ravissante. Louise n'a pas changé mais a mis un tailleur, bel effort. Le maquillage la vieillit, elle a presque l'air d'une dame comme ça. Je sais qu'elle a un copain, j'espère qu'il n'est pas trop particulier.

- Bon, je vais me doucher et m'habiller, Maminou est prête ?

- Hé bien, euh… j'ai été la voir tout à l'heure, elle avait oublié que c'était aujourd'hui.

- Vraiment ?

- Oui, elle a des « absences » de plus en plus souvent, tu verras. Je lui ai préparé ses affaires, je vais aller la voir dès que j'aurai terminé avec celle-ci, dit-elle en tentant de coiffer Manon qui pousse des cris de douleurs.

- Mais tu fais maaaaaaaaaaaaaaaaaal !

- C'est toi qui voulais un chignon, non ?

- Oui, mais…

Encore une angoisse de plus, je n'avais pas besoin de ça. Je passe devant la chambre de mon père sans m'arrêter, il est déjà plus de 10 heures. Sous la douche j'imagine l'ambiance chez Mélanie, sans doute différente mais pas forcément meilleure, j'ai vraiment hâte d'être à demain.

Je retrouve mon père et ma grand-mère dans la salle à manger, je ne me souviens pas de les avoir vus aussi bien habillés depuis l'enterrement de ma mère, ou alors c'est juste leurs mines de circonstances. S'il est élégant et froid comme d'ordinaire je remarque que ma grand-mère a énormément vieilli et maigri, elle se tient courbée au bras de son fils et tremble légèrement.

- Bonjour Maminou ! Tu as bonne mine, dis-je en mentant et en me penchant pour l'embrasser.

- Je ne comprends pas pourquoi tu fais cette connerie-là, maugrée-t-elle en me lançant un regard noir. Elle est enceinte, c'est ça ? Tu es sûr que c'est de toi, au moins ?

- Comment ? Mais non, Mamie, je te jure…

Elle hausse les épaules puis me tourne le dos, je sens mon père gêné et je reste coi, comme si j'avais été giflé. Certes ma grand-mère n'a jamais été très tendre mais elle m'adorait quand j'étais petit, j'étais son préféré et soudain j'ai l'impression d'être un voleur, le choc est rude. Mon père me lance un regard signifiant « c'est la maladie », je n'en suis pas si sûr. Un peu ébranlé je me dirige vers l'entrée où j'entends des voix joyeuses, sûrement celles de mes copains.

- Alors vieux, tu te passes la corde au cou ?

- Si on m'avait dit que ça t'arriverait à toi, si jeune…

- Mon pauvre !

Ils sont tous venus avec un brassard noir, mes potes, ça me ferait rire dans d'autres circonstances, mais là, j'esquisse à peine une grimace. Ils sont trois devant moi, mes meilleurs amis, Alex, Yann et Gaël, hilares, avec leur jean du dimanche. Heureusement qu'ils ne se sont pas déguisés en pingouin eux aussi, ou j'aurais vraiment l'impression d'aller à un enterrement.

- Alors, elle est où, la promise ? fait Yann en me flanquant une grande claque dans le dos.

- Elle est si moche que ça ?

- Depuis le temps que tu nous la caches !

- Vous exagérez, Alex l'a rencontrée à Paris plusieurs fois, dis-je pour me justifier.

- Oui, c'est vrai, et elle est charmante…

- C'est pour ça que tu te dépêches de l'épouser, hein ? T'as peur qu'on te la pique ?

- Ah ah. Je ris pas, j'ai des gerçures.

- Elle est pas avec toi ? fait Gaël en faisant mine de chercher partout.

- Non, elle a dormi chez elle, cette nuit. On respecte les traditions, dans ma famille…

- Mouaaaaaahh ! rugit Yann, avant de se taire en voyant la mine de mon père qui vient de nous rejoindre.

- Messieurs, fait ce dernier en les dévisageant froidement, sans leur tendre la main.

