La demoiselle au Club Mate

raphaeld

Ce matin, encore complètement high et cherchant les miettes de moi-même, je me suis allongé sous un arbre et j'ai écrit une vingtaines de pages à propos de M. Autour de moi les gens dansaient, certains au café et d'autres encore à la bière depuis des heures. Il faisait chaud, un temps radieux, les gens étaient beaux et gais. J'ai couché sur le papier tout ce qui me passait par la tête. Mais en relisant tout à l'heure, j'ai trouvé ça mielleux, naïf, ça donnait trop dans le pathos, alors je reprends à zéro.


J'ai rencontré M quelques jours après le début de l'invasion de l'Ukraine. Une soirée électro à l'autre bout de la ville. Mon amie Iulia était scotchée à son téléphone. Elle voulait oublier. Ses cousins dans les abris. Kiev sombre et vide. La sauvagerie de l'envahisseur, bombardant à tout va. Elle voulait oublier, mais elle revenait toujours à son téléphone.

Moi aussi, je voulais oublier. Un poids dans mon estomac. Un fardeau qui va et qui vient et dont je n'arrivais pas à me défaire depuis plus d'un an.

Alors je suis parti faire un tour, entre deux DJ sets. J'ai évidemment commencé par le bar, mon verre vide se plaignait dans ma main. M est arrivée derrière moi. Quels étaient ses mots exacts ?

Si tu leur demandes un Club Mate, je t'offre ta bière.

Ou quelque-chose dans ce genre-là.

M avait une tignasse impossible et des yeux de renard. Une lueur de folie qui m'a tout de suite plu.

On s'est retrouvé plus tard dans la soirée sur la piste. Iulia était montée sur scène et dansait en face du drapeau ukrainien qu'elle avait demandé de projeter. J'avais le champ libre et M était à deux pas de moi. Je l'ai rejointe. On a échangé quelques mots, et puis elle m'a sauté dessus. J'étais surpris et vaguement offensé qu'elle ait osé m'arrêter en plein milieu d'une phrase, mais cette galoche était vraiment agréable. Et puis j'ai aperçu du coin de l'œil un mec qui lui faisait signe. Elle m'a dit qu'elle devait partir. Mais elle a quand même pris le temps de m'envoyer nom et prénom par SMS.


M est probablement la personne la plus pure et la plus instable que je connaisse. Elle a des hauts et des bas, des hauts très hauts et des bas très bas. Alors elle évalue chaque jour entre 1 et 5 pour essayer de garder le contrôle. Quelle note a-t-elle mise ce jour-là ?


Quelques jours plus tard, le soir de mon anniversaire, nous nous sommes retrouvés en terrasse pas loin de chez moi, dans le Marais. Elle ne fumait plus à cette époque (d'ailleurs est-ce à cause de moi si elle a repris depuis ?), mais nous sommes quand même restés au grand air. On a chacun gratté la surface de l'autre. Voyons-en un peu plus. Elle a été rassurée que je ne sois pas d'extrême droite. On a découvert qu'on partageait un amour pour le rock progressif. Qu'on avait tous les deux des boulots chronophages, épuisants. En partant, elle a proposé qu'on aille chez moi. J'avais anticipé et choisi un bar à deux minutes à pied.


M a un cul obsédant et des tétons incroyables, qu'elle se caresse parfois lorsqu'elle prend du plaisir. Tout son corps ne demande qu'à être mordu, mangé jusqu'à l'os. Chien enragé, j'ai découvert qu'elle répondait à chaque caresse avec vibrations et soupirs. Elle partait au quart de tour. Alors je l'ai jouée comme un violon et à partir de ce moment, tout ce que je voulais c'était jouer du M. Lorsque je la pénétrais, elle haletait comme une bête blessée, ouvrait grands les yeux sur le plafond. Elle jouissait et rejouissait, et je finissais par la rejoindre dans un état second.


Pour être franc, M n'était pas vraiment disponible. Un agenda de ministre, un boulot dévorant. Aussi je pense, une volonté de garder une certaine distance, de ne pas replonger trop vite.

Alors dans les semaines qui ont suivi, je frappais à sa porte le soir. Elle m'accueillait en tenue à vous fracturer la mâchoire, avec une bouteille de champagne et un vinyle de Pink Floyd.

Je repense à ces nuits. A son appartement où se pavanent sur les murs des femmes nues et plus belles les unes que les autres. A sa douche où j'étais incapable de trouver de quoi me laver. A son canapé surplombé d'une enseigne en néons. A son ordinateur portable qui passait de la musique quasi en continu.

A ce petit pense-bête fixé à la porte, choses à faire aujourd'hui, qui est resté pendant des mois sur Have a nice day - See Raphaël again, que j'avais écrit à l'aurore, après ma première nuit passée chez elle, nuit stellaire qui nous a tous les deux marqués au fer rouge.

