Lunamor
damian
L'homme et sa monture avançaient au pas sous l'épaisse frondaison, l'un et l'autre prenant garde aux branches basses et aux racines traîtresses. Par instants, l'éclat fugace d'un rayon de soleil faisait rutiler l'écu accroché à la selle du cheval : une rose des vents sur fond carmin. Le haubert de cuir du cavalier émettait parfois un grincement lorsque ce dernier rajustait son assiette. Les heures de chevauchée à travers les plaines et les collines de Lunamor commençaient à avoir raison de lui. Sa quête l'avait mené bien loin de son domaine et cela depuis bien longtemps. Il ne connaissait plus que les nuits de mauvais sommeil à même le sol, émaillées du rare confort d'une grange à foin qu'un serf était disposé à lui laisser accessible.
Lorsque l'épuisement se faisait trop pesant, il portait machinalement sa main vers la chaîne pensant à son cou. Le simple contact du petit boîtier en plomb suspendu là ravivait son énergie. Le souvenir rattaché à ce qu'il contenait resurgissait avec toute sa force, galvanisant le corps fourbu du chevalier.
Le cri d'un engoulevent fit sursauter l'homme sur sa selle. Instinctivement, sa main droite se porta vers la garde de l'épée pendant à son coté. Mortefontaines, cette forêt dans laquelle son chemin l'avait porté était réputée hantée. Bon nombre de ceux qui s'y étaient aventuré n'avaient jamais reparu. On la disait peuplée de créatures maléfiques et environnée de sortilèges. Mais en bon chevalier qu'il était, lui ne croyait pas à ces racontars.
Se raffermissant sur sa monture, il lui pressa le flanc pour l'encourager. Docile, le cheval continua sa progression sur le sentier tortueux. Curieusement, les maléfices censés égarer le voyageur semblaient inactifs. Le petit chemin forestier qu'avait emprunté l'homme dès son entrée sous les frondaisons le menait vraisemblablement vers le cœur de Mortefontaines.
Les méandres de la futaie se ressemblant tous, le cavalier finit par perdre la notion du temps. Il commençait à ne plus savoir depuis combien de temps il était engagé sur cette sente. La masse végétale semblait progressivement l'absorber.
« Mortefontaines, je ne te crains point ! Moi, Kedwen de Quartvent, ne resterai pas ton captif ! » cria-t-il d'un voix puissante pour se donner courage.
Le bruissement de la légère brise qui animait ramures et buissons continua, imperturbable.
Lorsqu'il lui sembla qu'il ne pourrait bientôt plus tenir en selle malgré la lumière filtrant toujours à travers les hautes branches, le cavalier se mit en quête d'un espace un peu plus dégagé entre les troncs noueux et les broussailles pour s'arrêter. C'est alors que sa monture déboucha dans une clairière légèrement pentue. Au sommet de la petite butte se dressait une humble bâtisse, assemblage étrange de pierres et de bois doté d'une cheminée d'où s'élevait un léger panache de fumée blanche. Assis sur une pierre couchée devant cette maison se tenait un être dont les traits étaient en partie dissimulés par une capuche de lin sombre. A l'approche du cavalier et de sa monture, la silhouette se redressa et saisit un bâton posé à sa portée.
« N'ayez crainte, je viens en paix ; fit Kedwen en levant une main en guise de salutation ; Je viens de faire un long voyage et souhaiterais, s'il vous sied, profiter de votre hospitalité. »
« Qu'est-ce qui amène un noble sire si loin dans nostre forêt ? » demanda l'être d'une voix tranquille.
L'intonation était toute féminine mais non dénuée de force. Une intuition décida le chevalier à répondre avec franchise.
« La recherche d'une dame chère à mon cœur que des brigands ont enlevée et conduite dans ces sombres contrées. »
« A la bonne porte tu viens de frapper, noble chevalier. Je puis certainement t'indiquer la voie à suivre. Mais je vois à ta mine que la journée fût longue. Le soir descend sur la forêt, c'est un moment peu sûr pour continuer ta route. J'accepte de t'accueillir pour la nuit car ton cœur est pur. Attaches ta monture et entre chez moi. »
Sentant la fatigue peser encore plus lourdement sur ses épaules, Kedwen descendit de son cheval avant de le conduire à quelques pas de la bicoque. L'inconnue avait gravi les marches menant à la porte et se tenait sur le seuil de la maison.
« Avant que tu passes la porte, je te demanderai de te défaire de tes armes. Nul mal ne te guette chez moi et je n'y tolère pas d'instrument de mort. » dit son hôtesse en lui barrant le passage.
Ne souhaitant pas vexer celle qui lui offrait cette providentielle halte, le chevalier se défit de son épée qu'il déposa avec son écu et sa selle à quelques pas de sa monture. Il se présenta ensuite devant la femme qui lui ouvrit cette fois le passage.