Pourtant il les connaît depuis longtemps, les ayant pour la plupart soignés quand ils étaient petits. D'un coup tout le monde se tait, l'ambiance n'est plus à la rigolade. « Oh merde, pas mes copains » me dis-je in petto, avant de reprendre :

- Messieurs, c'est bientôt l'heure de l'exécution, nous allons nous rendre à la mairie.

Des éclats de rire saluent cette déclaration, nous nous dirigeons vers les voitures de mes copains, alignées devant l'entrée. Louise nous suit en tenant le bras de ma grand-mère, accompagnée de Manon qui sautille partout, un beau nœud rose dans les cheveux.

Un peu plus loin dans la rue je vois que la voiture de mon futur beau-père est toujours là, ils ne sont pas encore partis, ouf. J'ai une petite pensée pour la fiancée, qui doit être angoissée elle aussi, vivement ce soir qu'on se retrouve seul dans la suite nuptiale du Grand Hôtel, réservée par son père, et qu'on oublie tous ces gêneurs.

Au moment où Gaël démarre j'aperçois Mélanie dans le rétroviseur, dans une belle robe parme, en soie apparemment. Mon cœur accélère, elle est belle ma future femme, avec ses cheveux noirs relevés dans un chignon dont retombent des petites mèches, belle et fragile comme un songe. Je ferme les yeux et je sens le parfum de sa peau, j'imagine mes doigts faisant glisser la fermeture éclair, tout en serrant fort dans ma main le petit écrin avec la bague.

La salle des mariages a été décorée pour l'occasion, je ne sais pas qui a payé, sa famille sans doute, la mienne ayant participé au minimum, alors qu'elle est très aisée. Je me force à respirer doucement pour oublier la vague d'amertume qui me serre l'estomac, ce qui compte c'est notre amour, un point c'est tout. Le maire vient me serrer la main, hilare, ceint de son écharpe tricolore :

- C'est bien de revenir se marier au pays ! Ca fait de l'animation au moins. En plus avec une jeune fille dont la famille est originaire d'ici, c'est parfait.

- Merci…

Il serre ensuite la main de mon père qui tire la gueule et ne prend même pas la peine de lui répondre, alors que ma grand-mère lui demande où est passé le « vrai maire » –mort depuis 10 ans. « Bon, c'est comme la guillotine, c'est juste un mauvais moment à passer », me dis-je pour me calmer, heureusement que mes potes sont là et blaguent derrière nous, heureusement qu'il y a juste l'apéro et le restau après.

Quand Mélanie entre dans la pièce elle semble pâle, son petit bouquet blanc à la main. Elle s'avance vers moi et je la trouve merveilleuse, gracile, un peu rougissante. Ses cheveux relevés mettent en valeur son cou et son port de tête, son maquillage léger lui donne un teint de pêche. Ses parents se glissent sur les bancs de droite, alors que les miens sont à gauche, ils ne se saluent pas, pas même d'un signe de tête. Un couple prend place derrière eux, je suppose que c'est la tante de Mélanie et son mari. Mes oncles ne sont pas venus, ni mes cousins, à ma grande déception, mais l'évènement ne doit pas être suffisamment festif pour eux. J'aperçois aussi la meilleure amie de Mel et son copain, endimanchés et un peu mal à l'aise.

Je dépose un baiser sur les lèvres de ma fiancée :

- Tu es superbe. Ca va ?

Elle penche la tête d'un air hésitant, je comprends que ça n'a pas dû être facile pour elle non plus, ce matin. Enfin nous sommes côte à côte, enfin ce mariage va se faire et plus rien ne pourra nous séparer, désormais. Je suis curieusement ému à la lecture des textes du Code Civil, moi qui considère tout ça comme du baratin. J'entends la petite flûtée de Manon qui résonne dans la grande salle, elle est toujours curieuse de savoir ce qui se passe et Louise a du mal à la faire taire. Après la lecture des textes et les signatures des témoins – Muriel, la copine de Mel et Alex pour moi- nous nous retrouvons dehors, un peu abasourdis par la rapidité de la cérémonie et sa simplicité. Juste le temps de glisser l'alliance en or au doigt fin de Mélanie, nous voilà mariés, pour le meilleur ou le pire.

