Ma fée

Alain Kotsov

Les ravages du temps

MA FEE

Jusqu'à l'âge de dix ans, je passai la moitié de mes vacances d'été chez mon oncle Guénolé. Ce n'était pas vraiment mon oncle, seulement un copain de régiment de mon grand-père. Mais on l'appelait comme ça dans la famille. Et l'affection que je lui portais justifiait ce titre.

Je garde de ces vacances en Bretagne des souvenirs sensuels qui ne se sont jamais effacés de ma mémoire : l'odeur des crêpes de sarrasin gorgées de beurre salé qui faisaient les délices de nos petits déjeuners, les effluves amers venant de l'océan apportés par le vent d'ouest, le goût subtil de la soupe d'étrilles que nous cuisinait la vieille Léontine quand nos paniers débordaient de ces petits crabes après nos récoltes dans les rochers lors des grandes marées.

C'était si beau, si exotique, si différent de mon environnement quotidien. De notre grise HLM, de l'école communale où je m'ennuyais de septembre à juin, des ternes trottoirs de ma banlieue…

L'usine où travaillait mon père fermait durant le mois d'août. Nous passions ces quatre semaines, Papa, Maman, ma jeune sœur Lydie, et moi, à Royan, Arcachon, ou sur la côte languedocienne ; au climat moins capricieux que celui d'Armorique. Malgré l'ambiance festive, les bains dans une mer tiède et un soleil presque garanti, je préférais pourtant le mois de juillet chez l'oncle Guénolé.

C'était un homme renfermé, un ancien marin qui avait parcouru au service de la « Royale » toutes les mers du globe. La pipe toujours fichée au-dessus d'une barbe en collier, le cheveu gris et dru coupé en brosse, vêtu d'une chemise d'épaisse flanelle que recouvrait les jours de froid un méchant pull-over à rayures, et coiffé de sa casquette à visière ornée d'une ancre, il représentait pour le parisien que j'étais l'archétype du vieux breton. Presque une caricature. Mais derrière cette façade bourrue se cachait un cœur d'or. Et les récits de ses campagnes du Tonkin, d'Afrique, de ses aventures dans les mers du sud enchantaient à la veillée, au coin du feu, la nombreuse marmaille qui peuplait la maison de granit.

Car Lydie et moi n'étions pas les seuls à profiter de cette villégiature estivale : il y avait aussi Bertrand et Remy, les vrais neveux de Guénolé qui habitaient à Lyon, Anne et Sylvie, les deux jumelles venues de Belgique, Yann, le petit cousin de Brest, et Sophie, notre cadette, la petite fille de Léontine âgée de cinq ans. Du haut de mes neuf ans j'étais alors l'aîné de cette troupe qui donnait un mois durant à la demeure de l'oncle un aspect de colonie de vacances. Comment un tel personnage, vieux garçon sexagénaire, acceptait-il d'héberger ainsi les gosses de ses famille et connaissances pour pallier l'abandon forcé auquel les confrontaient les congés d'été pendant que les parents travaillaient ; et de tenir le rôle de nounou auprès de ces gamins turbulents ? Je compris vite que la raison en était que le vieil homme adorait les enfants ; peut-être parce qu'il n'en avait jamais eus…

Et surtout, il y avait Soizic, la fille du maire de la commune dont dépendait la maison isolée surplombant la falaise. Elle n'était plus une enfant. Et pour moi, avec ses dix-huit ans, elle appartenait au monde des adultes. Charmé par ses yeux d'azur et sa longue chevelure de paille, je ressentais pour elle des émotions qui n'étaient pas de mon âge. Et je crevais de jalousie quand un jeune du village venait la chercher pour l'emmener sur son solex vers des distractions qui m'étaient interdites. Son instinct maternel non encore assouvi poussait la jeune fille à passer beaucoup de temps avec nous. Elle dirigeait nos jeux, nous conduisait à la pêche, nous faisait visiter les environs et nous contait les légendes du pays. Dont une qui fut la source d'un de mes plus beaux souvenirs d'enfance.