L'intérieur de la chaumière était rustiquement meublé mais paraissait parfaitement propre et fonctionnel. Un modeste feu brûlait dans l'âtre, faisant danser les ombres s'allongeant dans la lumière du couchant.
« Le souper est presque prêt. »fit son hôtesse en l'invitant à s'asseoir sur un banc disposé à proximité du foyer.
Kedwen accepta l'invitation et demanda :
« Puis-je savoir qui je dois remercier pour cet accueil bienvenu ? »
Lui tournant le dos, son hôtesse se débarrassa de la lourde cape et du capuchon qui la dissimulaient avant de lui faire face.
« Mon nom est Mawen, noble chevalier. Et je connais le votre. Vous l'avez crié dans le vent un peu plus tôt. »
Devant le chevalier ébahi se tenait une belle femme aux longs cheveux bruns et à la peau légèrement hâlée par le soleil. Son visage délicat était illuminé par l'éclat de ses yeux couleur d'ambre. Pendant un instant, l'homme fut ébloui par tant de beauté et de pureté. Il se ressaisit, s'apercevant qu'il dévisageait celle qui lui faisait face et détourna les yeux vers les flammes crépitantes.
« Veuillez me pardonner, dame Mawen, mais ne craigniez-vous pas les malandrins dans cette sombre forêt ? »
« Je vis suffisamment à l'écart pour ne pas attirer leur attention. Bien peu s'aventure si loin dans les bois. »
Kedwen fit silence pendant plusieurs minutes, son hôtesse dressant une table avec ses modestes biens.
« Vous disiez pouvoir m'indiquer le chemin vers ceux qui ont enlevé ma mie. »
« Chaque chose en son temps, noble sire. Le repas est prêt. Mangeons. »
L'homme et la femme s'attablèrent ensemble et s'absorbèrent silencieusement dans le contenu de leur plat. De temps à autres, Kedwen risquait un coup d'oeil vers celle qui l'accueillait, fasciné. Elle se contentait de manger, une ébauche de sourire malicieux sur les lèvres. Soudainement, elle redressa la tête, surprenant le regard du chevalier.
« Qu'y-a-t-il donc qui vous intrigue comme cela, sire Kedwen ? » demanda-t-elle en plantant ses yeux dans ceux de l'homme.
« Sur mon honneur, dame Mawen, je vous présente mes excuses... Je ne puis m'empêcher de songer aux dangers qui menacent une si belle créature vivant seule dans ces bois... »
« Vous me trouvez donc belle ? »
« Les dieux m'en soient témoins, vous êtres l'une des plus belles femmes qu'il m'ait été donné de contempler... »
Un mystérieux sourire plissa les lèvres de Mawen.
« Ressaisissez-vous, chevalier. Pour un peu, vous oublierez votre quête... Et votre soupe va refroidir. Quand aux menaces, n'ayez crainte. Je sais me défendre... »
Ils achevèrent leur repas dans le silence, Kedwen se forçant à conserver son regard rivé sur le contenu de son assiette. Un éclat dans le regard de son hôtesse l'avait dissuadé de pousser son questionnement plus avant.
Le souper terminé, Mawen se leva et se dirigea vers un coin de la bâtisse plongé dans les ténèbres.
« Je ne dispose que d'un lit mais je puis vous proposer une couche de paille et de jonc pour vous reposer, noble sire. »
« Cela sera parfait aux vues de ce que j'ai connu ce temps derniers. »
« Très bien. Un baquet d'eau fraîche et quelques autres commodités se trouvent derrière ce rideau. » lui indiqua la femme.
Kedwen acquiesça avant de se diriger vers la tenture séparant cette salle d'eau improvisée du reste de la demeure.
Lorsqu'il eut achevé ses ablutions, il revint dans la pièce principale. Mawen avait gagnée son lit armoire et refermait la porte du meuble.
« Dame Mawen, qu'en est-il de mon chemin ? »
« Nous verrons cela demain, sire Kedwen. La nuit est tombée. Il n'est plus temps de parler ou de cheminer. L'heure est au repos. »
Et la femme verrouilla le panneau de bois qui la séparait de la pièce principale. Le chevalier se résigna alors et, se débarrassant de ses bottes et de son haubert, s'installa sur la paillasse improvisée que lui avait dressé son hôtesse. A sa surprise, il trouva la couche fort confortable et, malgré ses interrogations, ne tarda pas à s'endormir.
