Ma Corde

Matthias Claeys

Un garçon, une fille et Amélie, une fin du monde qui est pour presque maintenant, une dernière tentative pour s'en sortir, ou pour laisser une trace, ou juste pour s'occuper, en attendant...

Un garçon autour de qui tout tourne, dit « Le Garçon »

Une fille de sa connaissance, dite « La Fille »

Une autre qui lui est inconnue, dite « Amélie »


Dans une idée de prologue, ou de quelque chose comme ça. Dans une idée de début qui ne commence pas vraiment. De deux filles qui viennent nous parler. D'un entre-deux.


LA FILLE. - Je me promenais par ici, et je t'ai vue.

AMÉLIE. - Oui, c'est l'été, il est dix-sept heures, le soleil est bien planté encore, et je suis sur la table, dehors, dehors la maison de famille…

LA FILLE. - À la campagne…

AMÉLIE. - Oui, c'est ça, à la campagne, installée à la table de la terrasse…

LA FILLE. - Le salon de jardin, on appelle ça un salon de jardin. En plastique beige.

AMÉLIE. - C'est ça, installée au salon de jardin en plastique beige, je suis là, un thé glacé et mon ordinateur, j'essaie d'écrire, et je te vois passer, de l'autre côté du muret, je te vois passer dans le champ et toi passant dans le champ – je ne comprends pas le plaisir que tu as à passer comme ça, dans les champs, le plaisir que tu sembles prendre à faire ça – et toi tu me vois installée là…

LA FILLE. - Et on se connaît, il faut préciser ça, on se connaît, c'est pour ça qu'on se remarque et qu'on se parle comme ça, de cette façon là.

AMÉLIE. - Cette façon de se parler des gens qui se connaissent, qui sont amis. Tu passes le muret, comme tu faisais déjà avant, quand on était petites, tu passes le muret et tu me dis…

LA FILLE. - Tu fais quoi ? Tu écris ? Tu écris quoi ?

AMÉLIE. - Cette manie que tu as de poser les questions en plusieurs fois… Je ne sais pas bien, j'ai du mal à démarrer, alors on discute, toujours comme ça que ça se passe. Tu me dis que tu voudrais écrire avec moi, parce que tu m'aimes bien et je te réponds que ce n'est pas une raison suffisante, assez forte, pour écrire à deux.

LA FILLE. - Je ne comprends pas pourquoi.

AMÉLIE. - Tu ne comprends pas pourquoi.

LA FILLE. - Et comme je me bute à ne pas comprendre – c'est ce que tu me dis, que je me bute à ne pas comprendre – tu acceptes, et on est là.

AMÉLIE. - On essaie d'écrire un texte, je ne sais pas, une pièce de théâtre, un roman, une nouvelle, une chanson, n'importe quoi qui s'écrive, qu'on puisse écrire. On essaie d'écrire quelque chose donc, et d'y incruster de notre vie, de nos évènements, de nos proximités – on se dit des bêtises auxquelles on croit un peu, comme, par exemple, que ce texte sera extrêmement connu plus tard, devenu une espèce de référence, que plus tard, dans les écoles, on le citera, on l'étudiera, que personne ne prendra au sérieux les gens qui ne l'auront pas lu…

LA FILLE. - Je ne sais pas si la construction de ta phrase est bonne…

AMÉLIE. - … qu'il y aura à chaque édition de nouvelles notes inutiles en bas de page qui nous renseigneront sur l'événement personnel auquel l'auteur, donc « on », auquel l'auteur fait allusion, par exemple en mariant tel personnage avec tel autre, appelons-les Véronique et Jean par exemple aussi, en mariant donc Véronique et Jean dans un manoir en Écosse où les rideaux sont rouges, par exemple encore – il sera alors connu de tous les spécialistes, et on en parlera entre soi dans les soirées, pour briller, essayer de briller, on informera les ignorants, les naïfs, que cette épisode du mariage de Véronique et Jean fait référence à un souvenir de l'auteur qui, à dix ans, a assisté aux noces d'un cousin avec une Irlandaise qui portait du rouge dans sa robe, sur sa robe, ils avaient beaucoup dansé et ce souvenir lui est doux – je digresse…

LA FILLE. - Tu digresses toujours.

AMÉLIE. - Je digresse toujours, oui. Ce que je voulais dire, au début, avant que j'en arrive ici, c'était juste qu'on essaie d'écrire un texte en y incrustant de nos évènements, de notre vie, de nos proximités, et on se rend compte du point auquel la réaction probable de certaines personnes en nous lisant – personnes qu'on apprécie, en général – nous effraie. Combien de votre vie ai-je le droit d'emprunter ?

Si je me sers du trottoir qui est le vôtre aussi, est-ce que je le vole un peu ?

Do you mind ?

LA FILLE. - On en était là, on en était là de notre discussion, et puis tu as dit :

AMÉLIE. - Moi, ce que je propose, comme ça, à brûle-pourpoint, à chaud, dans le feu de l'action, comme l'idée me vient en quelque sorte – je mens un peu, l'idée ne me vient pas maintenant, en vrai, je l'avais un peu préparée, je veux dire, je savais très bien ce que j'allais proposer, mais c'est plus sympa, ça fait plus sympa, sympathique, de faire comme si l'idée venait de m'apparaître – ce que je vous propose, c'est la fin du monde.

LA FILLE. - Et je suis suspendue à tes lèvres, nécessairement.

AMÉLIE. - On voit ça, beaucoup, aujourd'hui, ou peut-être que ça date d'avant aujourd'hui, il serait même présomptueux de dire qu'il s'agit d' une imagerie nouvelle, la fin du monde, mais toujours est-il que c'est une chose qui est très utilisée, aujourd'hui, alors je propose qu'on fasse pareil. Ça sera actuel comme ça, le propos, si on y trouve un propos, en tout cas l'histoire, ou je ne sais pas bien, ce qu'il y a – ce qu'il y aurait – d'intéressant dans ce qu'on va montrer aura – aurait – en plus la bonne idée de se situer, d'être situé dans une actualité, dans quelque chose qui appartient à l'imaginaire collectif contemporain.

LA FILLE. - Je n'ose pas intervenir, je suis d'accord avec toi et je n'ose pas intervenir pour te dire que je suis d'accord avec toi, pour ne pas avoir l'air gourde.

AMÉLIE. - Je vois bien que tu voudrais intervenir pour dire que tu es d'accord avec moi, mais tu ne le fais pas, et je continue. Si on pose, donc, si on fait comme si, si on pose que c'est la fin du monde dans pas longtemps parce que, je ne sais pas, la Terre va se décrocher de son orbite et foncer droit sur le Soleil, par exemple – ça pourrait être autre chose – et qu'il ne va plus rien y avoir à faire d'autre que mourir…

LA FILLE. - … ça pourrait être que la Terre arrête de tourner, se fige, et puis que, je ne sais pas, un immense nuage de poussière nous…

AMÉMLIE. - Essayer de mourir bien…

LA FILLE. - Ou…

AMÉLIE. - Ou mieux, pour que ce soit plus simple : si on pose que ça va être la fin du monde et qu'un garçon est là, un jeune homme, un garçon, et que ce garçon qui est là s'est persuadé (a été persuadé d'une manière ou d'une autre) qu'il devait démêler les fils de son histoire personnelle pour tout faire rentrer dans l'ordre, a eu comme l'illumination, une illumination – ça aurait pu en être une autre – une illumination qui lui a révélé que s'il parvenait à être honnête, s'il était capable de dire, nommer, tout ce qui le constituait honnêtement, il sauverait le monde – un rêve à la con qu'il aurait fait et que ces circonstances particulières de fin du monde auraient rendu plausible à ses yeux, ça aurait pu en être un autre…

LA FILLE. - … il aurait pu rêver qu'il devait se transformer en cheval…

AMÉLIE. - … et que ce garçon a réussi à convaincre deux personnes, ou à en convaincre une qui en a elle-même convaincu une autre, ou à s'attirer la sympathie d'une qui est venue accompagnée d'une autre qui n'avait de toute façon rien de mieux à faire pour la fin du monde, sa propre famille étant décimée depuis des années et elle n'ayant jamais réussi à se constituer de « cercle de proches. »

LA FILLE. - Oui. C'est bien aussi. C'est même mieux que ce que j'avais en tête.

