Lupus Major

Denisa Ispas

Une évasion à deux, dans le réel et l’onirique

« Evadons-nous, je lui ai dit, et elle a fermé les yeux et m'a répondu en soupirant :

-  Eh, si seulement c'était si facile… »

J'ai quitté le lit et je suis allée m'appuyer contre la fenêtre. Le soir tombait – bientôt nous allions nous rhabiller et rentrer chez nous, retrouver nos vies respectives. Derrière moi, j'ai entendu un bruissement des draps et, quelques instants plus tard, j'ai senti ses bras autour de moi. Je me suis retournée, j'ai pris sa tête blonde entre mes mains et je l'ai embrassée longuement, puis j'ai caché mon visage dans ses cheveux, laissant mes pensées s'envoler. J'aurais tellement aimé l'enlever, l'emmener quelque part au loin où je l'aurais rien que pour moi, rien qu'une nuit, pour la regarder dormir et contempler ses cheveux emmêlés le matin. Depuis le temps que nous étions ensemble, ce n'était jamais arrivé… « Où es-tu partie ? » m'a-t-elle demandé dans un murmure, s'éloignant un peu pour me regarder dans les yeux.

J'ai soupiré. Que pourrais-je lui dire ? Je savais qu'elle ne viendrait pas avec moi, qu'elle ne quitterait pas sa vie pour quelques jours loin des chambres d'hôtel et des connaissances qui nous prenaient pour des simples amies. « M'aimes-tu ? je lui ai demandé, au lieu de lui répondre.

-  Je t'aime… beaucoup… beaucoup… beaucoup », a-t-elle chuchoté, en m'embrassant à chaque mot.

Je lui ai souri, puis je me suis éloignée et j'ai commence à m'habiller. Elle n'a rien dit, mais a ramassé ses vêtements et elle les a mis un à un, lentement, un regard joueur dans les yeux, faisant ondoyer ses courbes dans une danse à peine esquissée. J'aurais voulu la renverser sur le lit, lui mordre les épaules et pétrir ce corps blanc jusqu'à ce que, épuisée, elle s'endormirait dans mes bras, mais nous n'avions plus de temps. Ce foutu temps qui nous imposait des limites et qui décidait de nos séparations même avant de savoir quand nous allions nous voir.

« Tu es superbe, mon amour, et tu sais bien à quel point je te désire, mais là t'es une peste. »

Elle a ri et je suis allée mettre ma cravate devant le miroir. Elle aimait quand je m'habillais à la garçonne, je le voyais dans ses yeux quand elle arrivait au rendez-vous, pas besoin qu'elle me le dise. D'un autre côté, je sentais que c'était moi qui dirigeais notre relation et, peu à peu, ce jeu de vêtements et d'apparences avait commencé à me plaire.

Elle s'est assise sur le lit et s'est mise à tirer un bas sur la jambe, le déroulant lentement, comme une caresse. Je voyais son regard dans le miroir : elle cherchait mes yeux, voulait me provoquer. Je me suis retournée et agenouillée devant elle. J'ai pris son pied nu dans les mains et je l'ai embrassé doucement, montant vers la cheville, sur le mollet. J'ai levé les yeux et j'ai vu qu'elle avait fermé les siens, la tête rejetée en arrière ; je savais ce que cela voulait dire. Cependant, au lieu de continuer, j'ai déposé un court baiser sur son genou et je suis revenue au miroir pour refaire mon maquillage. « Rhabille-toi, ma douce, quelqu'un t'attend à la maison », je lui ai dit.

Boudeuse, elle a mis ses bas et ses chaussures en silence, puis elle s'est appuyée contre la porte et m'a regardée, en attendant.

« Je croyais que tu voulais partir avant moi. Ou t'as peut-être trouvé une excuse pour le cas où quelqu'un nous voyait sortir ensemble ? » je lui ai demandé, sachant sa peur que quelqu'un viendrait à apprendre notre secret.

Elle est venue devant moi et a levé son menton vers moi d'une façon décidée. « Je crois qu'en fin de compte je m'en fiche. »

J'ai posé le rouge à lèvres, je me suis tournée vers elle et je me suis adossée au mur, bras croisés. « Vraiment ? ai-je demandé avec un sourire.

-  Oui, vraiment », m'a-t-elle répondu, sérieuse.

J'ai levé un sourcil méfiant. « Alors pourquoi ne veux-tu pas partir quelque part avec moi, que nous deux, seulement pour quelques jours ? »

Elle s'est tue et a baissé les yeux. J'ai attendu quelques instants, puis j'ai ramassé le reste de mes affaires et j'ai voulu partir. Elle ne disait toujours rien. Quand j'ai touché la poignée, elle s'est précipitée, m'a entourée de ses bras et m'a obligée à me retourner.

« Je viens. »

 

 

Je me levai en un bond, au milieu de la nuit. J'avais fait un affreux cauchemar. Je me trouvais sur une rue déserte quand j'entendis, quelque part au loin, une voiture. Devant moi, la rue continuait tout droit à perte de vue, faiblement éclairée par les réverbères ; derrière moi, elle tournait brusquement à gauche. Pendant que je me disais que le chauffeur devrait être très attentif, les phares de la voiture apparurent au bout de la rue. Ils s'approchaient vite, trop vite. Un sentiment d'angoisse prit possession de moi, un pressentiment horrible me serra le cœur. Je commençai à distinguer des voix joyeuses beugler une chanson. Puis les réverbères commencèrent à s'éteindre, à fur et à mesure que la voiture s'en approchait. Une terreur incompréhensible m'envahit ; une ombre noire s'étendit sur la rue. Je ne voyais plus rien, j'étais juste effrayée, un effroi terrible, qui pénétrait jusqu'aux recoins les plus éloignés de mon être, un effroi sans nom, sans visage, incontrôlable, la terreur d'une présence invisible et malveillante tapie dans cette obscurité profonde.

Les phares s'approchaient de plus en plus, la chanson continuait, insoucieuse, pendant que la voiture fonçait droit vers la courbe cachée dans l'ombre. J'essayai de crier, de les prévenir, mais j'avais beau forcer ma gorge, aucun son n'en sortait. J'étais muette, affolée, épouvantée. La voiture me dépassa en vitesse, si près que le courant d'air qu'elle provoqua défit mes cheveux. J'essayai encore une fois de crier quand, de l'obscurité, de partout et de nulle part résonna un affreux éclat de rire qui me glaça le sang.