Quand je vois la tête de nos parents je me dis que le pire est derrière nous, plus que le repas et c'est fini. Bien sûr mes potes dégainent leur appareil photo, nous voilà sur les marches en train de grimacer à cause du soleil, devant les badauds curieux. C'est samedi et il y a du monde sur la place, mon père est bien connu et les commentaires vont bon train. Je présume qu'il a dû y avoir des grincements de dents parmi ses patientes, chacune espérant secrètement être conviée à ce mariage depuis la publication des bans. Mais bien entendu il n'a invité personne, estimant qu'il n'y a rien à célébrer. Dans notre dos les familles sont bien séparées par mes copains qui font les clowns, au milieu, j'espère qu'il y aura une photo sans oreilles d'ânes, dans le lot.

Nous nous rendons au restaurant à pied, jamais le village ne m'avait paru aussi grand, avant. Je marche comme dans un rêve, tout le monde nous regarde, moment flatteur et gênant à la fois, étrange. Mélanie s'accroche nerveusement à ma main, ses doigts sont froids et un peu humides mais je sens son alliance contre ma peau, nous sommes mariés, elle porte mon nom, c'est presque magique.

Au restaurant nous avons réservé la plus grande table, sur la terrasse face à la mer, le vent est frais mais tant pis, comme ça on restera moins longtemps, j'ai hâte d'être au dessert. Là encore les familles se séparent soigneusement et du coup nous nous retrouvons au milieu de nos copains, bien heureux finalement. Nous ne sommes qu'une vingtaine autour de la table, rien à voir avec les grands mariages fréquents dans la région, mais cette intimité a paru préférable aux simagrées des grandes célébrations. Les plaisanteries fusent, pas toujours de très bon goût mais cet humour potache me fait du bien.

Le père de Mélanie se lève pour improviser un petit discours à l'apéritif –insistant sur le fait que c'est son champagne- il me semble que tout le monde se raidit des deux côtés, j'ai les oreilles qui bourdonnent. Sa voix ne porte pas très loin et il y a du vent, je ne comprends pas tout ce qu'il dit mais je devine qu'il nous souhaite d'être heureux, c'est un brave type au fond. Ma grand-mère se tient droite comme la Justice et mon père ne lève pas les yeux de la nappe, je prie pour que ça ne dure pas trop longtemps. Les applaudissements ne sont pas très nourris, Mélanie rougit doucement, le champagne et l'émotion lui donnent de belles couleurs. Nous nous détendons peu à peu, je crois qu'on a évité le pire, la fin du tunnel se profile.

Les coquilles St Jacques de l'entrée laissent place au carré d'agneau, le restaurant a mérité sa réputation, je soupire, un doux soleil me caresse le dos. Avec plus de recul je trouverais amusante l'attitude des familles, seul Emmanuel n'a pas l'air d'avoir avalé un parapluie, il rêve tout seul en bout de table, les yeux fixés sur la mer. Parfois il reçoit ou envoie un SMS, complètement indifférent. A l'autre bout de la table mon père ne desserre pas les dents alors que ma grand-mère commente la qualité de la nourriture, à sa tête je comprends que rien n'est vraiment à son goût –comme d'habitude. Parfois mon père regarde en direction des parents de Mel, une fraction de seconde, puis détourne la tête. Je n'arrive pas à déchiffrer cette expression dans ses yeux, car son visage reste impassible, comme toujours.

Manon court autour de la table avec un gamin rencontré à une autre table, je note un rapprochement entre Louise et Yann, alors qu'elle a son copain en face d'elle. La plus pâle demeure Marie, ma nouvelle belle-mère, dans son tailleur gris et strict elle fait toujours une tête sinistre, évitant soigneusement de regarder ou répondre à son ex-mari qui lance des plaisanteries vaseuses. J'aimerais qu'elle lance au moins un regard plein de tendresse à sa fille qui frissonne dans sa petite robe en soie, et se blottit contre moi.

- Tu es la plus belle, ma chérie, je lui murmure au creux de l'oreille.