AMÉLIE. - Posons un truc comme ça, si ça te convient, si ça convient à tout le monde. Je crois que c'est une bonne chose. Un bon départ.

LA FILLE. - Je hoche la tête pour marquer mon acquiescement. Nous hochons tous la tête.


1.

Disons dans la chaleur, dans une maison, lumière jaune et lourde, et gros meubles de bois.


LE GARCON. - Je suis assis, ici, et je ressasse. Que ce soit très clair pour tout le monde : je parle tout seul. Tout le temps, je fais ça, je parle tout seul. Je m'interroge, je me fais des remarques, je me complimente et je me gronde ; j'ai toujours quelque chose à me dire.

Cette nuit le monde va imploser, quelque chose comme ça, quelque chose va se passer et tout va s'arrêter. Cette nuit tout va mourir et plus personne n'a peur, mais sûrement que beaucoup de gens pleurent en se serrant les mains, en se faisant mal aux jointures des doigts.

Je vais sauver le monde.

Ce matin, je me suis assis ici, juste après le réveil – et je me suis réveillé tôt, dès l'aube, c'était l'aube et comme on est l'été l'aube vient tôt – je me suis assis ici et je n'ai plus bougé.

Dans cette maison grande et vide, dont on a toujours dit que c'était la maison de campagne.

Je me suis assis ici devant mon bol de thé – je ne bois pas de café, jamais – et j'étais tout prêt à le boire, mon bol de thé, donc, prêt à bien entamer la dernière journée, à me dire avec un air de connivence que je n'arrive à avoir qu'avec moi-même – moi qui me targue d'être si timide – à me dire donc que j'avais tout intérêt à passer une bonne journée, que j'y étais obligé, vu que c'était la dernière, vu que c'est la dernière, quand quelque chose m'a frappé, m'a ébloui, m'a irradié.

J'étais assis là et tout mon intérieur a brusquement brûlé d'une certitude : je vais sauver le monde.

I'm going to save the world. Oh my God, fucking God, that's what I'm going to do today, I was asking myself this morning, while the sun was rising, I was asking myself “dear me – that how I call myself when I'm alone – dear me, what are you going to do for your last fucking day ?” and the answer has burned my lips : “I'm going to save the world, buddy.”

Dans mon corps, par ma bouche, est entrée cette certitude, ce savoir-là. Et le mode d'emploi avec.

J'ai compris, on m'a fait comprendre – quelque chose, quelqu'un, on s'en fout – l'important c'est que je sais maintenant que la fin du monde est une sorte de fléau, un truc comme les sauterelles mais en pire, lancé contre nous, humains, lancé contre le monde des humains, parce que nous n'apprenons jamais – quand je dis « nous » c'est pour parler de l'humanité – parce que nous n'apprenons jamais de nos erreurs, de nos punitions, des claques qu'on se prend dans la gueule. Nous sommes vils, veules et malhonnêtes. Je dois réparer ça. Je dois être comme le Jésus de l'honnêteté. Carrément. Ouais. C'est une lourde tâche que celle que je m'impose, mais il faut bien que quelqu'un s'y colle. Je n'ai pas peur. Je dois sacrifier ma pudeur et mon intimité à la survie du monde. Je suis prêt.

LA FILLE. - Tu es très beau avec ta peau bronzée, tes muscles, le travail de ton apparence et cette concentration-là, les sourcils légèrement froncés, le regard vif, les gestes précis et la lumière de dix-sept heures par les persiennes de cette maison dont on a toujours dit qu'elle était la maison de campagne.

LE GARCON. - C'est que je prends bien la lumière, on m'a toujours dit que je prenais bien la lumière.

LA FILLE. - Ça doit être ça oui, et même un peu plus, ou un peu autre chose aussi. Amélie est là. Je t'ai dit qu'Amélie serait là ?

LE GARCON. - Tu m'as dit oui, quand je t'ai téléphoné, pour t'expliquer, tu étais très enjouée et tu m'as dit qu'Amélie serait là aussi, je t'ai dit d'accord, même si je ne connais pas cette Amélie, parce que j'ai pensé que c'était sûrement quelqu'un de bien, et qu'au pire si elle ne me convenait pas je pourrais la tuer sans remord, qu'on ne m'en tiendrait pas rigueur si je réussissais à sauver le monde, et je crois que je n'ai pas tort.

LA FILLE. - Tu as eu raison. Je ne pense pas que tu auras besoin de la tuer, elle est très gentille. Et perspicace, elle est très perspicace aussi, et je sais, tu aimes les gens perspicaces, tu dis souvent ça, que tu aimes bien la perspicacité, les gens qui comprennent vite, et bien, qui sont précis dans leur raisonnement, et quand je te fais remarquer que moi, je ne suis pas perspicace – ce qui est vrai, et tu en conviens sans faire d'histoire – et bien tu me réponds que le nombre d'années qui constituent notre amitié – c'est comme ça que tu le dis, tu parles toujours bien, et les années sont effectivement nombreuses qui constituent notre amitié, nous nous connaissons depuis nos première dents et je t'ai toujours suivi de près, de si près qu'on m'appelait ton ombre des fois, et on en riait – que ce nombre est si conséquent qu'il contrebalance largement mon manque de perspicacité, voire ma naïveté. Amélie ?

AMELIE. - Je suis là, c'est bon, c'est moi, je suis là depuis le début, je m'étais mise un peu à l'écart pour ne pas vous déranger, mais j'étais là, j'ai tout entendu, donc pas la peine de m'expliquer les choses, d'avoir la gentillesse de me mettre au courant, comme on dit, parce que tout est très clair pour moi. On s'assoit et on t'écoute, c'est ça ? C'est comme ça que tu veux faire ? Ou, si tu veux, on peut aussi mettre un peu les choses en scène, on peut, je ne sais pas, ce sont des exemples, te filmer, et te retransmettre en direct sur internet, des choses comme ça qui sont possibles et à notre portée, que je sais faire, pour lesquelles je pourrais être utile, d'autant que je n'aime pas me tourner les pouces et que j'ai du mal à rester en place, même au cinéma devant un film captivant je ne sais pas tenir en place, rester dans une même position, alors si j'ai de quoi occuper mes doigts ou quelque chose sur quoi concentrer mon attention, qui ne me laisse pas passive, j'en serais très heureuse. Dites-moi si ce que je dis est confus, je peux faire un effort pour être concise, surtout si on a peu de temps, mais si vous ne me dites rien alors je continue comme ça, by this way, parce que c'est by this way que je me sens le plus confortable. Une réaction ?

LE GARCON. - Ce que tu proposes sur la retransmission, ça me plait bien, c'est très actuel, internet, c'est bien, c'est anarchique, c'est quelque chose qu'on s'est approprié, qui est futile et nécessaire, a su se rendre futile et nécessaire, c'est un biais générationnel, c'est quelque chose qui nous ressemble et dont je veux bien être, quelque chose à quoi je veux bien associer mon discours et mon action. Partons pour ça alors, fais ce que tu as à faire pour que ça puisse être fait.

LA FILLE. - Il parle vraiment bien. Tu vas où ? Attends-moi, je suis là, je reste près de toi, moi, si tu veux bien. Amélie pourra bien se débrouiller toute seule, et si jamais elle a besoin de quelque chose, elle sera bien capable de crier pour qu'on vienne, tu pourras faire ça, non, Amélie ? Amélie ? Tu feras ça, tu crieras si tu as besoin, et, promis, on viendra très vite, on sera très vite là, on est juste à côté. Tu veux bien ? Bien sûr que tu veux bien ! Comment pourrais-tu ne pas vouloir ! Attends-moi je vais te faire une tasse de thé !


2.


LA FILLE. - J'ai amené du thé avec moi, j'ai beaucoup réfléchi à ce que je voulais avoir avec aujourd'hui, pour ce jour si spécial, celui où tout se décide. Je me suis dit – j'espère que tu ne m'en voudras pas – je me suis dit qu'il fallait que je fasse et que j'agisse comme si ce que tu allais faire (ce que tu vas faire ? je ne sais plus…) était (est ? oh je me perds dans les temps, je n'aime pas ça) voué à l'échec…

LE GARÇON. - C'est dégueulasse ce que tu dis.