Je criai et je réveillai en sursaut, trempée de sueur, terrifiée, paralysée de peur. J'allumai la lampe et j'essuyai mon front. La gorge me brûlait, je me sentais enrouée. Je regardai ma montre : 3h du matin. L'heure des sorcières. Mon cœur battait la chamade, je n'arrivais pas à me calmer. Toutes les peurs de l'enfance, toutes les histoires racontées à voix basse, les yeux agrandis, tous les cauchemars me revenaient. Je me levai, j'allumai toutes les lumières et je tentai de retrouver mes esprits. Mes mains tremblaient tellement que, pour pouvoir allumer ma cigarette, je gâchai plusieurs allumettes. Je m'assis dans mon fauteuil préféré et j'inhalai profondément la fumée rassurante. Chaque bruit, chaque soupir du vent me faisaient tressaillir et m'emballaient le cœur.

Je ne sais pas combien de temps je fumai ainsi, l'oreille tendue, tremblant de tout mon corps. Je finis par m'endormir, blottie dans le fauteuil. Mon sommeil fut agité, tourmenté ; je me réveillai brusquement, sans raison. Je regardai à nouveau ma montre : 2h55.

Quoi ?!...

Je fixai les trois chiffres dont la lumière verte palpitait doucement. Après une éternité, le dernier changea : 2h56. Ma montre fonctionnait normalement. Le cendrier était rempli des mégots des cigarettes que j'avais enchaînées. J'étais sure de ne pas m'être trompée la première fois : dans ma mémoire clignotait, nette, l'image de l'écran noir aux chiffres verts. Je me frottai les yeux qui brûlaient et décidai de me faire un café. Je n'allais plus dormir cette nuit-là.

Je mis ma tasse sur le bureau et j'allumai le portable. Je voulais chercher une carte, fermer les yeux et choisir au hasard l'endroit où nous allions passer deux jours ensemble. Elle m'avait donné main libre. Je pris une première gorgée du café fort et sucré et je sentis que je commençais à me dégourdir. J'allumai une autre cigarette.

Le hasard choisit un village minuscule, niché en bas d'une falaise. C'était très bien ; personne n'allait nous déranger là-bas. Il y avait une centaine d'habitants, éparpillés sur la côte, et une seule maison d'hôte, ouverte uniquement grâce à la proximité d'une ville touristique. Ça n'aurait pas pu être mieux. J'attendis une heure convenable pour faire la réservation et je me préparai pour le dernier jour de travail de la semaine, essayant de m'imaginer son visage quand je lui parlerais de notre destination.

 

Samedi, je me réveillai à l'aube. J'étais de très bonne humeur pendant que je faisais mes bagages, me prenant la tête pour choisir ce qui lui plairait le plus. Puis, une fois fini, j'attendis qu'elle arrive et j'entamai mon « rituel du matin » : le café fort et la cigarette devant la fenêtre ouverte sur le matin froid de fin d'automne. Elle me demandait souvent pourquoi je ne pouvais pas boire sans fumer ou l'inverse ; je lui répétais sans me lasser la même réponse que mon père m'avait donnée, il y a des nombreuses années: « le café sans cigarette n'a pas de goût ». Je souris, comme à chaque fois qu'elle surgissait dans mes pensées, son visage, sa peau blanche… J'avais glissé loin sur la pente de mon imagination quand j'entendis sonner à la porte. C'était elle. Je l'ai embrassée tendrement ; elle me semblait d'autant plus belle qu'elle allait être entièrement mienne pour deux jours, sans pauses, sans heures de départs, sans craintes, sans coups de téléphone…

Il y avait environ trois heures de route jusqu'à notre petit village. Je conduisis pendant la première moitié et elle parla tout le long, bavarde comme un moineau. Elle riait beaucoup, me caressait la main, me mettait une nouvelle cigarette entre les lèvres, chantait ses chansons favorites quand elles passaient à la radio, me racontait ce qu'elle avait dit à son mari pour justifier ce weekend, et de temps en temps elle se penchait vers moi pour déposer un léger baiser sur mon épaule. Je ne l'avais encore jamais vue si ravie, si enfantine, si adorable. Je sentais que je l'aimais de plus en plus. Quand nous fîmes une pause, pour changer de places, pas un instant elle ne se tint tranquille. Elle aperçut des crocus d'automne et s'entêta à les cueillir pour moi, elle prit des photos, elle m'embêta pour que je me mette de telle ou telle façon pour une meilleure prise. La deuxième moitié du chemin passa en silence. Quand elle était au volant, elle se concentrait sur la route et ne pipait mot. Quant à moi, je n'ai jamais été bavarde ; je me suis donc contentée de lui caresser la cuisse et la main, me laissant bercer par des réflexions des plus agréables.

En arrivant dans la ville touristique, nous nous arrêtâmes à l'office de tourisme pour demander la route vers notre village perdu. Elle entra parler à un guide et je restai dehors à fumer.

Sur le trottoir en face, deux vieilles Gitanes étendaient des morceaux de tissu coloré par terre, pour y renverser, je supposai, les deux sacs de champignons qui attendaient à côté. L'une leva la tête et nos regards se croisèrent. La Gitane se figea un instant, puis s'essuya rapidement les mains sur le tablier et vint vers moi. Je lui tournai le dos pour faire semblant de ne pas l'avoir vue, mais elle m'appela : « Demoiselle, attends, j'ai un truc à te dire ! »

Elle arriva derrière moi et m'attrapa par le bras, mais, à ma surprise, sa prise fut pleine de douceur, comme celle d'une grand-mère. « Demoiselle, y a quelque chose qui menace, fit-elle.  Laisse-moi voir ta main ».

