LYUBOV ORLOVA

blanzat

26 juin 2018, texte envoyé en réponse à un concours vendéen.

D'un amas de tôles, de tonnes d'acier assemblées par des ouvriers soviétiques, on a fait un bateau.

Le paquebot vogue, les vagues claquent, les ponts s'étirent et craquent. Si un bateau n'a pas d'âme, il a une aire, l'inertie du dernier mouvement, le souvenir résiduel des dernières manœuvres. L'ancre est perdue depuis un moment, mais je veux me rappeler du MV Lyubov Orlova. Je ne sais de lui que ce qu'on m'a dit, et je cours après un bateau qui s'échappe.

Les chantiers navals de Kraljevica en Yougoslavie furent sa forge créatrice. Il émergea d'une pluie d'étincelles sous les chalumeaux des soudeurs, à mesure qu'ils recouvraient son squelette métallique. Au bureau, l'architecte de marine suivait du doigt les plans quadrillés, car un objet, gros ou petit, n'est qu'une chose étendue dans l'espace, il se mesure, se quantifie, se positionne en abscisses et en ordonnées. Voilà un bel objet, une machine, cent mètres de long et seize de large, un tout dont les parties tiennent bon par les rivets soudés. Plus petit que les léviathans d'aujourd'hui, le Lyubov Orlova a un profil tout en longueur, une longue ligne de flottaison bleue, les ancres blanches ainsi que le pont et le château. La cheminée noire et blanche, les antennes et les bossoirs penchent en arrière, comme couchés par la vitesse. L'étrave est fine et pointée vers le large, tandis que l'arrière, arrondi, est un balcon sur le sillage pour les au-revoir.

L'actrice favorite de Joseph Staline lui donna son nom, en lettres droites et blanches sur fond bleu, et la bouteille verte qui le baptisa ne laissa aucune trace sur sa coque trois fois peinte au plomb. Pourtant je veux croire qu'un souffle d'esprit passa par là, d'une façon ou d'une autre, un jour il dansera.

Le Lyubov Orlova, certifié première classe finno-suédoise pour briser des épaisseurs de glace de près d'un mètre, quitta son lit d'eau noire pour devenir navire de croisières polaires. De Vladivostok, son port d'attache dans la baie du Zolotoï Rog, il emmena en exploration arctique et antarctique des scientifiques et des touristes pressés. Les escales étaient les pontons nus des havres de Victoria et d'Amundsen. Dans les Orcades du Sud, on put rencontrer des manchots, des sternes, des phoques et des baleines. Par temps clair, on se prenait en photo sur les glaciers et les icebergs, par chance on pouvait saisir un évent ou un aileron.

À l'antipode, ce furent les Tchouktches après le détroit de Bering, puis l'océan arctique, la mer de Barents, et l'archipel du Svalbard, paysages de fjords, les hangars et les maisons espacées. Je prends mon planisphère et je suis les contours déchiquetés, je rêve devant ces confettis éparpillés sur fond bleu, j'imagine le vent souffler sur les étendues désertiques des îlots de Laptev et de Kara, des ours blancs parcourent les berges vides, les morses se prélassent sur les galets et les narvals fendent la surface.

Une frayeur d'enfant me fait craindre que les lois de l'attraction ne s'abolissent. Sur la mappemonde, le Lyubov est à l'envers. Comment fait-il ? À quoi se raccrocherait-il si tout lâchait ? La science décrit les lois de la nature, c'est incontestable, voilà le discours de la Raison, mais la nature nous surprend, et l'univers nous est encore inconnu. Et si le doute suffisait à remettre en cause les lois naturelles ? Les marins du Lyubov devaient s'accrocher ferme à leurs croyances quand ils avaient la tête en bas, c'est ce que dit la fable. Reste l'étincelle, celle de l'origine, qui brûle peut-être encore en un mot ou une formule, et là tout serait différent.

*

L'objet flottant a son histoire personnelle, une histoire qui lui est propre comme à une personne. Il fut décoré de la médaille de l'Ordre de l'Amitié des Peuples pour avoir sauvé un collègue en perdition. En vérité l'équipage fut sauvé, le bateau fut perdu. On ne sait pas si l'hymne soviétique lui a été joué à cette époque, ni qui a prononcé le discours honorifique, ni où a été accroché le ruban à bandes bleu, rouge, vert et jaune. L'a t-on embrassé ? Lui a t-on offert une couronne de fleurs ? En avait-il quelque chose à faire ?