LA FILLE. - Oh non, non, non, non, mon chou, mon chéri, mon amour, il ne faut pas que tu réagisses comme ça, je ne disais pas ça pour ça, c'est que j'ai mal conjugué, j'ai dû mal conjuguer et tu as mal compris, c'est ma faute mon chéri, mon amour, il ne faut pas que tu te brusques, surtout pas aujourd'hui, pour quelque chose que j'ai dit, que j'aurais dit, pour une chose qui aurait été dite par moi (c'est agaçant, je ne sais pas ce qui se passe.) Mon amour, ce que je voulais dire, c'était, c'est juste, c'était juste, je n'arrive pas à bien le formuler, c'était très clair pour moi, dans ma tête, très clair quand j'ai pris la décision, quand j'ai choisi de prendre du thé, ce que ça signifie tout ça, ce que je voulais, je veux signifier par tout ça (arrête de me regarder de cette façon-là, mon amour, tu me regardes de cette façon-là et ça me trouble, ça me trouble, en plus du reste, parce que je sens que tu t'impatientes et qu'un peu, aussi, que tu me prends un peu pour une imbécile, tu me regardes comme un frère regarderait sa sœur handicapée, à la parole ou à la pensée handicapée, c'est à la fois touchant et un peu vexant, et troublant) : je me suis dit qu'il fallait que je me comporte comme si c'était réellement le dernier jour, même si j'ai confiance en toi, aveuglément confiance, parce que c‘est nécessairement le dernier jour de quelque chose, qu'il fallait que je ne me charge pas, qu'il fallait que je sache très précisément ce que je voulais porter, et avoir dans mon sac, où je voulais être et avec qui (ça c'était facile) parce que si on échoue, alors tout aura été tout de même bien fait, ç'aura été un bon dernier jour sur Terre, et si on réussit, si tu réussis, si on est sauvé, alors toutes les autres choses qui me sont passées par la tête et que je n'ai pas jugées comme étant primordiales et nécessaires, j'aurais bien le temps de les accomplir, de les faire ou de les porter, et avec la légèreté qui leur sera nécessaire.

LE GARÇON. - …

LA FILLE. - …

LE GARÇON. - Tu as eu raison, je crois, c'était – c'est – un bon raisonnement. Et je ne te regarde pas comme une handicapée, je ne veux pas te regarder comme ça, c'est juste, juste que tu m'appelles avec plein de petits noms – c'est comme ça qu'on les désigne, on dit des petits noms, non ? – comme on penserait que seules les personnes amoureuses le font, or toi ces petits noms tu les utilises à mon encontre, plutôt à mon égard, et même si tu l'as toujours fait ça me surprend, en même temps ça me touche et ça me gêne, parce que parfois j'ai peur que tu te méprennes, et là, précisément, je te regardais intensément (ce que tu appelles te regarder comme un frère regarde sa sœur handicapée, j'appelle ça te regarder intensément) car je crois que je craignais que viennent à tes lèvres les mots que j'ai toujours craint, définitifs et stupides, qui consisterait grosso modo à me déclarer ta flamme.

LA FILLE. (elle rit) - Je ris, tu vois, tu me fais rire, c'est bien la preuve, si jamais tu avais besoin d'une preuve, que ce tu crains est stupide, je ris devant l'absurdité, tu vois, ce rire là, que j'ai devant toi, que tu entends, et que je ne force pas, que je ne suis pas en train de forcer, c'est celui que j'ai, qui m'atteint quand je suis face à l'absurdité, et que l'absurdité est tellement absurde qu'elle en devient drôle. Tu m'aurais – comme ça, un exemple – tu m'aurais dit que tu me regardais de cette façon-là pendant que je parlais parce que tu avais peur que mes yeux tombent dans les tasses que j'avais préparées pour le thé que je n'aurais pas ri différemment. Tu vois, moi aussi, je fais de l'esprit.

LA GARÇON. - …

LA FILLE. - …

LE GARÇON. - Je voudrais bien avoir un chat, ce serait beau que je caresse un chat en ce moment, tu ne crois pas, un chat qui sentirait ce qui se passe, mais qui serait serein, serein comme l'est un chat, comme peut l'être un chat.

LA FILLE. - Tu n'aimes pas les chats, ils t'effraient.

LE GARÇON. - Je sais. Alors ce ne sera pas parfait. Je veux bien du thé, qu'est-ce que c'est comme thé ?

LA FILLE. - Le thé est prêt tu veux du thé ?

LE GARÇON. - Oui, je viens de te le dire.

LA FILLE. - Oh, pardon, je n'écoutais plus.


3.


AMÉLIE. - Est-ce que vous m'entendez ? C'est au cas où, je vous demande, au cas où j'ai besoin, je ne pense pas avoir besoin, mais au cas où : vous m'entendez ? Ne vous levez pas, ne venez pas, surtout pas, pas la peine, non seulement pas la peine mais en plus ce serait embêtant, ça m'embêterait que vous veniez, pas que vous vous déplaciez pour rien, ça ce n'est pas mon problème, ce ne serait pas mon problème, mais que vous veniez et que vous fassiez des remarques, vous pourriez être tentés d'en faire, parce que je suis là, comme perdue, avec l'air perdue, dans mes câbles et mes branchements, j'ai l'air perdue, mais c'est seulement ce que dégage mon être, tout mon être quand je suis concentrée sur ma tâche et l'ordre, la marche à suivre. Je suis concentrée, je sais ce que je fais, et le fait d'être concentrée et de savoir ce que je fais fait que se dégage de moi comme une sensation de perte, de déconnexion, de panique, d'idiotie. C'est gênant, mais une fois qu'on le sait, on fait avec.


4.


LE GARÇON. - Tu l'as entendue ? Elle a parlé mais je n'ai pas bien entendu ce qu'elle disait, je n'ai pas vraiment fait attention tu me diras. Il est bon ce thé.

LA FILLE. - Oui, j'ai entendu et j'ai écouté, elle voulait savoir si on l'entendait et que tout allait bientôt être prêt. Oui il est bon, je l'aime bien, c'est mon préféré je crois.

LE GARÇON. - Elle a parlé si longtemps pour ne dire que ça ? Tu as toujours eu beaucoup de goût pour le thé.

LA FILLE : (à Amélie, à travers un mur, ou par une fenêtre) - OUI ON T'ENTEND ! (au Garçon) C'est toujours ça de pris.

LE GARÇON. - Pourquoi tu as crié comme ça d'un coup, tu m'as fait peur. Comment ça ?

LA FILLE. - Pour être sûre qu'elle m'entende. Au moins j'ai du goût pour le thé, c'est toujours ça de pris, ça que je peux mettre au compte de mes qualités, au cas où je sois dans l'obligation de faire ma comptabilité.

LE GARÇON. - Ah. Tu crois que je devrais commencer par parler de ma mère ?

AMÉLIE. (de loin, d'à travers un mur ou de par une fenêtre) - C'est prêt !


5.


AMÉLIE. - J'espère que ça te convient.

LA FILLE. - Oh oui c'est très bien.

AMÉLIE. - Et lui ça lui conviendra ? Il a l'air très sûr de ce qu'il veut, et je ne voudrais pas qu'il soit mécontent, il pourrait me tuer, on ne sait jamais ce que peuvent faire les gens dans ce genre de circonstances, d'ailleurs personne n'a jamais été dans ce genre de circonstances, il pourrait me tuer par saute d'humeur et je mourrais un peu avant tout le monde, je trouverais ça bête, et triste. Il est où ?

LA FILLE. - Il se passe de l'eau sur le visage dans la salle de bain, il m'a dit que c'est ce qu'il allait faire. Il fait chaud et la lumière est épaisse dans cette maison. Maison de campagne… Tu sais, je pense que ça va très bien lui convenir, de toute façon il n'a pas le temps de faire le difficile, si ? Je ne sais pas s'il est si sûr de lui, tu sais, je le connais bien, je ne connais même que lui, je sais qu'il donne bien le change, mais je ne crois pas qu'il soit si sûr de lui. Des fois j'en viens à me dire que, peut-être, malgré toute l'admiration que je luis voue (c'est moi où il y a quelqu'un qui klaxonne comme un fou dehors, comme à un mariage ?) malgré toute l'admiration que je lui voue, des fois j'en viens à me dire qu'il ne fait que donner le change tout le temps et avec tout le monde, y compris lui-même, qu'en fait il est creux, il est concave, il est vide et que toute son énergie il l'emploie non à se remplir mais à paraître plein et dur. Et ça m'émeut.