Malgré la méfiance moqueuse dont je fais toujours preuve face aux diverses sorcières, clairvoyantes et autres dans le genre, quelque chose dans le regard de la vieille Gitane me convainquit de lui montrer ma paume droite. Ses yeux se penchèrent immédiatement dessus, fouillant, cherchant quelque chose dans le réseau de lignes fines. Je vis ses traits se déformer et s'enlaidir, ses mains flétries se serrèrent sur mon poignet. Quand enfin elle leva les yeux, son regard me fit peur. « Une grande menace t'attend sur le chemin du soir, dit-elle, la voix brusquement enrouée. Tu es née sous le signe de la lune, et demain, la lune est guettée par le varcolac. »

Je sentis mon sang se glacer, malgré la voix de la raison qui me disait que cette créature des contes de minuit, qui quitte son corps humain tombé dans un lourd sommeil et qui, sous forme de loup, se repaît de la lune pour jeter l'obscurité sur le monde, cette créature n'existe pas, qu'elle n'est que folklore.

« Tu es en danger, reprit la vielle, le visage déformé par la peur. Quelqu'un t'a jeté un grand sort, un terrible sort, quelqu'un qui sait que la lune te protège. Demain soir, son pouvoir s'affaiblira, et il a choisi ce moment pour te frapper. C'est puissant, ma fille, très puissant… »

Ses mains tremblaient, serrant la mienne si fortement que je la sentais s'engourdir. Elle baissa à nouveau ses yeux sur ces lignes qui ne me disaient rien et elle promena son doigt comme une branche tordue sur celle qui se dessinait en bas de ma paume. « La ligne de la vie », a-t-elle murmuré.

Je la regardai aussi. Elle traversait un tiers de ma main, elle s'interrompait, puis continuait un peu plus loin. Entre ses deux parties, la peau était lisse comme une feuille vierge. Je pâlis. « La vois-tu, ma fille ? chuchota-t-elle à nouveau. La vois-tu ? La ligne de ta vie s'arrête ici. 

-  …Alors qu'est-ce que c'est que ça ? et je mis le doigt sur la deuxième partie de la ligne.

-  Ca veut dire que Dieu est juste, Il ne laisse pas les sorciers régner sur les vies des gens. Cette ligne, ma belle, veut dire que tu as une chance de t'en sortir, tout comme lui a une chance de réussir. 

Je me tus, pensive. Enfin, je demandai à voix basse :

-  Que puis-je faire ?

-  Ca, ma fille, je ne le sais pas… J'ignore qui te veut du mal, quel pouvoir il a ou quel sortilège il a choisi. Je ne peux que prier pour toi. Je n'ai pas vu de sort plus vilain depuis que je suis née. »

Je baissai la tête, accablée. La Gitane laissa tomber ma main, me prit par le menton et me regarda dans les yeux. « Que Dieu soit avec toi, mon enfant », dit-elle, puis elle fit le signe de la croix sur mon front et retourna à ses champignons.

Je restai là, sans rien dire, le regard dans le vide. Je me rappelais en détail le cauchemar que j'avais fait et la même terreur m'envahit à nouveau. Je m'efforçai à me calmer, à rester raisonnée, je me répétai que les gens ne croyaient plus à ces choses-là depuis belle lurette. En vain. Je tremblais comme une feuille et j'avais les mains froides. Quand ma chérie m'enlaça par derrière, je sursautai violemment en poussant un cri.

« Qu'as-tu, mon amour ? me demanda-t-elle, inquiète. Tu es toute blanche ! » Je la regardai sans comprendre. Elle me prit par les épaules et me secoua, criant mon nom. J'eus l'impression de revenir de très loin ; je fermai les yeux et je me serrai les tempes des mains. J'avais mal au crâne, ma tête tournait, je crus que j'allais m'évanouir. Elle me prit dans ses bras et me soutint fermement, en caressant mes cheveux. Lentement, je revins à moi sous ses mains. Je m'éloignai un peu et je la regardai. L'inquiétude se lisait dans ses yeux. Je l'embrassai sur le front. « Je vais mieux maintenant, n'aie pas peur. Je ne sais pas ce qui m'est arrivé. »

Je ne voulais pas lui parler de la Gitane, de mon cauchemar, je ne voulais surtout pas lui gâcher ces deux jours de vacances. Je la pris à nouveau dans mes bras et elle posa la tête sur mon épaule. J'embrassai ses cheveux blonds et doux. « On y va ? », je lui ai demandé après quelques instants.

-  Oui, allons-y », m'a-t-elle répondu en un murmure.

Nous montâmes dans la voiture et nous gardâmes le silence jusqu'à la destination. Après quelques kilomètres de paysage dépeuplé, la première maison du village apparut au tournant ; peu de temps après nous arrivions à destination.

 

Notre hôte nous reçut chaleureusement. Nous étions ses seules clientes, car on était en plein dans la saison morte. Elle nous souhaita la bienvenue et nous mena à notre chambre, à l'étage. Notre fenêtre donnait sur un grand balcon ouvert sur la falaise boisée. Elle respira profondément l'air qui sentait la mer et la forêt, un large sourire sur son visage. J'avais oublié qu'elle avait passé son enfance dans un village semblant à celui-ci, mais, par un heureux hasard, mon doigt avait choisi cet endroit.

Nous sortîmes sur le balcon, traînâmes deux chaises-longues à côté de la balustrade et nous allongeâmes au soleil. Sa main dans la mienne, respirant l'odeur des vagues, je me sentais si sereine, que le souvenir de la Gitane et du cauchemar s'effaça. Nous jouions en silence, les yeux fermés, enlaçant et délaçant nos doigts, caressant nos mains. « Je t'aime, je lui ai chuchoté, pour ne pas gâcher le charme du moment.

-  Moi aussi, mon amour », répondit-elle, et sa voix me dit qu'elle souriait.

Nous y passâmes une bonne partie de la journée. Nous y étions si bien, que nous demandâmes à notre hôte de nous y apporter le déjeuner. Nous nous sentions si libres à l'idée que nous pouvions paresser là-haut autant qu'on le voulait, sans avoir à compter les moments qui nous restaient. C'était un sentiment tout à fait nouveau et très agréable. Elle avait apporté un livre qu'elle feuilletait paresseusement et je fumais tout aussi lentement, admirant son profil délicat, l'éclat doré de ses cheveux, son épaule découvert par le pull qui avait glissé. Sentant mon regard, peut-être, elle leva la tête et me demanda :

« Pourquoi tu me regardes comme ça ? »

Je pris sa main gauche et lui embrassai le bout des doigts.

« Parce que je ne t'ai jamais vue aussi belle, je lui répondis.

Elle eut un grand sourire et rougit légèrement. Elle ne s'était toujours pas faite aux compliments dont je la comblais tous les jours.

