LES ANCIENS DE LA FACULTE

hectorvugo

Solène et Jérémie vont le faire. Ils vont reconstituer la bande de la faculté. Ils sont là sur ce trottoir à nous attendre tous.

Ce rendez-vous sonne comme la chanson de Bruel, cette place des grands hommes que nous aimons fredonner sous la douche. On le doit à Facebook, à un groupe virtuel créé par Solène ma pote, celle qui sait tout de moi, et son homme Jérémie. Il y a 10 jours, ils ont ouvert une page événement : la grande soirée « remember » le 19 octobre 21 heures. J'ai cliqué mon intérêt comme les 9 autres participants.

Solène c'est un peu mon paradis perdu, cette part d'adolescence que je préserve au milieu d'une vie que j'ai cessé de juger. Cette vie est si loin de mes rêves, de ces années universitaires  ou nous nous sommes connus.

Solène est avec ma mère la seule femme que je ne vois pas vieillir. Toujours amoureuse de son Jérémie. Un miracle. Je ne me l'explique pas. Je le constate. Ces deux-là tordent le cou à la statistique, à cette usure des sentiments qui rongent tout.  Cette foutue rouille ne les atteint pas. Ils sont perpétuellement enthousiastes. Ils se veulent des artisans d'instants de joie.

Ce rendez-vous en est un. Merci à eux.

 

Un samedi soir comme un autre dans un restaurant Marocain, du brouhaha, des cris, des rires. Notre table est pleine de ce bonheur dont on se croit les héritiers parce que nos parents l'ont connu.

Un bonheur contagieux qui irradie les visages. Le mien surtout. Je souris à pleines dents.

Nous avons bien changé. Nous sommes plus ronds, plus gras. Seuls résistent les regards. Les yeux ne bougent pas. Ils restent figer dans le temps. En les observant tous, je replonge à l'époque où nous étions des imbéciles cultivés, bacheliers, nos canines rayant le parquet de l'université. Nous sommes devenus des gens importants.

Nous sommes tous en couple, avons des enfants pour la plupart. Nous nous accrochons à nos histoires comme des affamés de la reconnaissance.

Revue d'effectif

Patrick et Esther vivent à dans un appartement parisien avec vue sur la Seine, Jérémie et Solène occupent un pavillon en banlieue donnant sur une forêt, Arthur et Astrid voguent sur un bateau. Ils font le tour de monde et accessoirement des conférences quand ils sont à terre. Bastien et Aude se sont installés en province. Ils cultivent de la vigne et produisent du vin sur les coteaux du haut Languedoc. Ils ont quitté la ville sans regret. Comme Edouard et Eléonore. Eux ont retapé un château pour le transformer en gite.

Ils ont tous fait quelque chose de leur vie et en semblent fiers. Ils en parlent avec emphase.

Mon tour va venir. Que vais-je leur dire ?

Que j'ai perdu mon temps. Que j'ai joué à l'ado comme une grenouille gobe les mouches sur le bord d'un étang ?

Que j'ai fui la vraie vie parce que je suis incapable d'en assumer les secousses ?

Non, l'heure n'est pas à la vérité, à celle que l'on avoue aux portes de la mort parce qu'on ne peut plus tricher dans ces moments-là.

Je choisis de simuler, d'esquisser les contours d'un personnage. Le mien. Il sera conforme à ce qu'ils imaginent.

Ni pâle, ni flamboyant, dans une moyenne que l'on exècre tous, mais dont on rêve  d'atteindre la fade perfection.

Je ne suis pas venu seul. J'ai demandé à être accompagné d'une femme : Charlotte, une actrice à sa manière, une potiche bavarde que l'on croit être ma compagne quand je sors rarement.  Pour nous rassurer, nous avons répété le scénario de notre vie durant le trajet qui nous a séparés de son domicile au restaurant. Une histoire simple à la Sautet, un truc qui fait triper le français.

Elle, mignonne juste ce qu'il faut. Un chemisier blanc, une robe mi longue, un chignon mal agencé laissant partir quelques mèches rebelles. Bref le corps sensuellement dessiné sans pour autant déborder sur le désir obscène.

Moi, l'image faussement aboutie de l'homme moderne assumant ses fragilités et sa masculinité coupable derrière les volutes d'une cigarette électronique que je fume avec nonchalance.

On joue le couple qui s'aime avec des gestes de tendresses empruntés à l'enfance. Les mains se caressent. Les yeux se croisent dans des dialogues courts et répétitifs.

Les autres nous étudient, faussement heureux pour nous, mais jaloux au bout du compte.

Encore plus jaloux lorsque j'égraine la liste de nos biens et de nos réussites : Un appartement en lisière de la capitale, une maison de campagne aux alentours d'Agen, un métier fait sans passion mais rémunérateur, des activités caritatives. Et la cerise sur le gâteau : une vie sexuelle épanouie.

C'est Charlotte qui a l'idée d'en parler comme ça à la volée, pour donner un peu de piment à notre tableau.