AMÉLIE. - Oui, ça recommence, le klaxon, il y a un type qui klaxonne dehors.

LE GARÇON. - Excusez-moi, je me rafraichissais. Il fait chaud, et je suis un peu stressé, je crois, c'est bête. C'est bête, parce que, en plus, si j'échoue, je veux dire, si ça ne marche pas, personne n'aura de reproche à me faire, j'aurais essayé, et de toute façon on sera tous morts et bien morts, explosés, donc encore quelqu'un aurait-il un reproche à me faire qu'il ne pourrait plus, ça devrait me rassurer. C'est fou, vraiment, je sais, si j'étais raisonnable, ça devrait me rassurer, mais ça ne me rassure pas du tout, ça m'effraie d'autant plus, ça me creuse le ventre, dans la salle de bain ça m'a assailli, je n'exagère pas, et ça m'a creusé le ventre tant et si bien que j'ai dû me recroquevillé, et étouffer un râle. Il y a quelqu'un qui klaxonne ?

AMÉLIE. - Oui, depuis quelques minutes maintenant.

LE GARÇON. - Quelle idée de klaxonner un jour pareil.

LA FILLE. - Oui, c'est ce que je me disais, je me disais : quelle drôle d'idée il a celui-là de s'acharner sur son klaxon un jour pareil.

AMÉLIE. - Je vais jeter un œil, vite fait, des fois qu'il ait besoin d'aide.

LE GARÇON. - Non, on n'a pas le temps, ça ne gênera pas, les coups de klaxon, sur la vidéo, ça rajoutera même à l'urgence, peut-être ou au côté dramatique.

LA FILLE. - Oui. Et peut-être, je dis ça en passant, peut-être que c'est un plaisir pour ce type de klaxonner.

AMÉLIE. - Vous êtes sûrs que ce n'est pas une sorte d'appel à l'aide.

LE GARÇON. - Non, pas tout à fait, mais…

LA FILLE. - … Mais on a des choses à faire, Amélie, qui pourraient sauver le monde entier, et desquelles nous ne devons pas être distraits.

LE GARÇON. - Voilà. Tu vois, tu vois ma chérie mon amour, que tu es perspicace aussi, parfois.

LA FILLE. - Oui. J'ai confiance en moi aujourd'hui, c'est incroyable, je me sens forte.

AMÉLIE. - Bon, très bien, je vous crois, je me range à vos côtés, je n'ai pas envie de me battre pour quelqu'un que je ne connais même pas et qui, c'est vrai, tire peut-être beaucoup de plaisir de cette lubie de klaxonner comme un cinglé le dernier jour du monde. Allons-y, ça peut être long. Ça va être long ?


6.


AMÉLIE. - Quand tu veux.

LA FILLE. - Ah, ce n'était pas commencé ? Je croyais que tu avais déjà commencé, j'étais concentrée, tu m'as surprise Amélie.

LE GARÇON. - Oui, en fait, elle a raison, tu as raison, j'avais déjà commencé.

AMÉLIE. - Désolée, je suis désolée, vraiment, je ne vais pas me perdre en excuse parce que je sens bien qu'on n'a pas le temps pour ça, mais bon, sachez que je suis désolé et qu'à partir de maintenant, c'est quand tu veux, c'est démarré, je veux dire, tu es retransmis, et écoutable, regardable, de partout, de partout où il y a internet en tout cas, ce qui fait beaucoup, on t'écoute, voilà, ce que je voulais dire, on t'écoute.

LA FILLE. - …

LE GARÇON. - …

AMÉLIE. - …

LE GARÇON. - Je crois qu'en premier je vais parler de ma mère.

LA FILLE. - Oui, ta mère, c'est bien, c'est le début, de toute façon, forcément…

LE GARÇON. - Il ne faut pas que tu interviennes tout le temps, tu sais, c'est très intimidant, pour moi, de faire ça, je suis sûr de moi mais c'est très intimidant, et quand tu interviens, comme ça, avec cette voix-là, cette façon de m'encourager, cette façon qui t'est si particulière de vouloir m'encourager, me faire savoir que tu me soutiens, que tu es à mes côtés, quand tu fais ça, même si c'est très gentil, ça me rappelle ce que je suis en train de faire et que c'est intimidant.

LA FILLE. - Oh je suis désolée, c'est que j'ai du mal à m'en empêcher, c'est comme quand je regarde un film…

AMÉLIE. - Ah oui, je connais ça aussi, quand je regarde un film et que je suis « prise dedans », comme on dit, parce qu'on dit ça…

LA FILLE. - Oui, c'est ça, on dit ça, moi aussi, ce que je disais, en première, parce que je suis la première à être intervenue et que ma parole a été coupée, tu m'as coupé la parole, je ne t'en veux pas ne t'excuse pas, je le dis juste pour remettre les choses en pace, pour qu'il soit bien clair pour tout le monde que je te coupe la parole en retour, pour finir la phrase qu'on m'a empêchée, que tu m'as empêchée de finir.

AMÉLIE. - Il n'y a aucun soucis je comprends.

LA FILLE. - Donc devant des films quand je suis prise dedans eh bien j'interviens, je veux aider le personnage, je lui indique les choses à faire, je partage avec lui mes réflexions, j'essaie de me contrôler pour ne pas déranger les gens, mais parfois c'est plus fort que moi, et là c'était pareil, ce n'était pas pour t'encourager, pas vraiment, c'était plus de l'enthousiasme, je me sentais comme, très connectée, à toi, à ton être, à ta parole, si connectée que quand tu as commencé à parler je n'ai pas pu m'empêcher d'intervenir, mais rassure-toi, si ça recommence, je parlerais tout bas, si bas que tu ne m'entendras pas.

LE GARÇON. - D'accord.

AMÉLIE. - Je voulais juste dire que je comprenais, c'est tout, c'est tout ce que je voulais dire, je ne voulais vexer personne.

LA FILLE. - D'accord. D'accord Amélie, on est d'accord, on ne t'a accusée de rien, tu ne dois te sentir accusée de rien.

LE GARÇON. - Oui, c'est vrai, vraiment, accusée de rien du tout, je voudrais bien m'y mettre maintenant, j'ai peur de devoir vous rappeler qu'il nous reste peu de temps maintenant, la fin d'après-midi est finie maintenant, si on peut dire, c'est la soirée qui tombe sur la maison de campagne et ils, quels qu'ils soient, ils ont annoncé que c'était pour le petit matin, le tout petit matin, avant l'aube ils ont dit.

LA FILLE, AMÉLIE et LE GARÇON. - …


7.


LE GARÇON. - Ma mère, cette grande femme, elle est grande, pour une femme, on a toujours dit de ma mère que pour une femme elle était grande, ma mère m'a dit un jour que la première image qui lui vient à l'esprit quand elle pense à moi, c'est mon visage d'enfant, mon visage de dix ans, celui de l'été, parce que pour des raisons d'agenda, d'emploi du temps, de praticité, pour une raison, quelle qu'elle soit et ce n'est pas le sujet, pour une raison qui faisait que c'était plus pratique, ma mère je ne la voyais que l'été. L'été il faisait chaud et ma mère d'année en année me paraissait plus grande, comme si elle grandissait à la même mesure que moi.

LA FILLE. - C'est beau.

LE GARÇON. - Et elle m'a dit ça, donc, il y a peu, il y a peu de temps, je crois que c'est au moment où ils, quels qu'ils soient, ont annoncé qu'on ne pouvait à moins d'un miracle pas passer au travers de l'apocalypse, de cette sorte d'apocalypse qui s'annonçait et allait se produire sans doute possible, allait tout engloutir et nous rendre au néant. Elle a pris le temps, ou lui a pris l'envie, allons savoir, allez savoir, que quelqu'un aille donc savoir ce qui peut, a pu, peut se passer dans une tête à ce moment-là, dans ce genre de moment qui n'était jamais apparu avant, quand on sait qu'on va mourir et que tout le monde va mourir, et que tout va mourir, et que mourir ne va même plus rien vouloir dire puisqu'il n'y aura plus de vivant à opposer à tout ce qui aura disparu.