-  Tu dis ça parce que t'es amoureuse.

-  C'est bien vrai ça. Je suis folle amoureuse de toi. »

Comme d'habitude, elle ne sut quoi me répondre et elle se pencha vers moi pour m'embrasser.

 

Nous sortîmes nous promener en début de soirée. Nous descendîmes lentement le chemin par où nous étions venues. A notre droite, la marée montante léchait la plage de ses longues vagues, berçant les barques et les bateaux de pêche échoués sur le sable. A gauche, le petit village s'animait peu à peu en vue du dîner. Nous longeâmes la mer, prenant de longues bouffées d'air salé. En la regardant du coin de l'œil, je me demandais si ce goût resterait sur ses lèvres. Au bout de la crique, niché dans la courbe de la route et caché entre un magasin de souvenirs et un glacier, se devinait le début d'un sentier qui montait sur la falaise, que nous empruntâmes. L'escalier en vieilles pierres se tordait, grimpant entre les rochers couverts de buissons, nous cachant parfois le village en bas, que les brumes du soir automnal commençaient déjà à dissimuler.

En haut, une grande statue veillait sur la crique, les bras grands ouverts comme pour s'envoler ou pour accueillir tous les marins de toutes époques. Nous nous assîmes sur un banc et je passai le bras autour de ses épaules. Ici-haut, rien ne faisait obstacle au vent, qui soufflait librement ; elle frissonnait. Le bruissement des feuilles sous la brise, le frémissement des vagues sous la falaise remplissaient le silence du soir. Au dessus du village se levait lentement la lune, blanche et presque ronde, et les fenêtres s'allumaient une à une, perçant les ombres ici et là. Un réverbère jetait une lumière faible sur la falaise. Nous ne parlions pas, pour ne pas gâcher le calme qui nous entourait. Seul un chuchotement serait passé inaperçu, se mêlant au murmure du vent.

C'est grâce à ce silence que j'entendis le bruit derrière nous. Je me retournai un peu vivement, la faisant sursauter, mais je ne vis rien.

« Qu'y a-t-il ? me demanda-t-elle tout bas.

- Chut !

J'étais inquiète ; je fouillais les buissons du regard. Une branche bougea contre le vent, puis s'immobilisa un moment. Je me levai lentement, mais un instant plus tard, elle reprit son mouvement naturel. Il n'y avait plus aucun bruit.

- Rien, ce n'est rien… Rentrons, tu dois avoir froid, lui répondis-je, lui passant mon foulard autour du cou.

- Rentrons », répéta-t-elle, un sourire plein de promesses sur les lèvres.

Nous descendîmes le sentier désert et marchâmes en silence jusqu'à la maison d'hôtes, enlacées. Dans la chambre, elle tira le rideau et ouvrit la fenêtre. J'allai la rejoindre et la pris dans mes bras. Elle pointa du doigt l'étoile polaire.

« Regarde comme elle est belle…

Je lui caressai la nuque couverte d'un duvet blond.

- C'est toi, mon étoile polaire, je ne me perdrai jamais en te suivant », lui dis-je. Je lui embrassai le cou, l'épaule nue, puis ma main se glissa sous son pull. Je la sentis frissonner, puis elle se retourna, prit ma tête dans ses mains et m'embrassa longuement.

Ce soir-là, nous descendîmes manger fort tard.

 

Dans la cour, nous tombâmes sur un groupe de jeunes qui préparaient un barbecue sous les étoiles. L'un d'eux accordait une guitare qu'il tenait sur les genoux, pendant que les autres tournaient autour de la table et du bois à couper.

Comme nous nous étions arrêtées sur la dernière marche de l'escalier extérieur pour les regarder, surprises, le guitariste se leva et vint vers nous, le sourire aux lèvres. « Bonsoir, gentes dames, fit-il joyeusement, tentant une révérence. Il était brun, pas très grand, les cheveux un peu longs. Il avait l'air sympathique, alors je lui répondis sur le même ton :

- Bonsoir, troubadour. »

Elle descendit la dernière marche et lui tendit la main pour se présenter. Jouant son rôle de gentilhomme jusqu'au bout, il la lui embrassa. Il s'appelait Andrei. Il fit de même avec moi, puis nous invita à nous joindre à leur barbecue. Elle me regarda, me questionnant des yeux. J'avais peur qu'elle n'ait trop froid, mais elle me sourit et me fit un signe de tête dans la direction du feu. Nous nous assîmes sur un tas de bois coupé et saluâmes les jeunes hommes qui s'activaient autour de la viande et du charbon. Andrei nous rejoint et nous désigna chacun de ses amis par son nom : le grand blond s'appelait Paul, le brun en jeans beige Mihaïl, et celui en pull rouge, Gabriel. Tous étudiants, ils étaient venus ici pour fêter l'anniversaire de Paul. Nous l'écoutions ensemble, elle avait mis la tête sur mon épaule et je l'avais entourée de mon bras. Le feu qui commençait à bien prendre se reflétait dans les yeux noirs d'Andrei, leur prêtant une lueur rougeâtre. Il rit : « C'est pas commun de voir une amitié si profonde entre deux femmes, d'habitude c'est tout le contraire.

Elle se mit à rire.

- C'est ma copine, dis-je en réponse au regard interrogateur d'Andrei qui, manifestement, ne voyait pas ce qu'il y avait de si amusant.

Elle me regarda, tout sourire, et déposa un baiser sur mon oreille, puis nous pouffâmes de rire devant les figures perplexes des jeunes hommes. Andrei fut le premier à se remettre de la surprise. Il prit une bière, l'ouvrit et porta un toast :

- A la santé de nos nouvelles amies ! »

Nous prîmes une bouteille chacun et trinquâmes, de bonne humeur. La soirée avait bien commencé et elle continuait de même. Nous les aidâmes avec le barbecue, nous rîmes beaucoup, Andrei nous chanta quelques chansons et nous l'accompagnâmes comme nous pouvions. Il semblait être le chef de cette petite meute de jeunes loups affamés, bruyants et joueurs, qui faisaient la fête avec autant d'entrain autour du feu et sous la seule lumière de la lune, dévorant la viande à pleines dents, braillant des chansons et riant aux éclats. Seul Andrei semblait plus réservé ; il posait parfois un regard discrètement inquisiteur sur nous le temps d'un refrain, regard qu'il dissimulait sous un large sourire et qui fuyait vers ses amis dès que je le fixais plus d'un instant.