De cette époque, celle des hommes, il ne reste pas grand-chose dans les archives, l'essentiel disparaîtra avec les souvenirs de ceux qui ont foulé ses ponts. Le bateau m'échappe. Les connaissements et les listes de matériel de chargement, qu'on réceptionnait sur la Strelnikova Ulitsa, peuvent témoigner de l'effervescence en début de campagne. Le quai était encombré de caisses et de grues, de chariots élévateurs déposant leurs fardeaux au pied des bigues, sous les cris des manœuvres. Le maître d'équipage pointait les arrivées : des vivres, de l'eau potable et du matériel pour plusieurs mois en mer, et assurer le quotidien de trois cents personnes. Dans les entrailles du bâtiment, le mécanicien en chef faisait le tour des machines graissées et huilées, tandis que l'officier en charge de la navigation s'entretenait avec le pilote dans le château sous le regard sévère du capitaine.

Je reprends ma carte du continent austral en apprenant que la compagnie Marine Expéditions le racheta pour des expéditions dans la péninsule Antarctique. J'imagine de nouvelles aventures en mer de Weddell, et des aurores boréales au-dessus de la barrière de Larsen.

Les vagues ont un mouvement hypnotique, à l'horizon les points font des illusions d'optique. Dans l'archipel des Shetlands du Sud, les glaciers craquent, la glace se fend et jette à la mer des montagnes flottantes, c'est le début de la fin. Un jour, les pointillés sur la carte rencontrent un anneau volcanique à l'abri des vents, dont l'entrée est gardée par une passe étroite, les Forges de Neptune. On appelle cet anneau l'île de la Déception, le Lyubov s'y s'échoua l'année de ses trente ans. Les touristes se consolèrent avec les bains chauds qu'on peut s'offrir en creusant dans le sable noir de la baie. L'aventure, c'est ne rien faire, mais partout.

Il fallait bien une île nommée Déception, pour colorer cette fin de course d'une teinte blême. L'histoire change de sens, le bateau retourne en cale sèche et disparaît des radars en contournant la Terre de Feu, jusqu'à Terre-Neuve, quatre ans plus tard. « Sorti du cercle de la Déception entre les Forges de Neptune, passé par la Terre du Feu puis Terre Neuve », je déclame haut et fort, dramatique, ces noms mystérieux de carte aux trésors, mais l'horizon est dans la brume.

Le Lyubov fut immobilisé à Saint-Jean de Terre-Neuve pour des impayés, deux cent cinquante mille dollars US pour une croisière annulée, et les deux tiers de l'équipage sans solde depuis cinq mois. La Terre-Neuve ne fut pas une renaissance, mais fit office de fourrière pendant deux ans. La rouille apparut aux jointures des plaques de tôle près des claire-voies, ainsi que sur les bossoirs et sous les garde-corps, des traînées grises souillaient les coursives blanches, les algues pendaient aux haussières comme du linge sale abandonné sur un fil. À l'intérieur, l'acier rouillé et les cuivres vert-de-gris apparaissaient un peu partout. Plus personne pour parler et fumer au carré. Dans les cabines, les hommes avaient laissé derrière eux une odeur d'humidité, de moisissures, de matelas crevés. Ainsi dégradé, l'étrave pointée vers les immeubles en verre, tournant son étambot au vent du large, le Lyubov eut le temps de réfléchir, j'en suis certain. D'un objet docile, on avait fait un bateau énervé.

*

Une compagnie le racheta pour le démanteler, son nouveau propriétaire s'appelait Neptune International Shipping. Le dieu des mers avait mis une cravate pour sceller son sort, le trident rangé dans un porte-documents.

Un petit tugboat noir et rouge, aux hublots blancs sur le devant, le Charlene Hunt, était chargé de l'emmener en République Dominicaine. Le matin du départ, la mer était calme, l'horizon plat. Le remorqueur, trois fois plus petit que le Lyubov, tirait sur le câble, le plat bord au ras de l'eau. Derrière lui, le paquebot était si léger que le bulbe d'étrave émergeait. Derrière eux, les quais de Saint-Jean étaient gris, de la neige recouvrait les toits des immeubles et des entrepôts. Plus loin dans le havre, les rivages de la péninsule d'Avalon étaient blancs et bruns. Le lendemain, des vents de force six soulevèrent des crêtes d'écume de trois mètres de haut. Le tugboat peinait dans les creux, embarquant des paquets d'eau à chaque descente. De son côté, le Lyubov faisait le mort, décidé à ne rien faire. Un bateau boudeur, et qui décida de jouer sa propre partition.