A son frigo où se battaient perpétuellement en duel quelques tomates cerises.

Au coin de mur où on se plaquait parfois lorsque je passais la porte.

A sa chambre, véritable temple, où nous entrions en transe au bout de quelques minutes.


M déborde d'imagination. Elle se perd dans des théories farfelues et des histoires qui prennent racines dans ses rêves. D'ailleurs, elle aime ça, les rêves. Elle m'a appris le terme rêve archétypal. Le genre qui vous reste pour la vie, qui revient, qui vous marque. Le sien ressemble à un voyage du héros. Elle rencontre un prêtre qui la guide vers le but de sa quête, l'incarnation du mal, une tête immense, qu'elle doit combattre avec les armes dérisoires données par le prêtre. Impuissante, elle finit par prendre la fuite. Elle se retourne, et voit le visage immonde gober le prêtre resté en arrière. A chaque fois qu'il revient, ce rêve archétypal, le prêtre est légèrement différent, et derrière lui est apparue une nouvelle tombe. Et le cycle recommence.

Moi, je rêve de mort. Je meurs presque chaque nuit. Crash d'avion, apocalypse, attentat terroriste. J'ai peur et j'ai mal, mais je finis toujours par ressusciter.


Un soir, pour changer de la chambre, nous sommes allés au bord du canal, au pavillon. Là, autour de nos bières, on s'est dit qu'il valait mieux ne pas trop s'impliquer dans cette relation. Qu'il valait mieux ne pas être exclusifs et y aller avec légèreté.

M m'a avoué qu'elle sortait tout juste d'une longue histoire. Un fiancé incertain qui s'en va un beau matin sans prévenir. Celui dont le nom de famille est toujours à un centimètre de mon doigt lorsque j'appuie sur l'interphone. Elle m'a avoué qu'il était à peine parti depuis quelques jours que nous nous étions rencontrés autour d'un Club Mate.

Là, je me suis dit qu'il fallait faire attention. Pour elle et pour moi.

Elle m'a dit que d'ailleurs elle fréquentait un couple, avec qui il ne s'était encore rien passé mais que ça pouvait. Je les ai d'ailleurs rencontrés ce week-end, au festival. Je les ai aimés et détestés à la fois. Le mec aimait mordre les gens et laisser une trace. Je l'ai vu mordre une amie de M qui s'est vite tordue de douleur. Je l'ai laissé me mordre, et n'ai pas bronché. A tel point qu'il a pris peur, et s'est arrêté de lui-même. Mon ami Camille était affolé, puis impressionné par la trace nette des dents, dont la moindre nervure s'était imprimée sur ma peau épaisse. Je m'en foutais. D'ailleurs, la trace est déjà partie.

Mais ce soir-là, au bord du canal, je n'ai pas dit à M qu'alors je n'aimais pas l'odeur de sa peau. Elle faisait un sale mélange avec mon fardeau, qui lui, était là depuis plus longtemps. On m'a dit alors, que ça signifiait que je ne l'aimais pas et ne l'aimerai pas.


M aime les femmes et les hommes. Elle aime l'Amour, qui d'ailleurs s'est invité en noir sur blanc sur son corps. Les yeux scintillants, elle m'a expliqué toutes les formes qu'il pouvait prendre. Je l'ai écouté comme un écolier. J'aimais la voir s'embraser.


Jusque Mai, nous ne nous sommes vus que ponctuellement, le soir, en général chez elle. Je repartais au petit matin. Il y a un terme pour ce genre de relation, mais je préférais ne pas la définir, je ne voulais pas la figer. Prendre les choses comme elles viennent. Profiter de chaque instant.

Un jour, elle m'a fait découvrir une trentaine de textes, qu'elle avait écrit depuis notre rencontre.

C'est de l'écriture automatique, sois indulgent.

J'ai découvert à M un visage que je ne soupçonnais pas. Elle qui paraissait si détachée (sauf parfois, lorsque je percevais un tremblement dans ses yeux alors qu'elle me regardait). Des textes empreints d'une passion qui ne pouvait pas se manifester directement. J'y ai reconnu des moments passés ensemble, des sentiments puissants, débordants, mais aussi un désespoir comme un voile de noirceur.

J'étais à la fois aux anges et tétanisé. Tout ça ? Etait-ce vraiment à propos d'elle et moi ? Y avait-il autre chose ? Pourquoi ce désespoir ? Pourquoi cette certitude que la porte allait se refermer ? Je n'ai pas pu lui en parler avant deux mois supplémentaires, le soir de son anniversaire, en remontant le canal. J'étais chargé comme une mule, donc je ne me rappelle pas bien, mais crois bien qu'elle a confirmé qu'il s'agissait de nous. Et je n'ai rien su répondre.


M n'est pas pudique. Ses fenêtres n'ont pas de rideau et ses vis-à-vis ont dû nous voir arpenter son appartement comme Adam et Eve de nombreuses fois.