Après le repas et les chansons, vint l'heure des histoires de minuit et des contes incroyables. Chacun avait sa légende urbaine à partager, mais comme nous les avions toutes déjà entendues, nous passâmes vite aux légendes obscures du folklore, presque oubliées. « Avez-vous préparé vos charmes pour ce soir, mesdames ? nous demanda Andrei avec un sourire en coin.

Je le regardai, un peu perplexe.

- Quels charmes ?

- C'est la nuit de Saint André », fit l'un des jeunes, peut-être Mihaïl.

Ça me revint d'un coup. La nuit où il n'y a plus de frontières entre visible et invisible, entre vivants et morts, la nuit des loups et des strigoi, qui sortaient de leurs corps ou de leurs tombes pour se battre entre eux ou pour attaquer leur famille, coupable de leur sort, la nuit ou varcolaci et pricolici sortaient, les uns volant dans le ciel, les autres rampant sur la terre, mais aussi la nuit où les jeunes filles essaient de deviner à quoi ressemble leur futur mari et où les vieillards peuvent prédire comment serait l'année suivante. Dans le village de ma grand-mère, les jeunes se rassemblaient autour d'un grand feu, faisant la fête toute la nuit et gardant au milieu de leur ronde le pot rempli de gousses d'ail qui maintiendrait les strigoi à distance. Le déclic se produisit. « C'est pour ça, le barbecue, les chansons, tout ce bruit ? demandai-je en riant.

- Tout-à-fait, répondit quelqu'un, qui tendit ensuite le bras pour attraper un bol rempli d'ail et le ramener entre nous. Il leva sa bouteille et nous trinquâmes à nouveau.

- A notre santé, à Saint André et au strigoi qui essaiera de nous voler l'ail ! s'écrièrent-ils, passablement soûls.

- A ce rythme-là, vous dormirez bien avant l'aube, plaisanta Andrei et je lui donnai raison.

- N'importe quoi, répondit Paul en se levant. Je te parie que je peux marcher droit jusqu'à la clôture, me bander les yeux et compter les neufs piquets sans trébucher.

- Chiche ! » le provoqua Gabriel, dénouant son écharpe.

Paul posa sa bouteille et prit un air solennel. Il avait bien raison de l'être, puisqu'il allait découvrir comment serait sa promise. Nous nous levâmes aussi et lui emboîtâmes le pas alors qu'il se dirigea vers l'arrière de la maison d'hôtes. Dans l'obscurité grandissante, je me sentais moins à l'aise que dans la lumière réconfortante du feu. Elle aussi, car elle se serrait doucement contre moi, m'entourant de son bras. Les jeunes loups, par contre, ne semblaient intimidés le moins du monde et tournaient autour de Paul en braillant gaiement, pendant qu'il comptait à voix haute les neufs piquets. Quand sa main s'arrêta sur le dernier, des ovations retentirent : il était droit et mince, que des bons présages.

La voix d'Andrei se fit entendre brusquement derrière nous et je sursautai ; je ne l'avais pas entendu arriver. « Vous avez oublié de prendre de l'ail, fit-il en nous en fourrant une gousse dans les mains. Mais je ne vais pas vous demander de vous frotter le front, le cou, tout ça tout ça avec, continua-t-il en riant.

- Effectivement, ça risque pas d'arriver ! rit-elle aussi. C'est pas comme si ça existait vraiment, toutes ces bestioles.

Il passa devant nous pour rejoindre les autres et répondit, en nous jetant un coup d'œil par-dessus son épaule :

- Ne sait-on jamais… »

Encore une fois, ses yeux reflétèrent le rougeoiement lointain du feu. Sans savoir pourquoi, je frissonnai.

 

Le lendemain, je me réveillai assez tard. On s'était tous couché à l'aube, une fois « la garde de l'ail » assurée avec succès. La nuit s'était passée dans la bonne humeur, on avait raconté des histoires d'horreur à qui mieux mieux, bu, chanté, même dansé une ronde improvisée autour du feu. Cependant, quand le soleil commença à se lever, nous étions si transis de froid que nous décidâmes de mettre fin à notre veillée. Dans la chambre, elle se serra contre moi pour me réchauffer. Je n'osais pas la toucher, car j'avais les doigts glacés, ainsi me contentai-je de lui caresser les cheveux. Sa tête dans le creux de mon cou, nos jambes entrelacées, nous nous collâmes l'une à l'autre du mieux que nous pûmes. Le sommeil nous vint immédiatement.

Quand j'ouvris les yeux, elle dormait encore, l'oreiller dans les bras. C'était la première fois que je pouvais la regarder ainsi. J'aurais voulu lui embrasser le dos, descendant le long de sa colonne, mais elle semblait si sereine ainsi que je ne voulus pas la réveiller. Je me rallongeai, le bras plié sous la tête, si près d'elle que sa respiration me chatouillait le cou, si près que je ne la voyais que par fragments, comme un vitrail regardé de trop près. Je contemplais ses yeux qui bougeaient doucement sous la peau presque transparente de ses paupières, parcourues ici et là de minuscules veines bleuâtres. Ses cils tressaillaient de temps en temps ; quelques cheveux blonds s'y étaient emmêlés. Je clignais des yeux et, quand, je les rouvrais, mon regard se fixait sur encore une autre chose. Une oreille blottie comme une coquille rose dans ses boucles. Une tempe où une veine battait doucement le rythme de son cœur et sa minuscule cicatrice en forme de lune. Des lèvres à peine entrouvertes. Ses cils. Une joue dont le fin duvet blond était si doux à caresser, comme une pêche gorgée de soleil.

Je restai peut-être longtemps à la regarder ainsi, comme pour m'imprégner de ses traits, pour les fixer dans ma mémoire comme une libellule dans l'ambre. Je ne pensais à rien, je ne voulais rien, je n'avais pas envie de bouger, de me lever, de la réveiller. Elle le fit d'elle-même ; ses cils papillonnèrent et l'instant d'après elle me regardait. « Bonjour, ma très belle, lui dis-je en me penchant pour l'embrasser. Encore endormie, elle me laissait l'impression d'être perdue. Je lui caressai la joue et là, son visage s'éclaircit en un sourire.