LA FILLE. - Il parle bien.

AMÉLIE. - Oui c'est vrai qu'il parle bien. Il a toujours si bien parlé ?

LA FILLE. - Oh oui, je crois, oui.

LE GARÇON. - Ce qui lui est passé dans la tête je ne sais pas, on était ensemble, ça je le sais, elle s'est tournée vers moi, c'est allé très vite, et elle a dit, très vite et très lentement à la fois :

« Ton visage était rond tout rond et tes yeux noirs

Et ça m'a marquée

Dès que j'entends ton nom, je vois ça

Ton visage rond tout rond et tes yeux noirs

Qui me piquaient au vif

Dis-moi

Tu pensais à quoi quand tu me regardais comme ça ?

À ce moment où on venait de se retrouver

Où venaient de s'être clos les trois cents jours séparés

Tu pensais à quoi, tu pensais à qui pour avoir ces yeux-là ? »

LA FILLE. - Elle t'a dit ça comme ça ?

AMÉLIE. - Tu lui as répondu quoi ? Il lui a répondu quoi ? Tu lui as répondu quoi ?

LE GARÇON. - Je lui ai dit : « je ne sais plus maman, j'ai dû oublier, ça ne devait être rien, peut-être que je ne te reconnaissais pas tout de suite, un truc d'enfant, ou autre chose, je ne sais plus, vraiment, rien de grave, en tout cas, c'est sûr, je m'en souviendrais si ç'avait été quelque chose de grave, on est pareil tous les deux, on se souvient toujours des choses graves, non ? »

Et elle a eu l'air soulagée.

LA FILLE. - …

LE GARÇON. - …

AMÉLIE. - …

LA FILLE. (à Amélie) - Si tu voyais sa mère, c'est incroyable comme elle est grande, c'est une très grande femme, hein dis, elle est grande, ta mère !

LE GARÇON. - Oui. Ici, quand elle vient ici, dans la maison dont on dit que c'est la maison de campagne, elle doit baisser la tête pour passer les portes. Je lui ai menti. Quand je lui ai dit que je ne me souvenais pas, je lui ai menti. Je sais très bien, c'est très clair. En fait, d'abord, pour être tout à fait précis, parce qu'il s'agit de prendre quand même le temps d'être précis, peut-être pas tout à fait mais le plus possible, ce regard-là, dont elle parle, je ne l'ai eu que trois années je crois, elle m'a dit ça comme si ç'avait été de toute éternité, mais pas du tout. Ce regard-là c'était celui de Loïc, je veux dire, celui de quand je pensais à Loïc. J'étais petit et Loïc à peine plus grand, un peu quand même, deux ans je crois, de plus, j'en avais une dizaine moi, d'années, j'avais une dizaine d'années, nous étions dans la même classe, toujours dans la même classe, parce qu'à chaque fois les niveaux étaient mélangés, petite école, et comme en plus il avait redoublé une fois, ça faisait comme un concours de circonstances. Un concours de circonstances, tout à fait, sans lequel deux enfants de deux ans d'écart ne pourraient pas se lier d'amitié. Loïc avait de grands cils, et s'il n'est pas mort il doit toujours les avoir grands, dès que je le regardais d'un peu près je me disais que ses cils étaient sacrément longs, incroyable d'avoir des cils aussi longs. Loïc m'aimait beaucoup en retour de l'admiration que je lui portais je crois, et il me protégeait, et son père lui ne m'aimait pas du tout, vraiment, je n'exagère pas, il ne m'aimait pas du tout, du tout. Et, pour en revenir à ma mère, ce regard, la façon que j'avais de la piquer au vif, je crois, c'était juste l'envie de lui dire Loïc et mes troubles et ses longs cils et les baisers parfois qu'on échangeait comme des cailloux, l'envie brûlante de lui raconter et le frein brutal que j'y mettais, non par timidité, mais par orgueil, par l'orgueil qui me caractérise depuis que j'ai quatre ans.

Et puis a été décidé qu'on partait vivre avec elle, elle ma mère la grande avec sa maison de campagne, la veille du départ on nous a dit demain vous partez, on a sous-entendu qu'il ne fallait prendre que le nécessaire au voyage en affirmant qu'il y avait d'immenses magasins là-bas où nous allions vivre où sauraient se satisfaire toutes nos envies, comme si l'enfance et les souvenirs allaient être remplacés, mis au ban à la faveur de nouveau, et moi j'avais dix ans et j'ai cru tout ça, j'ai pensé à Loïc que je ne reverrais plus et qui allait croire quelque chose qui ne serait pas la vérité, j'ai été peiné, un peu, pas longtemps, pas très fort, parce que j'avais cru qu'effectivement tout serait rachetable, tout serait neuf et mieux.

Bien évidemment, j'ai été déçu, et j'ai pleuré parfois en pensant à Loïc.

AMÉLIE. - C'est Breton, ça, non ? Loïc, c'est un prénom breton ?


8.


LA FILLE. - Oh, moi, je me souviens – ça n'intéresse personne – mais je me souviens, je le dis, vite fait, mon premier amoureux, c'était tard, je veux dire, j'étais déjà au lycée, je n'étais jamais tombée amoureuse avant le lycée, la fin du lycée même, eh bien il était Italien, je ne me souviens plus du tout de son nom, mais il était Italien, et il faisait bien l'Italien. Moi je faisais semblant d'avoir du caractère, je faisais comme si j'avais besoin d'être matée, je ne sais pas d'où est-ce que venait ce schéma, ce serait intéressant de savoir d'où venait ce schéma… N'empêche que ça a bien fonctionné, ça a toujours bien fonctionné, le coup de faire semblant d'avoir du caractère et besoin d'être matée par un homme, par un viril, mais jamais très longtemps. Je suis toujours vite percée à jour, je ne sais pas bien tromper mon monde.

AMÉLIE. - M'en souviens pas moi.

LA FILLE. - On ne se connaissait pas encore, Amélie. Toi et moi, c'est plus tard qu'on s'est connue, l'Italien était déjà passé depuis longtemps.

AMÉLIE. - Ah, oui, ça, ça je le sais, je voulais dire, le mien, mon premier émoi, tout le monde ici a l'air de s'en souvenir, tout le monde en général a une anecdote, quelque chose à dire sur son premier émoi, eh bien pas moi. Moi, je ne m'en souviens pas. Je me souviens du premier baiser, la sensation, à peu près, ou j'invente parce que je me sens bien obligée d'en avoir une, de sensation, ou d'anecdote, sur ça, à raconter, mais en vrai, rien. Strictement rien.


9.


LE GARÇON. - Ça fait combien de temps que je parle ?

LA FILLE. - Oh, combien de temps que tu parles ? Je ne sais pas, je t'écoutais, je n'ai pas pris la peine de regarder l'heure qu'il était quand on a commencé, je…

AMÉLIE. - Ça fait trois heures. A peu près trois heures. C'est le début de soirée maintenant. Non, c'est plutôt le milieu de soirée, pour être exacte, ou précise. Tout se rapproche. Il fait moins chaud, on ne transpire plus comme on pouvait transpirer cet après-midi. Tout est plus supportable. Tu as peut-être soif ?

LE GARÇON. - Oui, je voudrais bien un verre d'eau oui.

LA FILLE. - Si je peux me permettre, je voudrais bien un verre d'eau aussi, moins grand que le sien, un petit, pour lui tu peux en mettre un grand, trois heures à parler ça rend la gorge sèche, et c'est désagréable.

AMÉLIE. - Tu peux continuer de parler pendant ce temps là, je ne sais pas où tu en es dans ton histoire, mais tu peux continuer, je t'écouterai depuis la cuisine, et au pire si je n'entends pas je ne raterais que quelques minutes.