Elle n'est pas pudique, mais elle rit de gêne et se cache le visage dans les mains si vous la dévisagez trop longtemps.

Elle n'est pas pudique, mais elle trouve des moyens dérivés pour réellement communiquer. Elle m'appelle étranger. Elle danse comme une possédée, elle jouit les yeux ouverts, elle soupire mon prénom. Elle garde dans sa tête des mots qui transparaissent parfois à travers ses pupilles, des mots qu'elle devrait oser prononcer.


Elle me surprenait par son énergie. Je ne comprenais pas comment on pouvait autant se démener chaque jour. Moi qui suis passé à l'état de serpillère. En plus, elle avait du mal à s'endormir. Elle gardait les yeux ouverts, je ne sais pas ce qu'elle faisait, je sais simplement qu'elle blâmait les hormones chauffées à blanc pour ses insomnies répétées à mes côtés. Je crois qu'en réalité ça moulinait trop dans sa tête. C'était d'ailleurs pour ça qu'elle aimait y mettre la pagaille à grand renfort de stupéfiants, en quantité et en fréquence inquiétantes.

Je voulais garder mes distances bien sûr, alors je ne proposais rien, je lui écrivais peu. Je recevais d'elle des photos qui me mettaient le feu aux poudres. Mais les mots entre nous, c'était ce qu'il y avait de plus banal. Du fonctionnel. Parfois heureusement  ponctués de déclarations d'un désir incandescent.

Mais quand je la retrouvais, c'était simple, si naturel. Il n'y avait pas besoin de grand-chose, et la connexion était là. Petit à petit et sans m'en rendre compte, j'ai baissé ma garde. Emporté par l'extase de nos corps réunis, j'ai oublié qu'ainsi les gens peuvent se frayer un chemin sous votre peau. Peu à peu, je me suis épris de M.

A tel point que ce week-end, en la voyant soudainement si distante, par moments si froide, j'ai été profondément blessé. Je ne savais pas où me mettre. Je ressentais un malaise en parlant à ses amis, à ce couple qu'elle fréquente. J'ai erré sur la pelouse cramée, j'ai titubé à la recherche de bouée de sauvetage. J'ai absorbé assez de drogue pour me propulser sur une autre galaxie. J'ai ignoré les sirènes qui venaient chanter près de moi, leur préférant l'épaule masculine de mon ami Camille sur laquelle lâcher du lest.


M est en chantier, alors elle ferme des portes. Je ne sais pas si ce genre de chantier se termine jamais. Le mien est plus avancé je crois, et j'ai appris à bien le cacher, même s'il revient me tourmenter parfois. Je ne sais pas si elle s'en est quand même aperçue.


M a mis un terme à notre relation alors que nous étions dans la tente, samedi vers 6 heures du matin. Je crois que ça a rouvert une plaie mal cicatrisée au fond, et que ça l'a approfondie, car je me suis mis à pleurer intensément. Elle a évoqué de vieux sentiments qui sont revenus à la charge, à la vue d'un corps qu'elle a connu, et que ces sentiments l'ont submergée. Elle a été rattrapée par son passé, tirée en arrière, en croisant son ex. Elle ne peut pas aller de l'avant.

Devais-je lui dire que moi aussi, je les ai eus, ces sentiments, un soir que j'allais voir un spectacle de Camille, en voyant Marie me sourire dans le public ? Que je la revois occasionnellement et me demande si je suis encore amoureux, d'elle ou de notre souvenir ?

Le jour suivant, nous ne nous sommes pas adressés un mot. J'ai découvert plus tard que la nuit, elle m'avait cherché. Des messages et appels manqués. Mon téléphone était vidé de sa batterie, et je m'étais asphyxié le cerveau pour arrêter de penser. On s'est raté.


Nous nous sommes dit adieu tout à l'heure, en début d'après-midi. Après un câlin et un long baiser que j'ai insisté pour avoir. Je voulais un point final en beauté, je pensais qu'on méritait ça. En allant parler un peu avec son meilleur ami, je me suis retourné brièvement et j'ai aperçu son regard pour la dernière fois, cet éclair, une fraction de seconde.

Oui, elle est très attachante. Mais elle n'est pas disponible. Il y a une histoire qu'elle doit clore pour passer à autre chose.


M est une âme indépendante et libre. Une âme à la fois joyeuse de vivre et paniquée du vécu. Qui tombe à genoux devant les chantiers, les fardeaux du cœur. Une âme qui se dédie à une quête dont je ne connais ni l'origine ni la destination.


Je ne sais toujours pas quels étaient mes vrais sentiments envers M. Ni ce que j'espérais, ou si j'espérais quelque chose. En réalité, je suis incapable de me projeter. Je n'ai aucun objectif et je me laisse voguer. Il est temps de prendre le large à nouveau.

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