Au-delà de la route, sur la prairie herbue qui descendait vers la falaise, se trouvait une allée couverte construite à l'aube des temps. Des pierres levées et régulièrement disposées supportaient un énorme bloc de granit qui n'avait pu être apporté là que par un géant issu des légendes bretonnes. On appelait ce lieu « la maison des fées ». Pour les gens du pays, il ne faisait aucun doute que des dames vêtues de longues robes et dotées de pouvoirs magiques s'y réunissaient les nuits de pleine lune pour y sacrifier à un culte druidique.

Surmontant mes terreurs enfantines, je m'y étais rendu en cachette avec Yann, le plus âgé après moi, dans le but de surprendre cette scène nocturne. Nous ne vîmes rien, à part un lapin effrayé par notre présence. Nous nous confiâmes à Soizic qui comprit le vif intérêt qu'éveillait chez nous cet antique monument et les étranges sabbats qu'il avait pour cadre.        

  

Un soir à la veillée, l'oncle Guénolé, prenant un air mystérieux comme s'il dévoilait un secret, nous raconta les histoires qui couraient autour de cette maison des fées. Nous l'écoutions, les yeux écarquillés. Selon ses propos, les fées possédaient le pouvoir de se rendre invisibles ; mais certains soirs, dont les dates dépendaient du calendrier lunaire, elles perdaient pour un temps ce pouvoir. Ces occasions étaient rares, très rares ; car elles n'étaient pas souvent au rendez-vous. L'oncle assurait les avoir observées à deux reprises : la première fois, ce n'était qu'une forme lointaine et lumineuse qui s'enfuit à son approche. Mais lors de la deuxième, sept ans auparavant, il vit trois femmes qui dansaient autour du dolmen et assurait qu'une lui avait pris le bras pour l'entraîner dans la ronde avant de disparaître d'un coup, par enchantement.

Quand il nous annonça que la prochaine nuit favorable était pour le surlendemain et qu'il comptait nous associer à son expédition nocturne, des cris de joie et des applaudissement ébranlèrent la pièce. Soizic, assise dans un coin, arborait un sourire radieux. Elle me semblait plus jolie que jamais ! Quand je lui demandai si elle se joindrait à nous, elle répondit, à mon grand regret, que cette nuit là elle devait se rendre à Quimper pour assister à l'anniversaire d'un copain d'école.

Notre excitation ne fit que croître jusqu'au soir tant attendu. Dès que les dernières lueurs du crépuscule se furent évanouies, nous partîmes en file indienne en direction du dolmen, menés par notre oncle qui marchait d'un pas assuré en éclairant le chemin de sa lampe-torche. Le cœur battant de joie et de frayeur mêlées, nous arrivâmes devant le monument qui, dans l'obscurité, paraissait plus imposant que jamais. L'oncle nous ordonna de nous asseoir sur l'herbe et de ne pas bouger. Il éteignit sa lampe et nos yeux s'habituèrent peu à peu à distinguer les détails du paysage à la clarté de la lune. Pendant un quart d'heure il ne se passa rien. La tension retombait, Sophie commençait à bailler et Yann regardait un chalutier qui passait au loin. L'oncle nous murmura : « ce n'est pas pour cette nuit ! »

Soudain, une forme claire apparut dans le tunnel pierreux. En se dirigeant vers nous elle prit la forme d'une silhouette féminine vêtue d'une longue robe de mousseline bleue, aux longs cheveux blonds coiffés d'un hennin blanc, et tenant dans sa main une longue baguette. Nous étions tétanisés à cette vision. Bouche bée, nous contemplions les gracieuses évolutions de la fée qui vînt jusqu'à nous, si près que j'aurais pu la toucher si j'avais eu seulement le courage de me lever et de faire un pas.

J'étais à l'âge où on a cessé de croire au Père Noël, mais où l'on commence à le regretter en embrassant du regard la vie d'adulte qui s'ouvre devant soi, pleine de travail, de responsabilités, et surtout dépourvue de la magie qui préside aux joies de l'enfance. C'est pourquoi, dans cette atmosphère enchanteresse, tellement éloignée de mon quotidien banlieusard, de l'école, de la grisaille des villes, je m'interdis de trouver une explication à la ressemblance frappante entre les traits de la fée, sa chevelure claire, sa démarche féline, et ceux de Soizic ; qui de toutes façons était en train de faire la fête à Quimper, avec Dieu sait qui…

La fée se tourna brusquement, revint à sa « maison », et l'oncle nous fit signe de repartir. Nous rentrâmes à la maison. Après avoir discuté une heure durant de la fabuleuse apparition, les héros que nous étions devenus gagnèrent leurs lits où les attendait un sommeil peuplé de rêves fantastiques.