Le serveur  apporte une bouteille de rosé en guise d'apéro. Il pose deux coupelles de légumes dressés sur des piques. Il attend que Charlotte achève sa phrase. Elle n'en finit pas. C'est un exposé trash. Le serveur est gêné. Exaspéré, même.  Il lui coupe la parole pour prendre les commandes.

Silence hésitant. On se regarde tous. Par reflexe, je lance : « Coucous royal pour tout le monde »

« Excellente idée, Clément. On va s'éclater la panse pour fêter ça : notre réussite à tous.  La vie est belle vous ne trouvez pas » ponctue Esther avec sa voix haut perchée de petite fille.

Rien à voir avec son physique. Il ressemble à un monument mal restauré. Trop tiré par endroits. La chirurgie escamote l'esthétique quand on la sollicite trop. Or, ici c'est le cas.

Patrick n'en a cure et louche sur les seins refaits de sa femme.

Oui la vie est belle.

Astrid rebondit sur cette phrase et l'assaisonne de quelques cartes postales sur les océans qu'elle a traversés avec son homme : Arthur.

Son homme comme si elle était persuadé qu'elle lui appartiendra toujours. Son homme qui ne cesse de piocher frénétiquement des bouts de carottes qu'il pique dans l'une des coupelles. Il sait  ce qu'elle va dire. Il connait  chaque mot, chaque silence, au point d'avaler ses carottes et de remuer les lèvres comme une marionnette en même temps qu'Astrid prend la parole.

Ce tour a l'air d'être bien rodé entre eux, une manière de prouver aux autres l'harmonie qui les caractérise.

Solène aimerait que Jérémie en fasse de même. Mais il n'a jamais su anticipé. Excepté pour  le sexe. C'est le ciment de leur couple. Elle est persuadé que ça tiendra bien après la ménopause

Pas plus tard que la semaine dernière, elle s'en est confié à moi.

J'ai toujours eu le chic de faire parler les femmes. Elles se sentent en confiance. Je suis le type avec qui elles ne risquent rien.  Un gars qui ne suscite aucune envie.

Aussi Solène a-t' elle été surprise de me revoir au bras de Charlotte. En donnant son manteau au vestiaire, elle m'a glissé à l'oreille. « Tiens, elle est encore avec toi.  C'est étonnant, je n'aurais jamais parié sur vous »

Solène a son franc parlé, souvent en tête à tête.

C'est à cela que l'on reconnait les amies. A cette vérité qu'elles savent vous dire sans détours.

Je lui ai rétorqué que je prenais exemple sur elle et Jérémie.

Le seul exemple qui vaille. Car le spectacle de ce faux ventriloque singeant les dires de sa femme ne m'impressionne pas. Je le trouve au bas mot pathétique. Digne d'un phénomène de foire sur la fin du numéro.

Après tant d'années de mariage c'est à pleurer. 10 ans pérore Arthur en bombant le torse avant de poser la question à la cantonade : Et vous ?

Une sale impression de compte à rebours me saisit en entendant 9 ans pour Eléonore et Charles, 8 pour Aude et Bastien, 7 pour Solène et Jérémie, 6 pour Esther et Patrick. Vient notre tour à Charlotte et moi. Tous attendent que nous récitions le chiffre 5 comme le veut la logique mathématique.

Mais la mathématique m'enquiquine. Elle  barbe aussi Charlotte.

Alors on garde le silence. On fait durer le plaisir. On se dit que ce serait chouette de leur balancer la vérité en plein visage, d'avouer que notre relation c'est du flanc, du mensonge pour faire bien devant les autres, du verni social pour paraître normaux aux yeux de tous.

Ah la tête qu'ils font ! Identique à celle du téléspectateur devant une scène d'angoisse, du type le méchant qui sort son couteau avant d'égorger une jeune fille. Il approche d'elle doucement, la tension monte. Et là c'est la page de pub.

Notre page de pub à nous c'est le serveur avec son couscous royal et ses 5 merguez.

Comme quoi la logique mathématique est respectée malgré tout. On ne dira rien. On ne nous en laissera pas le temps.

Esther se jette sur le plat de méchoui. Patrick n'en a cure et louche sur le nez refait de sa femme. La chirurgie surjoue le beau quand on en abuse. Or ici c'est le cas.

Eléonore avoue avoir un faible pour les pois chiches. Elle ajoute en riant que c'est seulement alimentaire. Pour sûr, Edouard son cher et tendre se vante d'avoir un QI de surdoué.  Il a poussé ses études jusqu'au doctorat d'histoire de l'art. Il a soutenu une thèse sur Jeff Koons.

Et d'ajouter comme pour  justifier son choix tout en regardant son assiette de semoule : « On m'avait suggéré Warhol. Mais Warhol je ne pouvais pas. Je n'ai jamais pu »

A cet instant, Eléonore verse du bouillon au milieu de l'assiette, avant qu'Astrid n'y ajoute trois boulettes de viande.

Edouard est intello jusqu'au bout. Il ne supporte pas les légumes. C'est un carnassier en quelque sorte.