- C'est parce que tu tournes le dos à la salle, tu ne vois pas les autres filles…

- Aucune n'est plus belle que toi, j'en suis certain.

Elle me lance un coup d'œil étonné : « Tu deviens romantique ? »

- Mais je l'ai toujours été ! Non ?

Avec un sourire tendre elle m'embrasse du bout des lèvres : « Oui, c'est vrai ». Tout est si parfait qu'on se croirait dans un film ou une pub, si seulement on ne traînait pas nos familles comme un boulet.

- On va en boîte, ce soir ? lance Alex en levant son verre. Qu'on rigole un peu…

- J'avais d'autres projets pour ce soir, je réponds en grimaçant.

- Ouaaaah l'autre ! Tu vas pas me faire croire que t'as pas déjà eu un aperçu… ça fait trois ans que vous vivez ensemble !

- Pas du tout. Ca ne fait qu'un an et demi et quand on est mariés c'est pas pareil, paraît-il. J'aime pas trop les boîtes, en plus.

- Allez, y en a une chouette au bord de l'eau et puis c'est pas si souvent qu'on se voie… On va pas te laisser repartir comme ça, mon gars.

- Tu as envie d'y aller ? je demande à Mel qui fait la moue.

- Les mariés avec nous ! Les mariés avec nous ! Les mariés avec nous ! scandent nos amis, faisant se retourner toutes les têtes.

- OK, OK, on viendra. Mais on restera pas jusqu'à minuit. C'est notre nuit de noces, bordel…

Mélanie me fait un petit clin d'œil, depuis le temps qu'on attend ça, on peut patienter encore quelques heures. En restant au milieu de nos copains on pourrait presque croire que c'est un mariage normal… après tout, pourquoi ce ne serait pas un mariage normal ? Je me rappelle que Mélanie a promis de tout me dire, ce soir. Je louche du côté de nos parents qui s'évitent soigneusement, perplexe. Quel secret cachent-ils ? Je crois que je ne suis pas très sûr de vouloir le connaître, finalement.

Justement ma grand-mère se lève avec difficultés et vient vers nous, l'air revêche. Elle pose sa main sur l'épaule de Mélanie et lance :

- Je ne comprends pas que vous vouliez vous encore marier après tout ce qui s'est passé, Marie. C'est inconcevable.

- Je ne suis pas Marie, souffle Mel qui a pâli et cherche sa mère des yeux.

- Dans quel monde vit-on ! Quelle misère, mais quelle misère…

- Maminou, va te rasseoir, s'il te plaît, je murmure, mal à l'aise. Je viendrai t'expliquer tout à l'heure, après le repas.

- Tais-toi Philippe. Tu ne peux pas l'épouser, c'est impossible voyons.

Mon père se lève d'un bond et vient la prendre par le bras « C'est moi Philippe, maman, tu confonds », la vieille dame s'éloigne en marmonnant « Une chose pareille dans la famille, c'est inimaginable. Je ne l'ai pas élevé comme ça, oh non. Quelle honte, quelle honte… »

Un grand silence s'est fait autour de la table, même mon beau-père est interdit, muet. Ma belle-mère se lève précipitamment et s'enfuit, probablement aux toilettes, alors que les serveurs apportent les desserts. Ça ne pouvait pas durer jusqu'au café, le bonheur, ça aurait été trop beau. Nos copains se jettent des coups d'œil étonnés, Louise essaie de sourire et dit d'une voix rauque : « Ma grand-mère est malade, il faut lui pardonner ».

Chacun acquiesce d'un air grave et y va de sa petite anecdote sur sa grand-mère ou grand-tante souffrant d'Alzheimer, je pourrais presque y croire si nos parents n'étaient pas livides. Mélanie et moi nous regardons longuement, elle se mordille la lèvre, embarrassée, je pose ma main sur son bras en signe d'apaisement. Nous sommes les victimes des conneries de nos parents, il faut que je sache ce qui est arrivé, absolument.

« Ce soir », me souffle-t-elle, mal à l'aise, j'acquiesce. Je ne veux pas gâcher cet instant, à aucun prix. Ce soir sera bien assez tôt pour connaître la vérité, quelle qu'elle soit.