- Ce n'est pas ce que j'ai l'habitude de voir au réveil », dit-elle, puis leva une main et la passa sur mon visage, comme une aveugle cherchant à le déchiffrer. Je fermai les yeux et la laissai faire. Sa main était froide, son toucher me rafraîchissait. Quand elle alla tirer sur mes cheveux emmêles, je la lui attrapai et la lui embrassai. Obligée à se pencher en avant, elle perdit son équilibre et tomba sur moi, en me renversant sous son poids. Les rires explosèrent, dissipant le charme.

 

Pendant qu'elle prenait sa douche, je descendis chercher le petit déjeuner et changeai quelques mots avec la propriétaire. Notre petite fête de la nuit précédente ne l'avait-elle pas trop dérangée ? Non, elle avait l'habitude des veillées de la Saint André et ça lui faisait plaisir de voir des jeunes garder les traditions. Rondelette, cheveux grisonnants sous son fichu, mains potelées lissant son tablier, elle se mit à me raconter des tas de souvenirs « de son époque » pendant qu'elle tournait autour du poêle sur lequel cuisaient les tourtes, posées à plat directement sur la fonte. L'odeur me rappelait ma grand-mère ; j'avais hâte de les remonter dans la chambre, à côté de la confiture et du lait caillé, pour les partager avec elle. En prenant le plateau, je remerciai la propriétaire et lui dis que je n'aurais pas pu trouver meilleure maison d'hôtes. Cela lui fit tellement plaisir qu'elle tint à me déposer deux bisous retentissants sur les joues.

Je remontai et je posai le petit déjeuner sur la table de chevet. Elle était toujours sous la douche, alors je pris mon café et mes clopes et je sortis sur le balcon commun pour mon « rituel ». Je m'accoudai sur la balustrade et j'allumai la première cigarette de la journée. « …'lut, j'entendis une voix marmonner derrière moi. Je me retournai et vis Andrei, endormi, ébouriffé, sa tasse à la main.

- Salut, toi, je lui répondis, éclatant de rire au vu de sa tête de hibou sorti en plein soleil.

- Santé, marmonna-t-il, levant la tasse avant d'en prendre une gorgée.

Je poussai les cigarettes vers lui et le laissai finir son café. J'avais avalé le mien depuis belle lurette. Il s'en étonna et je souris.

- C'est comme ça que je bois mes deux premières tasses, fis-je, pour mettre mon cerveau en marche. Sans ma dose, je suis un légume sur pattes.

Il se mit à rire.

- T'es un sacré numéro, dit-il amicalement.

Je finis ma clope, je l'écrasai dans le cendrier et je me levai.

- Je vais voir ce qu'elle fait, à toute ! »

J'ouvris doucement la porte et j'entrai dans la chambre. Elle venait de sortir de la douche et était en train de se frotter les cheveux humides avec sa serviette. Je me glissai derrière elle et je déposai un court baiser dans son cou. Elle poussa un petit cri et me tapa à l'aveuglette, puis éclata de rire et se retourna pour prendre mon visage dans ses mains. Des mèches humides et froides me chatouillèrent pendant qu'elle m'embrassait. Le petit déjeuner eut largement le temps de refroidir avant que nous nous soyons enfin assises à table.

Avant de partir nous promener sur la falaise, nous allâmes dire bonjour au groupe qui s'était rassemblé sur le balcon. Ils avaient tous la gueule de bois, mais ils s'en moquaient joyeusement. Quand ils nous virent, ils nous cédèrent deux des chaises-longues, mais elle leur dit que nous n'étions que de passage. Andrei leva la tête vers nous. « J'oubliais… est-ce que vous pourriez nous rendre un service ?

- Ça dépend du service, évidemment, fis-je.

- Si vous partez ce soir, vous pourriez nous ramener en ville ? Comme ça on aurait pas à appeler un taxi, vu que de toute façon on a même pas de réseau dans ce coin paumé.

Elle me regarda et je haussai les épaules.

- Ça me gêne pas, mais vous serez un peu à l'étroit.

- C'est notre dernier souci, ça, rit Andrei. Merci.

- De rien. »

Sur ce, nous sortîmes et empruntâmes la route vers le haut de la falaise. Arrivées au pied de la statue aux bras ouverts, elle s'arrêta regarder autour d'elle. A droite s'attroupaient les toits d'ardoise du village ; à gauche, la paroi rocheuse refermait le petit golfe. Couverte jusqu'à sa moitié d'herbe et de buissons assez braves pour s'y agripper, elle avançait un promontoire brun, escarpé et percé d'énormes crevasses jusqu'à la mer, créant ainsi un abri où les vagues avaient entassé des cailloux de tailles diverses et un peu de sable qui adoucissait à peine l'air sauvage de cette petite plage. Un homme rapetissé à la peau brunie par le vent marin essayait de pécher, assis sur une barque échouée la quille vers le haut. Des charmantes maisons de gens chanceux tachaient de blanc et de rouge le haut de la falaise, cachées parmi les arbres.

Le sentier de randonnée en terre séchée s'engouffrait dans la végétation abondante, jaunie par l'automne avancé. Nous entrâmes dans l'ombre, main dans la main. A travers les buissons, nous pouvions apercevoir la mer mouchetée par des minuscules embarcations blanches éparpillées tout le long. Une fois dépassé le promontoire, la falaise continuait tout droit, une plage boueuse à sa base, bordée d'algues noirâtres, qui serait sûrement couverte à la marée haute. Nous marchâmes longuement, enlacées pour nous réchauffer. Nous avions remonté nos écharpes jusqu'au nez pour éviter la brise pour le moins fraîche ; nous ne parlions pas. Nous n'en avions nul besoin, d'ailleurs, car nous étions aussi à l'aise dans le partage que dans le silence ; et j'aimais ça chez elle. Parfois, je tournais la tête pour la regarder ; elle me rendait le regard et la façon dont ses yeux se plissaient trahissait le sourire caché dans l'écharpe. Puis elle se serait plus contre moi et je remontais la main vers son épaule pour mieux l'approcher de moi. D'autres fois, nous penchions nos têtes l'une vers l'autre et nous marchions ainsi, tempe contre tempe. Le sentier montait et descendait de façon inégale, des racines tordues faisant parfois office de marches quand il devenait trop escarpé. A gauche, des maisons en pierre étaient protégées par des haies hautes à l'aspect sauvage, aux branches dénudées et acérées qui accrochaient de temps en temps nos blousons comme des doigts. Après une courbe, penché au dessus du vide, nous vîmes un pommier sauvage tendant au bout d'une branche un fruit rouge sang, que le froid commençait à sécher. Attrapant ma main, elle se tendit pour le prendre, puis mordit dedans en riant joyeusement, comme une fillette. Nous partageâmes la pomme tardive comme une trouvaille des plus gourmandes. Son goût trop sucré et un peu fané était le gout de l'automne.