LE GARÇON. - Est-ce qu'il y a beaucoup de gens qui regardent ? Qui écoutent ? Qui regardent et qui écoutent ?

AMÉLIE. - Je ne sais pas, je n'arrive pas à savoir, sûrement oui. Tout est très étrange aujourd'hui, les choses fonctionnent, mais elles fonctionnent plus étrangement, comme si elles étaient sauvages, elles ne donnent plus si facilement les renseignements qu'on cherche. Je ne sais pas pourquoi, c'est comme ça, on s'en remet un peu au hasard.

LA FILLE. - Mais de toutes façons, ce que tu nous disais, ce matin, ce dont tu as rêvé, ce qui t'a été révélé – je ne sais pas quel mot tu mets dessus – ce machin qui t'est arrivé, ça donnait des consignes précises d'audimat ?

LE GARÇON. - Quoi ?

LA FILLE. - Je m'exprime mal, ne m'en veux pas, je ne sais pas très bien m'exprimer, et Amélie a fait remarqué que c'était le milieu de soirée, et le soleil même s'il chauffe un peu moins, un tout petit peu moins, n'a pas l'air de vouloir descendre, alors je me dis qu'il ne fera pas nuit avant la fin du monde, au cas où on échoue, je n'arrive pas à m'enlever de la tête qu'on va peut-être échouer, je dis bien peut-être, mais quand même, c'est une possibilité, je ne suis pas tarée, c'est une possibilité qu'il faut veiller à ne pas oublier – moi je ne peux pas l'oublier – et si c'est la fin du monde cette nuit mais que le soleil ne se couche pas, comme ça a l'air d'être le cas, tout doit être figé, il indique la fin d'après-midi depuis tout à l'heure, c'est inquiétant, eh bien je me rends compte que ma dernière nuit – vraie nuit, véritable nuit – c'était hier et que je n'en ai pas bien profité, les dernières étoiles dans le noir que j'ai vues c'était hier et je ne les ai pas bien appréciées, et ça me rend triste, si profondément triste, vous n'imaginez même pas à quel point ça me rend triste, je suis au delà des larmes, voilà c'est dit, je suis au delà des larmes. Excusez-moi j'ai un peu paniqué, je vais me reprendre.

AMÉLIE. - Je vais chercher un pichet d'eau. Ou du vin, plutôt, je vais chercher du vin, j'ai vu qu'il y avait du vin dans le frigidaire, on va boire du vin, ça va être bien.

GARÇON. - Trouve quelque chose à grignoter aussi, le vin tout seul c'est triste, un apéritif, on fait un apéritif, alors il faut quelque chose à grignoter.

LA FILLE. - Oh oui un apéritif ! Oh oui, c'est une bonne idée, entre amis, un apéritif, avec du vin et des choses à grignoter, oui, c'est bien, c'est une tellement bonne idée. Oh ! Je pleure ! Pardon, je pleure ! Désolée, je pleure un peu et je m'arrête, promis.

10.


LE GARÇON. - Un moment donné, à un moment donné, pour gagner de l'argent, j'ai passé du temps avec des personnes plus âgées.. Je proposais ça, ma compagnie. Jusqu'à récemment, je faisais ça. Des amis, des connaissances, des gens avec qui je partageais ça, trouvaient ça bien, et je leur disais que oui c'était bien. Quelques heures, un dîner, un verre, parfois quelques caresses. Les cinq premières fois, c'est marrant, c'est sûr, il y a un goût de risque, l'impression d'être désirable et extrêmement désiré, parce que payé pour être désirable et extrêmement désiré. Puis ça devient glauque – on dit ça, que les choses sont glauques, je n'aime pas ce mot – ça devient plus sombre, plus poisseux, plus triste aussi. Alors à côté, il m'arrivait de boire beaucoup et vite. Je rencontrais des garçons, beaucoup, je faisais en sorte qu'ils viennent à moi, comme des mouches dans du miel – je sais bien faire ça, faire en sorte que des hommes viennent à moi comme des mouches dans du miel – des garçons qui s'appelaient Yann ou Vincent, qui étaient comédiens, qui faisaient des cours métrage, qui étaient catholiques, qui embrassaient bien, qui étaient doux et un peu bêtes, qui s'étonnaient de mon silence, de mon aptitude à être silencieux et à avoir l'air de chercher une consolation, avec qui je dormais, et que je retenais le matin les yeux gonflés de larmes. Et quand il n'y avait aucun Yann, aucun Vincent, je rentrais seul et il était tard, et j'allais proposer de ma compagnie à une Brigitte ou un Michel un peu dégueulasse et très saoul, c'était dangereux de faire ça mais toujours mieux que d'avoir à être seul – je n'ai jamais aimé être seul, sinon ces derniers temps – et de toutes façon j'ai toujours très bien su me défendre.

AMÉLIE. - Tu le savais qu'il faisait ça ?

LA FILLE. - Je crois que je n'avais pas bien compris, il avait sûrement fait en sorte que je ne comprenne pas bien, moi je croyais qu'il se prostituait, et je trouvais ça courageux. Mais j'étais plus idiote il y a quelques mois qu'aujourd'hui, je crois.

LE GARÇON. - Je restais une heure, et ils me payaient cent cinquante euros. Si discussion, si la discussion durait, que le temps était agréable et que l'heure était dépassé, je leur faisais payer une heure supplémentaire. J'ai toujours essayé d'être sans scrupules. Pour ne pas me faire avoir, pour me protéger, pour avoir l'impression de maitriser les choses. Des fois on m'offrait du champagne, et on refusait de payer l'heure supplémentaire en prétextant le coût du champagne, dans ces cas-là je laissais couler.

LA FILLE. - Oui, c'est vrai, ça se tient, s'ils fournissent la boisson…

LE GARÇON. - Étienne était médecin, jamais regardant sur l'heure ni sur le tarif, appréciant ma conversation, très gentil, ne m'a jamais forcé la main. UNE FOIS J'AI COUCHÉ AVEC LUI !

LA FILLE. - Je ne sais pas si on a vraiment besoin des détails, moi je ne veux pas entendre les détails, tu peux te passer des détails non ?

AMÉLIE. - Oui c'est vrai, la provocation, puisque ça a des airs de provocation de dire ces choses-là, comme ça, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Je ne crois pas que cette histoire d'honnêteté doit équivaloir à tout dire, sans distinction.

11.


LE GARÇON. - Étienne me donnait vraiment l'impression de faire un métier, un métier dans lequel j'avais des compétences. D'être professionnel. Mais il se droguait, le pauvre, il se droguait tellement que parfois je devais le soutenir pour aller jusqu'à un distributeur. La dernière fois que je l'ai vu, que j'ai travaillé pour lui, il avait demandé à être filmé, peut-être qu'en voyant le film il s'est rendu compte de quelque chose, j'espère ça, je me plais à croire ça, qu'en le filmant je l'ai aidé, un peu. Je me rappelle que le lendemain de cette fois là, je lui avais envoyé un message où je lui demandais s'il était toujours en vie. Je n'ai jamais su.

LA FILLE. - Il avait peut-être perdu son téléphone, ou s'est dit « ah oui il faut que je lui réponde » et a oublié de le faire. Il ne faut jamais tirer de conclusion hâtive.

LE GARÇON. - Je n'ai tiré aucune conclusion, je dis juste que j'ai fait ça, parce que je viens de m'en souvenir. C'était une petite marque de faiblesse.

AMÉLIE. - C'est bête de dire ça. Ça revient à dire que s'inquiéter des autres c'est une marque de faiblesse. C'est une affirmation qui ne me plait pas, à laquelle je ne veux pas être associée, c'est pour ça que j'interviens. Je ne suis pas du tout d'accord avec ça. Il n'y a pas besoin d'être intime avec les gens pour avoir le droit de s'inquiéter pour eux. Moi, par exemple, je sais que la voisine du dessous, je veux dire, celle qui habite l'appartement sous le mien, je sais que parfois je l'entends pleurer, dans les escaliers, eh bien ça m'inquiète, et quand je la croise, je lui souris, je lui souris et la regarde dans les yeux, pour lui faire comprendre que sans savoir ce qu'elle traverse je compatis, et elle le comprend, et je vois que ça lui fait du bien, un peu de bien.