Un froissement de tissu léger le tira de ses rêves au cœur de la nuit. Ouvrant les yeux, il découvrit la maison plongée dans les ténèbres avec ça et là les tâches claires d'un rayon de lune. Le feu dans l'âtre achevait de se consumer en silence. A quelques pas de lui se tenait son hôtesse en chemise de nuit. Intrigué, Kedwen se redressa sur un bras. La femme se planta alors dans le cercle argenté d'un rais lunaire en plongeant son regard dans celui du chevalier. Quelque chose en elle avait changé. Ce n'est qu'en ayant battu des yeux quelques instant que l'homme réalisa en quoi : sa chevelure brune avait pris une teinte laiteuse, tout comme sa peau et ses yeux d'ambre s'étaient mués en puits d'obscurité. Il sursauta et fut pris d'un frisson alors que la femme le dévisageait toujours. Mawen défit alors le lacet maintenant en place sa chemise et la laissa tomber sur le sol, révélant son corps nu à la vue de l'homme.
« Aimes-tu ce que tu vois, beau chevalier ? » interrogea-t-elle.
L'homme déglutit avec difficulté devant cette vision soudaine. Le corps de son hôtesse était tout aussi désirable que séduisant. Elle s'approcha de lui jusqu'à le frôler.
« Veux-tu partager mon lit ? » insista l'apparition.
Elle tendit alors la main et la posa sur le torse de l'homme.
« Je connais de merveilleuses façons de passer le temps... »ajouta-t-elle avec un rictus lubrique.
D'un leste mouvement, elle enjamba la paillasse avant de s'installer à califourchon sur les cuisses de son invité. Celui-ci frémit au contact de la peau de son hôtesse : elle était glacée mais faisait pourtant monter en lui une vive chaleur. Il réagit enfin en saisissant son médaillon, tentant de reculer vers le mur.
« Dame Mawen, vous ne semblez pas dans votre état normal. De plus, je suis lié par un serment... »
« Oublie la gourgandine à qui tu as prêté ce serment... Elle ne sera jamais aussi douée que moi pour les choses de l'amour... » répondit la femme d'une voix langoureuse.
Tenant fermement son pendentif, Kedwen s'écarta un peu plus.
« Non, dame Mawen. J'ai prêté serment sur mon honneur. Je ne me dédirai pas... »
A ces mots, l'atmosphère changea du tout au tout : la douce chaleur du logis disparut pour céder la place à un froid mordant. La femme se redressa, son corps s'auréolant de colère.
« Quoi ? Tu oses me rejeter ? Moi qui t'ai accueilli sous mon toit, t'ai offert gîte et couvert ? Tu te refuses à moi sous prétexte d'un serment sans valeur offert à une souillon ? Sais-tu qui je suis ? »
Kedwen recula encore en voyant son hôtesse se mettre à flamboyer de rage. La cabane autour d'eux s'évanouit. A sa place apparut le sommet de la butte sur laquelle ils se tenaient, couronnée de pierres gravées de motifs étranges. La frayeur mordit cruellement le chevalier lorsqu'il reconnut là un tertre funéraire. Mais son effroi s'agrandit encore lorsqu'il vit la terre au pied des monolithes s'ouvrir et des cadavres en armes en sortir.
« Petit chevalier, tu es fais ! Rien ne viendra te sauver. Si tu te refuses à moi, alors mes soupirants se chargerons de toi !; glapit la créature qui était femme ; Cèdes et tu ne craindras plus rien. Tu aimeras même cela. »
« Non ! Sur mon honneur, je ne trahirai pas celle à qui je me suis voué corps et âme ! Elle est l'unique à qui se destine mon cœur et rien ne me fera faillir ! »
Le chevalier s'agenouilla alors, serrant toujours fermement son médaillon, attendant la mort qui arrivait. La femme hurla de toute sa rage, les morts martelèrent le sol de leurs pieds bottés et levèrent leurs armes, prêts à frapper. Kedwen ferma les yeux, acceptant son sort. La voix radoucie de son hôtesse vint alors murmurer à son oreille :
« Brave chevalier, tu as prouvé ta valeur et ton dévouement. Tu trouveras celle que tu cherches endormie au pied du tertre. Va, maintenant et garde ton honneur sans tâches ! »
Puis la voix s'évanouit, laissant place au chuintement de la brise dans les futaies. L'homme ouvrit les yeux et découvrit la butte déserte. Ni pierres levées, ni morts grimaçants, ni démon furieux ; tout avait disparu. Son cheval paissait tranquillement, ses affaires posées sur le sol à quelques pas. Au pied de la colline, il apercevait une forme étendue près d'un tronc moussu. Aussitôt, il bondit sur ses pieds et dévala la pente. La belle Hylde l'attendait là, sortant d'un long sommeil en battant des cils. Dès que les deux amants s'aperçurent, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Le premier rayon du soleil perça alors les frondaisons. Après de longues embrassades, Kedwen, saisit sa douce par la taille et la conduisit près de sa monture. Il sella cette dernière, fit monté sa promise en croupe et, guidant le cheval par la bride, s'enfonça à travers les broussailles, son amour perdu enfin retrouvé.