Tard dans l'après-midi, nous arrivâmes à un point où le sommet de la falaise s'élargissait. Des marches en pierre descendaient vers un petit promontoire, menant à un vieux banc abrité sous quelque conifère tordu. Nous nous y assîmes, contemplant la mer qui s'éveillait et l'île rocailleuse en face. Ses rochers grisâtres blanchis par la mousse ou jaunis par les lichens, il levait hors de l'eau une cime où s'étaient abrités quelques buissons et, parmi eux, des nombreux oiseaux. Un pêcheur passa dans sa barque, et des goélands s'élancèrent vers les vagues pour le suivre. « Il doit sûrement leur donner à manger, observa-t-elle. Nous le regardâmes quelque temps, puis elle ajouta :

- Il commence à se faire tard, on devrait peut-être rentrer. Vu tout ce qu'on a marché aujourd'hui, ça va prendre un petit moment.

J'acquiesçai ; mais j'étais si bien ici, avec elle, seules, sans une âme qui bouge dans les environs.

- Je sais, me murmura-t-elle dans l'oreille. Mais nous reviendrons un jour. »

Elle se leva pour se mettre à califourchon sur moi. Je l'embrassai sans un mot et je la serai contre moi, cachant mon visage dans son blouson ouvert. J'aspirai profondément son parfum, l'odeur de sa peau. Si seulement j'avais eu le choix, je ne l'aurais jamais laissée repartir. Les bras noués autour de mon cou, les lèvres appuyées sur le haut de ma tête, elle semblait penser la même chose. Cependant, encore une fois, le temps nous rattrapait et s'emparait de nous. Nous devions rentrer.

 

 

Quand nous arrivâmes à la maison d'hôtes, l'heure du goûter était depuis longtemps passée. Les garçons flânaient dans la cour et ils nous firent un signe de la main quand nous passâmes, nous dirigeant vers le petit restaurant au rez-de-chaussée. Nous mangeâmes sans hâte, nous souriant par-dessus la table, puis nous montâmes dans la chambre.

J'entrai en premier et commençai à ramasser mes affaires. Derrière moi, elle ferma la porte à clé. Je me retournai, surprise. Elle défit sa veste et la laissa tomber, enleva son pull et m'offrit ses seins petits et ronds. Me regardant toujours dans les yeux, elle défit la fermeture éclair de son jean. Comme d'habitude, je ne pus pas résister à son appel…

Le soir tombant, quelqu'un frappa à la porte. Je m'habillai rapidement, passai la main dans les cheveux et j'entrouvris la porte, masquant de mon corps ce qu'on pouvait voir de la pièce. C'était Andrei. Il sourit en voyant l'état de mes vêtements. « J'interromps … ? demanda-t-il.

- Non, du tout, je répondis, puis j'appelai par-dessus l'épaule :

- C'est Andrei, il peut entrer ?

On entendit le bruissement des draps, puis une tête blonde surgit derrière moi. Elle le fixa quelques instants, puis répondit :

- Bien sûr, je vais m'habiller.

Quand elle nous cria qu'on pouvait entrer, j'ouvris la porte en grand et je le laissai passer. Elle était assise sur un coin de lit et nouait ses lacets. Je m'allumai une clope et je commençai à faire les bagages. Andrei s'appuya contre le mur et demanda s'il pouvait fumer aussi. J'acquiesçai et je lui jetai ma boîte d'allumettes.

- Alors, quel vent t'amène ? demanda-t-elle.

- Je suis venu voir quand vous partez. On est prêt, nous, on a déjà rendu la clé.

Je les regardai, d'abord elle, puis lui. Elle opina de la tête.

- On a plus rien à faire, alors oui, on peut partir maintenant.

- Bon, alors je vais aller dire ça aux garçons, fit-il. On se retrouve en bas.

- Ça marche. »

Je refermai le sac et je m'assis sur le lit pour mettre mes chaussures. Elle referma les fenêtres et vida le cendrier, en attendant que j'aie fini. J'attrapai le sac et je le jetai sur une épaule. « On y va ?

- On y va.

Quand je touchai la poignée, elle m'arrêta et m'entoura le cou des bras.

- Qu'y a-t-il, ma chérie ? je demandai, en lui souriant.

- Je t'aime. Je suis contente d'être venue avec toi.

Je l'embrassai tendrement.

- Ce ne sera pas la dernière fois qu'on s'évadera, je lui répondis.

J'entendis Gabriel nous appeler d'en bas.

- Allons-y », fit-elle avant de m'embrasser une dernière fois.

Nous montâmes tous en voiture ; elle tenait la guitare sur ses genoux, à l'avant, et eux s'étaient entassés derrière. Nous fîmes un dernier signe de main à l'hôtesse qui nous regardait sur le pas de la porte – et nous partîmes.

 

Derrière moi, Andrei entama une chanson et ils commencèrent tous à fredonner sur quatre voix, l'un plus faux que l'autre, jusqu'à ce qu'on éclate de rire. Nous chantions et riions tous en même temps ; en résultait un joyeux brouhaha on ne peut plus incompréhensible. La route quitta le petit village, longea un peu la plage où les vagues berçaient quelques barques, puis s'enfonça dans la terre.

Nous roulâmes ainsi un bon moment, parlant ou fredonnant à tue-tête, dépassant de temps en temps quelques maisonnettes tapies dans les collines. Le soleil avait fini de se coucher et, derrière nous, se levait la pleine lune. Sa lumière éclairait si bien qu'on aurait pu se passer de réverbères ; elle cachait même le faible éclat des étoiles.