LE GARÇON. - Tout le monde n'a pas une vocation de bonne sœur.

AMÉLIE. - Tu penses vraiment convaincre quelqu'un là ? Tu ne te rends pas compte de la stupidité que tu viens de dire ?

LA FILLE. - Mais pourquoi tu t'énerves ? Il n'a jamais fait que blaguer, il ne faut pas te vexer, il a toujours été comme ça, cinglant, toujours pris du plaisir à être cinglant.

AMÉLIE. - Cinglant ? Mais il n'est pas, tu n'es pas cinglant du tout ! Pas du tout ! Tu voudrais l'être, mais tu ne l'es pas ! Tu n'es pas si vif d'esprit que tu le crois, ni si mystérieux. Ce que tu fais, là, maintenant, tu le fais pour quoi ? Pour te montrer ? Pour être sûr d'avoir été entendu ? Pourquoi tu t'inquiètes de ce que des gens t'écoutent ? Je reviens là-dessus, ça ne m'avait pas fait réagir tout à l'heure, mais maintenant je me rends compte. Pourquoi tu t'inquiètes de ça ? C'est ça le but ? C'est pour ça que tu m'as fait venir, que tu nous as fait venir, que vous m'avez faite venir ? Pour que tu puisses être sûr d'avoir eu un moment de gloire ? Tu nous as menti ?

LE GARÇON. - Non, bien sûr que non je ne vous ai pas menti, j'ai fait une erreur, j'ai peut-être fait une erreur, je m'excuse.

LA FILLE. - On ne dit pas ça, « je m'excuse », tu m'as souvent reprise là-dessus, dit qu'on n'avait pas le droit de s'excuser soi-même…

LE GARÇON. - Je me suis mal exprimé, je voulais dire, je vous demande de m'excuser, je me suis pris au jeu, je suis désolé.

AMÉLIE. - D'accord.

LA FILLE. - D'accord, oui.

12.


LE GARÇON. - Annie, chef d'entreprise, mariée je crois. Elle, elle a essayé de m'entrainer dans une relation stable. Au fur et à mesure, elle se laissait aller à des mouvements de tendresse, elle cachait les pendules et les appareils qui afichaient l'heure ; au début je me faisais avoir. Elle tentait de m'embrasser, et moi je jouais avec le feu. Quand elle m'a dit qu'elle m'aimait, là j'ai tout arrêté. Il y a des règles dans ce genre de circonstances, et elles sont insurmontables. Indépassables, plutôt. Je le savais parce que j'avais regardé beaucoup de films sur ce sujet, je m'étais documenté, bien documenté. Mais c'est vrai que je l'aimais beaucoup. Ça a été douloureux de ne plus la revoir, de prendre la décision de ne plus la revoir, elle était gentille. En vrai, je crois que personne n'était gentil, je n'étais pas gentil et eux non plus, l'échange était biaisé dès le départ. J'ai mis un peu de temps à le comprendre, à m'en rendre compte. Je ne suis pas toujours perspicace, ou n'ai pas toujours été perspicace, le genre d'homme que je suis devenu. Parfois, vers la fin, je restais plus longtemps, et gratuitement, pour discuter, et je sentais le bien que ça leur faisait, j'étais une sorte de bénévole de la tendresse, je sentais que je leur rendais service, que je leur faisais une faveur. C'était bon, j'aimais ça, être contemplé.

LA FILLE. - Je comprends. C'est compréhensible.

AMÉLIE. - Le soleil n'a toujours pas bougé. Je commence à avoir un peu peur.

LE GARÇON. - Qu'est-ce qu'ils ont dit qui était prévu, ils ont dit quoi ?

LA FILLE. - Par rapport à quoi ?

LE GARÇON. - Est-ce qu'ils ont dit, je ne sais pas qui, est-ce que quelqu'un a dit ce qui était censé se passer ? Est-ce qu'ils ont parlé du soleil qui ne bougeait plus ? Il fait chaud non ?

AMÉLIE. - Oui il fait chaud.

LA FILLE. - Je ne sais pas, j'ai préféré ne pas savoir, j'ai préféré ne pas m'imaginer, vu que de toute façon on va réussir à s'en sortir, on va en sortir tout le monde, je chercherai demain, une fois qu'on sera à l'abri de tout ça, on sera bien à l'abri de tout ça demain, hein ?

LE GARÇON. - Je…

AMÉLIE. - Oh non ! Non ! Tu … Mais il recommence à klaxonner lui ?

LE GARÇON. - Ils ont l'air d'être plusieurs.

LA FILLE. - Tu crois que c'est un mariage ? Tu crois qu'il y en a qui ont choisi ce jour-là, je veux dire, aujourd'hui, pour se marier ?

LE GARÇON. - Peut-être, c'est peut-être un mariage.

AMÉLIE. - Ils ont l'air furieux pour des mariés, non ?


13.


LE GARÇON. - Je ne sais plus trop quoi dire.

LA FILLE. - Tu n'as pas dit grand chose, tu as parlé assez longtemps, mais finalement, tu n'as pas dit grand chose. Tu ne veux pas être plus précis ? Nous parler de ta mère peut-être, encore, je l'aime bien cette mère que je n'ai jamais vu et dont tu parles peu finalement, à part pour dire qu'elle est grande.

AMÉLIE. - Ou de ton père, histoire d'avoir fait les deux.

LE GARÇON. - Mon père je ne le vois plus, il ne me voit plus non plus, on ne se voit plus. Je pourrais faire un pas, comme on dit, vers lui, lui tendre la main. Tu me diras, il pourrait lui aussi. Personne ne le fera, c'est très bien comme ça. Le soleil n'a toujours pas bougé ? J'ai chaud.

LA FILLE. - Non, pareil, pas un mouvement. Tu es sûr que tu n'avais que ça à dire ? Ils n'arrêtent plus de klaxonner. On dirait qu'ils klaxonnent dans des voitures immobiles. Tu crois qu'il y a un embouteillage ? Ce serait bien la première fois qu'il y a un embouteillage ici… Tu n'as pas tué quelqu'un ?

LE GARÇON. - Quoi ?

LA FILLE. - Je ne sais pas, je dis ça comme ça.

AMÉLIE. - Tu dis ça comme ça ?

LA FILLE. - Oui, comme ça, ça m'est passé par la tête, je ne sais pas, je commence à avoir un peu peur, tu ne trouve plus rien à dire, toi, et je me dis, ce n'est pas possible, s'il avait dit tout ce qui devait être dit, alors ça devrait être tout, fini, avoir repris le cours normal des choses, mais ce n'est pas le cas, le soleil ne bouge pas, il fait de plus en plus chaud, je suis en nage, et les gens klaxonnent de plus en plus fort, et peut-être même qu'il n'y a personne dans les voitures et que ce sont les voitures elles-mêmes qui klaxonnent, toutes seules, comme des grandes, parce qu'elles ont besoin d'exprimer leur désarroi, parce que peut-être que les voitures c'est comme les animaux, qu'elles sentent les choses, les orages, les éclipses, et les fins du monde, et que ça les met dans un grand désarroi.

LE GARÇON. - Je comprends que tu aies peur, moi aussi, tu sais, j'ai un peu peur, je commence à m'inquiéter, mais vraiment …

LA FILLE. - Mais je ne suis pas débile ! Ne me parle pas comme à une débile ! Je ne suis pas débile, j'ai peur, et quand j'ai peur, mes certitudes s'écroulent, et la certitude que j'avais que tu savais exactement ce que tu faisais et que tu allais nous sauver vient de s'écrouler ! Je suis désolée. Je suis désolée… C'est juste que, si ça s'est adressé à toi, c'est bien pour une raison, pour quelque chose, parce que ça sait que tu sais quelque chose, ou que tu as fait quelque chose, est-ce que je sais moi ? C'est juste que, j'était toute excitée à l'idée, je ne sais pas à quelle idée, je veux dire, je t'ai cru, comme toujours – c'est vrai je te crois toujours – et donc j'ai cru qu'on allait sauver le monde, et dans le tout, maintenant que je suis là et que je vois bien que ça ne va pas être le cas, qu'il ne nous reste que quelques heures, je me dis « ah mon Dieu mais j'ai perdu mon temps, je n'ai rien planifié, je n'ai pas fait ce que j'aurais peut-être voulu faire, est-ce que je sais seulement ce que j'aurais voulu faire ? » et je panique, oui, là je crois que maintenant c'est très clair, je suis en train de paniquer, vraiment, il va falloir faire quelque chose, alors trouve un machin à dire, confesse un meurtre, je vois que ça, qu'on en finisse, que je sois rassurée, j'ai vraiment besoin d'être rassurée !