Fort à propos le serveur ouvre une nouvelle bouteille de champagne, tout le monde s'esclaffe, l'incident est clos. Mon père disparaît avec ma grand-mère et d'un coup l'ambiance s'allège, tout le monde rit, on décide d'aller faire une grande balade en mer après le repas, la soirée s'annonce belle. Manon saute partout et rit comme une folle, elle plante toutes les fleurs du bouquet dans ses cheveux, Mélanie a ce sourire doux et un peu mystérieux des femmes épanouies, je respire enfin.

Le soir nous dînons d'un repas froid dans notre jardin, ma grand-mère ne réapparaît pas et mon père ne fait qu'une brève apparition, évitant toujours soigneusement de parler à quiconque hors Manon. Il prétexte un appel urgent pour s'éclipser rapidement, je commence à avoir mal à la tête après tous ces alcools mélangés, je n'ai pas faim mais j'ai envie de dormir. La nuit est douce et nous restons des heures à discuter entre jeunes sur nos chaises dans l'herbe, finalement la journée a été magnifique.

Bien sûr mes copains nous traînent en boîte, je les suis dans un brouillard déjà épais, je crains que la nuit de noces ne soit compromise. Mélanie se déhanche comme une folle sur la piste, j'arrive à peine à l'inviter pour un slow mais elle me regarde avec tendresse, nous savons que nous avons toute la vie devant nous, ce n'est que le début. Je sympathise avec Emmanuel qui est quelqu'un de fin et intelligent, quand il ne plane pas. Je vois à la réaction des copines de mes amis qu'il a du succès mais il n'en profite pas, sans doute trop occupé par la personne qui lui envoie des tonnes de SMS. A un moment le père de Mélanie nous rejoint, commandant encore plus de champagne et draguant impunément tout ce qui porte jupon, sous l'œil irrité de sa fille, ma femme.

Tôt dans la matinée Yann nous dépose avec nos valises devant le hall du Grand Hôtel, ça me fait bizarre de dire « Mme Delmas », j'ai l'impression de voler l'identité de mon père. La chambre est immense et donne sur la mer, nous sommes un peu intimidés d'être aussi bien logés, on ose à peine poser les valises dans un coin, tout cela est trop beau, trop chic.

- Il est sympa, ton père, de nous payer une aussi belle chambre…

« Oui, il est sympa » répète-elle doucement, et je comprends que pour elle ce n'est que de la frime, une manière de se racheter de ses absences.

Elle disparaît dans la grande salle de bain, je repense à tous ces films où on voit les jeunes mariées revenir rougissantes dans leur chemise de nuit blanche à dentelles, encore pures. Pour nous évidemment c'est différent, même si je pressens que cette nuit sera particulière. En effet elle apparaît avec une nuisette en soie, dans un tourbillon de parfum, les boucles noires défaites, je l'aime, c'est ma femme.

Ma femme.

Vers le matin je l'entends qui remue, je crois même qu'elle se lève et me parle mais je suis dans un brouillard trop épais, je n'arrive ni à répondre ni à bouger. Le lit tangue, une nausée sourde me secoue les intestins, j'ai la gerbe. Je l'entends un peu s'agiter puis je retombe dans un sommeil lourd, sans rêves.

A mon réveil le soleil brille, j'ai mal aux cheveux, la pièce est vide.

J'appelle Mélanie, pas de réponse. Personne dans la salle de bain, personne sur le balcon. Je cherche un indice, sa robe traîne encore sur une chaise, ses produits de toilette sont là, elle ne doit pas être bien loin. Après une douche rapide je descends dans le salon du petit déjeuner, personne. Une peur diffuse commence à monter, sans raison. Elle n'est pas du genre à aller courir le matin mais elle est peut être retournée chez elle pour chercher un truc qu'elle aurait oublié, tout est possible. Je l'appelle sur son portable, pas de réponse.

Étrange.

Je laisse un message, deux messages, une heure passe puis deux, je commence à m'inquiéter franchement, où est-elle ?

A suivre…

 

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