Les cinq années qui suivirent, je passai le mois de juillet dans la colonie de vacances municipale, en Corrèze, et je ne vis que deux fois l'oncle Guénolé, de passage à Paris. Soizic hantait mon souvenir. Et les amourettes platoniques, éphémères et secrètes, que je vivais avec mes copines de classe ne suffisaient pas à l'estomper.

Enfin, l'année de mes quinze ans, mes parents décidèrent de se rendre en Bretagne pour les vacances de Pâques. L'oncle Guénolé nous hébergea une semaine et… je pus revoir Soizic. Qu'elle était belle dans la splendeur de sa maturité ! Le sentiment flou et enfantin que je lui portais se transforma en passion dévorante. Je tombai amoureux, plus intensément que je ne l'avais jamais été Et me désolais de ne pas être plus vieux de dix ans. Pour jeter aux orties le statut de petit frère qu'elle m'accordait et que je ressentais comme une suprême insulte. Je me résolus alors de la séduire à tout prix, même si cela devait prendre du temps et mettre ma patience à bout. Nous parlions souvent de cette fameuse nuit où elle avait endossé ce costume de fée pour distraire des enfants. Elle riait de ce subterfuge, qui ne représentait pour elle qu'un épisode amusant de sa jeunesse, mais qui pour moi possédait une valeur symbolique autrement importante…

Je la revis épisodiquement les années suivantes, sans jamais oser lui avouer le doux secret qui habitait mon cœur. Quand sonna l'appel sous les drapeaux, je demandai à servir dans la marine et fus incorporé à Lorient. Je profitai de mes longues permissions pour rendre visite à l'objet de mon amour, et un soir, je me déclarai. Elle ne fut pas trop surprise de cet aveu, mais son attitude me fit comprendre que je n'étais pas au bout du chemin.

Totalement absorbée par son boulot de puéricultrice, et malgré les nombreux prétendants qui frappaient à sa porte, elle ne semblait pas attirée par la perspective d'une vie normale.

Après l'armée je fus embauché comme représentant dans une entreprise qui vendait des accessoires automobiles. A force de travail je réussis à obtenir la direction du secteur ouest, dont le siège se trouvait à Brest. Et je pus voir Soizic de plus en plus souvent. Nos relations se firent de plus en plus intimes, et un jour enfin, elle m'accorda de passer avec elle une nuit, qui elle aussi fut magique. Je l'appelais « ma fée », en souvenir d'une autre nuit qui avait décidé notre destin.

Quand je lui parlai mariage, elle fut au début réticente. Elle invoquait notre différence d'âge. Je lui rétorquais que je lui offrais une des dernières occasions de ne pas rester vieille fille. Après des mois d'insistance, elle céda enfin.

Nous nous mariâmes le jour de ses 35 ans, dans l'église du village aux murs de granit dont le portail fait face à l'océan. Elle portait une robe bleu pâle et coiffa après la cérémonie le chapeau conique en carton blanc que j'avais confectionné et tenu à intégrer à la cérémonie. Sur la pièce montée du dessert trônaient deux figurines représentant un prince et une fée, comme on en voit dans les contes d'enfants.

Elle était ma fée. Elle le demeura longtemps. Puis un jour, elle coupa court ses cheveux blonds, qui commençaient à devenir blancs. La peau si douce de son visage se couvrit progressivement de rides qui se firent plus profondes au rythme des années. Son caractère s'aigrit, elle devint acariâtre. A la suite d'une chute dans l'escalier elle se fractura la cheville et l'opération, mal réussie, la contraignit à boiter. Un bouton noir apparut à l'aile de son nez qui grossit au fil du temps.

Une fée, ma fée… Combien ce mot me semble aujourd'hui inapproprié à celle dont j'avais si ardemment désiré partager la vie. Une fée… Pour tout le monde, ça évoque une dame, toujours belle et bienveillante. Et pourtant… On oublie que parfois ce rôle est tenu par une personne bien moins avenante.

N'avez-vous jamais entendu parler de la fée Carabosse ?

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