AMÉLIE. - Il faut que tu essaies de te calmer, tu n'aides personne, tu es fébrile, tu me rends fébrile, tu vas nous rendre fébriles et on ne sera pas plus avancés alors il faut vraiment, impérativement, voilà, il faut impérativement que tu prennes sur toi.

LE GARÇON. - Je ne sais pas quoi te dire, je suis désolé, je suis sûr, d'avoir tout dit, j'ai été honnête, je ne comprends pas. Je peux y aller plus, enfoncer le clou, je peux faire ça, avouer mes pratiques sexuelles préférées, j'en sais rien, parler du faux dégoût que m'inspirent les pauvres, de cette façon que j'ai parfois d'être affecté, de prendre l'air affecté parce que je sais que ça me donne quelque chose de grand, que ça me confère une image. Voilà, j'ai besoin d'être sûr de ce que je dégage, j'ai besoin de faire croire que je pense quelque chose de tout, je suis quelqu'un de timide, mais j'aime qu'on me voit, qu'on me remarque, j'en fais beaucoup, toujours, je fais des jolies moues, je joue des sourcils et je manie le sourire en coin, surtout quand je ne sais pas quoi penser ni quoi dire mais que je sens bien que c'est important pour qu'on ne me considère pas comme une sous-merde que je m'exprime, quand j'ai cette sensation là alors je fais semblant que je préfère ne rien dire, et tu sais quoi ? En général ça fonctionne ! C'est rare que ça ne fonctionne pas, je me fais rarement prendre à mon propre piège, si ça m'arrive je coupe les ponts directement avec la personne qui m'a démasqué, tu sais que j'évite certaines rues de Paris, carrément, que j'en suis arrivé là ? Je joue de l'ambigüité, ce que je vous dis là ce n'est pas la première fois que ça sort de ma bouche, j'utilise cette honnêteté là comme une arme, en fait je prends le problème et je le retourne, pour en faire une force, je me dissimule en me montrant, je ne suis tout à fait moi même qu'en de rares occasions, et encore, ces moments-là, dans ces moments-là, je me sens tellement faible que je me frapperais ! Voilà ce que mon père m'a donné, tiens, puisqu'on parlait de lui, il m'a donné ce regard qu'il me portait dessus, je sais bien, on dit « le regard qu'il portait sur moi » mais là vraiment, il me le portait dessus, il me le faisait porter dessus, dessus moi, et crois moi, croyez-moi c'était lourd, cette façon de me voir comme un lot de faiblesse. Et il n'avait pas tort, en fin de compte ! Il avait raison, ce vieux con, je suis faible et lâche et je ne m'aime pas beaucoup et je ne sais pas faire en sorte que les gens m'aiment pour ce que je suis, je sais les intriguer, jouer le mutique et le beau, et le méchant, mais juste qu'ils apprécient ma compagnie silencieuse, ça, pas possible, pas dans mes cordes ! Ma corde à moi, la seule, ma corde à mon arc, c'est ce que je me suis construit, ce que je viens de décrire, ce que je projette de moi, tout le temps, et cette corde, la tenir sans cesse bien tirée, bien tendue, c'est épuisant, ça m'épuise, je suis épuisé. Et ma mère, quand elle a su, pour ces choses là dont j'ai parlé, parce qu'elle l'a su, parce que je me suis fait avoir à ce point stupidement que c'était forcément un acte manqué, quand elle l'a su, elle a vu dans mon regard, je n'ai rien dit de plus mais elle a vu dans mon regard à quelle point je me sens creux, et seul, et elle a pleuré, elle a pleuré comme un grand crocodile, comme le grand crocodile qu'elle sait être ! Et vous ne m'écoutez même pas ! Merde, je parle pour de vrai, je fais l'effort, je parle pour de vrai et vous ne m'écoutez même pas !

AMÉLIE. (disons à la fenêtre) - Je crois qu'on a un problème.

LA FILLE. (a rejoint Amélie) - Oh la vache.

LE GARÇON. (a rejoint Amélie et la Fille) - Et merde.

LA FILLE. - On a loupé notre coup. Oh mon Dieu, on a complètement loupé notre coup. Ils l'avaient dit, ça, aux informations ? Ils avaient dit tu crois que ça allait se passer comme ça ? C'est fou, maintenant que je vois ça, je n'ai presque plus peur. Tu crois, vous croyez que ça va mettre combien de temps ?

LE GARÇON. - Je ne sais pas, ça n'a pas l'air d'aller vite. Une dizaine de minutes ? Un quart d'heure ?

AMÉLIE. - Oui, à peu près.

LE GARÇON. - Je suis désolé que ça n'ait pas marché. Je ne sais pas ce qui a merdé.

LA FILLE. - Je ne sais pas.

AMÉLIE. - Tu as peut-être juste fait un mauvais rêve particulièrement réaliste.

LE GARÇON. - Peut-être. C'est bizarre quand même.

LA FILLE. - Ça n'avance pas vite. Je dirais qu'un quart d'heure c'est plus juste, regarde, en deux minutes ça a à peine traversé le pré. Pauvre cheval…

AMÉLIE. - …

LE GARÇON. - …

LA FILLE. - Je ne sais pas vous, mais moi, regarder aux fenêtres, ça ne m'a jamais vraiment captivée. On fait quoi ? Je veux dire, en attendant, on fait quoi ?

AMÉLIE. - On s'assoit et on pleure ?

LA FILLE. - Je crois que j'ai plutôt envie de mettre de la musique. Je vais mettre de la musique. Je ne sais pas, n'importe quoi, tant qu'on peut danser, non ?

LE GARÇON. - Non, moi je n'ai pas envie de musique, mais si tu veux tu as un casque, là tu peux écouter ce que tu veux.

AMÉLIE. - Moi je crois que je vais bien ranger tout ça, tout ça, là, qu'on a déballé pour rien, et qu'après je vais m'asseoir quelque part et pleurer, doucement, je crois que c'est la chose à faire la plus juste, celle qui me plait le plus.

LE GARÇON. - Tu penseras à quoi en pleurant ?

AMÉLIE. - A mon premier baiser, ou quelque chose comme ça. A la fois où j'ai été amoureuse sinon.


(Plus tard, quand la Fille danse, quand Amélie pleure assise quelque part)


LE GARÇON. - Il avait de belles mains. C'est peut-être ça. Ça ou autre chose, je ne sais plus bien – j'ai des problèmes avec ça, avec les souvenirs, j'ai toujours peur d'inventer, d'être en train d'inventer, je me surveille mais on ne sait jamais, et je n'ai surtout pas envie d'inventer, même un peu – peut-être donc que c'étaient les mains qui étaient belles ou peut-être que c'était autre chose, mais en tout cas ce qui est sûr c'est que c'était précis. C'est quelque chose de précis qui m'a fait le considérer.

Là, tout de suite, j'essaie de me souvenir de la première fois qu'il m'a appelé « mon ange » - « mon ange », c'est ridicule... - et je n'y parviens pas. Ça ne me revient pas. 

AMÉLIE. - Je m'ennuie, à pleurer comme ça.

LA FILLE. - J'ai bientôt fini de danser je crois. Il n'y a pas quelque chose d'autre qu'on pourrait faire, quelque chose qui marquerait plus le coup, un truc qu'on ferait ensemble, je ne sais pas, dont on pourrait se souvenir si on découvre qu'après la fin du monde on a encore la capacité de se souvenir, pour ne pas avoir de regret, parce que c'est très clair que si on a la capacité de se souvenir on aura aussi celle de regretter, c'est indissociable – je crois ça – donc on pourrait faire quelque chose, dans les dernière minutes, d'un peu fou, vous n'auriez pas envie, je ne sais pas, envie de …


FIN.

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