Quelqu'un ouvrit une fenêtre pour qu'on puisse fumer et, un instant plus tard, s'exclama : « Hé ! Regardez la lune ! »

Je freinai et m'arrêtai sur le côté. Nous sortîmes tous de la voiture et nous regardâmes le ciel. Une énorme tache d'ombre avait commencé à dévorer l'astre.

L'éclipse.

Le vârcolac.

Le sortilège.

Le cauchemar.

Le rire.

Je me figeai. J'avais oublié. Ma main se serra sur la portière jusqu'à ce que mes doigts en blanchissent. Le monde commença à tourner autour de moi. Je l'entendis qui m'appelait, inquiète, puis affolée. Les rires autour s'arrêtèrent. Le brouillard semblait les engloutir tous. Mes jambes cédèrent, je tombai dans les bras de quelqu'un et perdis connaissance.

Quand je revins à moi-même, nous étions en voiture et elle accélérait de plus en plus. J'entendis, comme de très loin, des fragments de voix : « elle ne se réveille pas… hôpital… plus vite… dépêche-toi… quelle heure ? », puis, très clairement, Andrei qui répondait « c'est l'heure qu'il faut qu'il soit… pour que les choses qui doivent arriver arrivent ». J'ouvris les yeux avec difficulté. Devant moi, la route s'étendait droite, infinie. Quelque part au loin, les réverbères s'étaient éteints. La voiture fonçait dans la nuit.

Je savais ce qu'il allait arriver.

Nous approchions la courbe que, dans le noir et à cette vitesse-là, elle n'allait pas voir que trop tard. L'éclat de rire résonna encore dans mes oreilles.

La nuit nous engloutit.

Je criai.

J'attrapai le volant et je le tirai vers la droite. Instantanément, elle réagit en écrasant la pédale de frein. La voiture dérapa.

Le moment se dilata, devint infini.

Dans un crissement douloureux de fers tordus et de verre cassé, la voiture s'arrêta contre les rails de sécurité. Un long silence s'ensuivit.

Enfin, je réussis à bafouiller :

- Y a quelqu'un de blessé ? 

Très lentement, elle lâcha le volant. Elle était en état de choc. Je défis nos ceintures, j'ouvris ma portière et je l'aidai à sortir. Elle me tomba dans les bras. Je la serrai très fort ; nous tremblions toutes les deux.

La porte arrière s'ouvrit aussi. Paul sortit en premier, puis Mihaïl et enfin, Gabriel qui tomba immédiatement à quatre pattes et se mit à vomir.

- Tout le monde est ok ?

Ils marmonnèrent tous un « oui » à peine audible. J'inspirai profondément, rassurée, quand ça me revint d'un coup. Andrei.

- Mon Dieu ! Andrei ! je m'écriai et les autres foncèrent vers la voiture.

Je me tournai vers elle, encore sous le choc, je l'aidai à s'assoir et je la couvris de ma veste. Je regardai vers le ciel, vers l'ombre qui couvrait de plus en plus la lune, et je sentis que je retrouvais mon sang froid.

- Tu ne m'auras pas, je crachai, les dents serrés.

Gabriel et Paul faisaient sortir Andrei, inconscient, et l'allongeaient sur le sol. Paul leva les yeux vers moi, inquiet.

- Il ne réagit pas, il est froid comme un mort.

Gabriel lui donna un coup dans les côtes.

- Ne dis pas ça !

Je m'agenouillai à côté du jeune homme et je voulus lui toucher le cou pour sentir son pouls. Il ouvrit les yeux. Je criai, surprise. Mais il ne me regardait pas, ses yeux étaient vides et rouges comme la lune qu'ils fixaient, au-dessus. Paul le prit par les épaules et le secoua, en criant son nom, mais il restait raide, le regard immobile. Mihaïl s'était figé devant la scène, puis s'élança vers la voiture, ouvrit le coffre et commença à fouiller.

J'entendis un bruit sourd derrière moi et je me retournai vivement. Elle n'était plus assise contre le rail, comme je l'avais laissée. Elle avait glissé à terre et gisait maintenant dans la même position qu'Andrei, les yeux ouverts et fixes. Brusquement, son dos s'arqua. Nous nous retrouvâmes dans le noir. La lune avait disparu. Seule l'Ursa Major nous éclairait encore.

Je me précipitai vers elle, à l'aveugle, guidée par ses gémissements étouffés. A genoux, je tâtai dans le noir pour trouver son corps et je me pris un coup dans les côtes qui me coupa la respiration. En haletant, je cherchai mes allumettes et, après en avoir gâché quelques unes, fis un peu de lumière. Son corps était secoué de violentes convulsions ; c'était sa tête qui m'avait heurtée. Au risque de me prendre un autre coup, je l'attrapai dans mes bras et je la serrai fortement, glissant une jambe sous sa nuque pour l'empêcher de se cogner contre le sol.

Par terre, l'allumette acheva de brûler et s'éteignit. J'entendais les questions inquiètes des autres, mais je ne répondis pas. Mihaïl faisait un boucan de tous les diables, en frappant le rail de je ne sais quoi qu'il avait pris dans le coffre. Penchée sur elle, je la tenais contre moi, essayant d'arrêter ses convulsions. Je tremblais, je pleurais, je ne pensais plus, murmurant sans arrêt son nom, comme une litanie apaisante, lui demandant de revenir, de me revenir, de ne pas m'abandonner. Diane, ma blonde, ma blanche Diane. Reste avec moi. Reviens-moi.

Lentement, trop lentement, une lumière diffuse sembla revenir. Nous levâmes tous les yeux en même temps, instinct ancestral de l'homme pour qui la lumière est rassurante, est sécurité, abri. La lune commençait à réapparaître et l'ombre lâchait inéluctablement son emprise. Mihaïl posa le morceau de ferraille et se laissa tomber à terre, les traits tirés, l'air épuisé, pendant qu'Andrei revenait à lui dans les bras de Paul.

Le corps de Diane cessa de se débattre si brusquement que je faillis tomber en avant. Sa tête pendait, molle, contre ma cuisse et des mèches blondes étaient collées sur son front trempé. Je les écartai et je lui caressai la joue, murmurant encore son nom, l'appelant à moi. Ses cils frémirent. Elle ouvrit les yeux et la lune s'y refléta, blanche.

 

 

 

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