Le tangage s'accentua de plus en plus pour le Charlene Hunt, s'opposant au roulis du Lyubov. L'un disait oui, l'autre non. L'effet de torsion fit son œuvre, et le câble de remorquage se rompit. Pendant plusieurs heures, l'équipage du Charlene Hunt tenta de rattraper l'haussière avec des crochets, des grappins et des ralingues. Mutin, le Lyubov ne se laissa pas prendre, il partit à la dérive dans l'Atlantique Nord, au large des côtes canadiennes.

Ne se sentant plus tiré par les haleurs, il vécut son ivresse de bateau libre. La dérive ne remet pas en question la position d'un objet, c'est seulement qu'il n'est pas là où on l'attendait. Voué au démantèlement, à être dépouillé peu à peu de toutes ses strates, le Lyubov est un animal échappé de l'abattoir. Un navire inattendu, loin de son cap initial, insoucieux, qui joua pendant six jours avec les courants au gré de ses émotions. Je lui aurais bien prêté des mains pour se les fourrer dans des poches, et flâner un peu mieux. Ça doit faire du bruit un bateau qui sifflote.

On le rattrapa enfin, près d'une plate-forme pétrolière dont on se souciait un peu, puis il fut remorqué dans les eaux internationales où on l'abandonna une énième fois. Mais l'histoire du Lyubov n'était déjà plus entre les mains de petits hommes en uniformes. À la lueur blafarde du jour naissant, le cœur s'était mis en route, un cœur chaud dans l'eau glacée. Heureux de son sort, il fila au nord-est. Vent debout, mer houleuse, striée et tâchée d'écume blanche, on le crut coulé, mais il réapparut, quelques jours plus tard, près des côtes irlandaises, et disparut à nouveau.

Laissé pour mort, son fantôme hante les esprits restés à quai. Un marin belge affirme qu'il est infesté de rats cannibales et qu'il fonce droit sur l'Angleterre. On imagine les rongeurs aux commandes, le rat-capitaine couine des ordres la casquette sur les yeux, tandis que les rats-matelots s'affairent sur le pont et que les rats-pirates s'aiguisent les dents sur des sabres d'abordage à fond de cale.

Je dis autre chose, j'aurais voulu conter des aventures, des anecdotes, mais c'eût été la platitude des étendues immobiles. Je ne suis pas marin.

Je dis simplement qu'on a perdu un bateau, foin de satellites et de GPS. Quand on perd un bateau, c'est qu'on a perdu la latitude et la longitude, ses deux horizons, mais on le perdait déjà en oubliant sa verticalité, l'ici et le maintenant.

Si on lui enlève son équipage c'est encore un bateau, si on lui enlève l'eau, l'arctique et le contre-arctique, tous ses hublots, son gouvernail, son grappin et tout le reste, c'est toujours un bateau, chacune de ses parties en moins n'en font pas moins un tout, et quand il n'y a plus que la coque je peux encore m'y projeter comme un ailleurs, peu importe si je ne reçois plus aucune nouvelle du large, moi qui aime la mer depuis mon fauteuil, depuis le rivage, le bateau est encore une idée.

Un corps déserté mais dont l'âme est accrochée, la conscience d'un bateau ne le quitte pas aussi longtemps qu'il est en surface, la conscience flotte. Une île flottante, inhabitée, sur laquelle nul ne peut échouer, et qui n'en finit pas de chercher l'horizon, ou l'écueil qui lui fera toucher le fond.

Débarrassé de l'angoisse des hommes, un paquebot d'ontologie prend conscience de lui-même. Cette eau qui claque est insupportable, il faudra du temps pour qu'il n'y pense plus, pour que l'intentionnalité s'efface et qu'il retrouve l'immédiateté. À présent, il vole sous l'azur, dans l'azur, le plan marin reflète les étoiles, la mer devient céleste, le Lyubov Orlova, bateau de croisière, est un vaisseau spatial, et temporel. Vaisseau spatial dans les étoiles qui se reflètent, vaisseau du temps quand il échappe à la cartographie et disparaît derrière la dernière courbe, il a franchi la dimension terrestre et celle des hommes.

La Raison dit que l'épave a coulé, la fable conte qu'il fonce sur l'Europe plein de rats affamés, le Poème chante qu'un bateau ivre jamais ne finit mais se lasse et s'oublie.

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