Arthur aime aussi la viande. Plus qu'Astrid ? On en droit d'hésiter tant il dévore l'assiette d'Edouard avec jalousie et reproche vertement à sa femme de l'avoir servi après lui. Une réaction enfantine sans esprit, à marée basse croit bon de souligner Edouard pour détendre l'atmosphère.

A défaut cela jette un froid sur la tablée que même la harissa  proposée par Esther ne réchauffe pas.

-          Ambiance monacale vite brisée par le serveur. De sa voix rocailleuse, il demande : « Tout va bien Messieurs Dames ? »

-          Arthur lui balance à la figure : ça pourrait aller mieux 

-          Edouard spirituel intervient : ne vous inquiétez pas c'est une sombre histoire de boulettes

-          Des boulettes ! Je ne peux vous en apporter d'autres si vous voulez ?

-          Arthur achève : bien sûr que je veux. Je l'exige même

-          Edouard toujours aussi spirituel. Faites mon grand, faites. Ça va le calmer

Solène regrette que Jérémie n'ait pas autant de caractère en public. Elle aimerait que son homme affirme son taux de testostérone ailleurs qu'au lit. Elle est persuadé qu'il restera à un niveau élevé après la retraite même sans viagra.

Elle me l'a avoué mezzo vocce peu après avoir laissé un billet au vestiaire. Une confidence de plus vite annihilé par ce commentaire acerbe : « j'ignore si Charlotte et toi vous irez jusque-là ».

Qu'est ce qu'elle en sait la garce !

Elle m'a tourné le dos et a embrassé avec effusion Astrid. Les deux femmes avaient l'air de s'entendre.  C'était il y a 1 heure à peine.

 Une éternité à l'aune de l'épisode des boulettes. Il a coupé la table en deux camps : les antis Arthur contre les pros Edouard. Ambiance guerre froide. Beaucoup ont pris position,  même si certains comme Bastien et Aude ont hésité et gagné du temps en relookant par reflexe professionnel les petits raisins, regrettant qu'ils soient trop maigrelets pour en faire du vin.  Après moult réflexions, ils ont choisi Edouard parce qu'Arthur est trop « con ». Je cite ici Aude qui m'a glissé cette confidence à l'oreille. Avec Charlotte, sur ce coup-là, on a joué aux non alignés, histoire de rester en bon terme avec le tout le monde jusqu'au dessert.

Si toutefois nous allions arriver jusque-là.

Le serveur a fait profil bas en apportant les nouvelles boulettes. Il s'est abstenu de les servir. Il est parti discrètement en cuisine.

Silence radio à table, à peine constate-t-on la présence de quelques messes basses que s'échangent les protagonistes de chaque camp. Avec Charlotte, on observe l'évolution du front. On distribue des morceaux de nappes en papier sur lesquels écrivent les belligérants.

Négociations étranges ou chacun échange en jaugeant les sentiments de l'autre.

On sert d'intermédiaire, on transmet les messages ou les noms d'oiseaux apparaissent.

Puis il y a l'ouverture, ce geste de détente d'Arthur avec ce mot : si cet enfoiré prend le même dessert que moi, je suis prêt à passer l'éponge  Edouard lui répond avec son dernier bout de nappe : Idem

Fin des négociations.

Le serveur escorté par deux danseuses orientales 1 m 80 à fortes poitrines, s'avancent courageusement vers nous et demande : « ces messieurs dames prendront un dessert ? »

-          Les femmes en cœur répondent : des pâtisseries

-          Les hommes : une salade d'orange

Arthur et Edouard se reparlent. Leur épouse aussi. La bouche d'Esther se déplie et commande un thé à la menthe. Patrick mange du regard les lèvres en silicone de sa femme espérant intérieurement qu'elles résistent au futur choc thermique qui lui est promis.

La dernière fois qu'elle a bu un vin chaud à Courchevel sa lèvre inférieure a explosé. Et la note de l'intervention chirurgicale réparatrice avec.

Heureusement sa bouche est restée intacte en buvant le thé. Les hommes sont restés civilisés devant leur café.

Quant à Charlotte et moi, nous avons picoré ses dernières pâtisseries avec délectation.

L'addition a été divisée par dix après un conciliabule de trois quart d'heures dû aux quatre sucres pris par Edouard dans son café, alors qu'Arthur l'a bu sans.

-          En sortant de l'établissement Patrick a  ce mot : «   De toute façon les restaurants arabes, je ne peux pas le pifrer. Je digère mal le couscous. Moi mon kiff c'est le chinois »

-          Esther souligne : «  d'ailleurs mon chirurgien esthétique est chinois »

-          Patrick goguenard : je ne te l'ai pas dit ma chérie, c'est lui qui va te refaire les fesses cet hiver

-          Rire général crispé du groupe

-          Solène nous interroge  tous : alors les amours on se revoit quand ?

-          Arthur tout en commandant un uber sur son portable : dans dix ans….

-          Les autres en cœur : faut voir

Avec Charlotte ça nous arrange bien. Nos emplois de temps sont si serrés ces prochaines semaines que notre faux couple ne pourra y survivre. Pourtant elle comme moi ne supportons pas les tables aux chiffres impairs.

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