Ma grand-mère, ma mère et moi

Möly Mö

Aujourd'hui, c'est la journée contre les violences sexistes et sexuelles envers les femmes. Je voulais apporter mon soutien d'une manière ou d'une autre, j'ai donc écrit ce texte.

Ma grand-mère ne parlait que très rarement de mon grand-père. Je ne l'avais jamais connu, iels n'étaient plus ensemble depuis longtemps quand je suis née. Ma mère ne voulait plus entendre parler de cet homme et ma grand-mère restait muette à ce sujet. De mon côté, j'avais grandi sans connaître mon père non plus. Enfin, mon père au sens biologique du terme uniquement. J'avais été entourée et éduquée par ma mère, ma grand-mère et nombre de leurs ami.e.s.

Ma grand-mère avait été femme au foyer jusqu'à ses 45 ans. Âge où elle avait quitté son mari, c'était tout ce que je savais. Un jour, elle était partie, avec les cinq enfants et trois valises. Pour le reste, on ne me disait rien en détails. Elle avait vécu dans un appartement géré par un collectif, qui les avait aidés elle et ses enfants. Dont ma mère.

Ma mère, quant à elle, avait quinze ans à ce moment-là. Elle était la troisième de la fratrie. Ses deux grands frères étaient majeurs, les deux dernières avaient onze ans. Elle avait donc poursuivi son adolescence au sein d'un immeuble où vivaient, en communauté, des gens de divers horizons. Des artistes, des chômeurses, des hommes et femmes de ménage, des femmes au foyer et leurs enfants. Toustes avaient en commun une vie un peu cassée, une vie qui avait été brutalisée, mise à mal. Le collectif qui gérait cet immeuble les avait aidé à sortir de cette spirale infernale. Ma grand-mère avait même fini par intégrer le collectif et faire parti des membres actifs. Mais je n'avais jamais réellement su ce qu'elle y faisait exactement. Elle avait réussi à trouver un poste de vendeuse dans une boulangerie et se débrouillait pour élever ses enfants. Baignant dans un quotidien qui ne ressemblait en rien à celui des leurs camarades d'école, la fratrie se sentait parfois à part. Mais iels adoraient leur nouveau chez elleux.

Ma mère me répétait souvent que sa vie avait vraiment commencé à ce moment-là. « et avant ça... J'ai préféré tout oublier. » ajoutait-elle sur un ton froid, avec une brisure dans la voix. Elle allumait ensuite une cigarette qu'elle avait roulée avec soin et la fumait à une vitesse record. Ma mère n'avait eu qu'un enfant, elle voulait vivre l'expérience de la maternité, savoir. Mais loin d'elle l'envie de « se traîner une flopée de gamins braillards ! » Elle disait ça sur un ton moqueur mais aussi en connaissance de cause. Tout n'avait pas dû être rose dans leur famille et pour sa mère être célibataire, sans emploi avec cinq enfants avait dû être un calvaire avant qu'iels ne trouvent leur havre de paix.

Tout cela était flou et on me racontait des bribes d'histoires, des bouts de souvenirs. Ma mère engueulait souvent ma grand-mère quand elle commençait à parler de mon grand-père ou qu'elle voulait évoquer les souvenirs d'enfance de la famille. Je voyais bien que ça peinait énormément ma grand-mère, elle se taisait et me lançait un regard déçu en haussant les épaules.

Mon père à moi c'était un ancien ami de ma mère, qu'elle ne voyait plus depuis des années. Iels avaient passé une sorte d'accord, il lui faisait un enfant et en échange elle l'avait aidé en lui trouvant un logement, un boulot. C'était un accord à l'amiable, ma mère ne disait jamais de mal de cet homme. Elle l'estimait vraiment, je savais pertinemment qu'elle n'aurait pas fait de gamin avec n'importe quel abruti. Ma mère avait beaucoup de mal à supporter les hommes. Je voyais comme elle prenait des pincettes pour ne pas m'influencer ou biaiser mon jugement. Mais son discours finissait toujours par : « Tu n'as pas besoin d'une présence masculine dans ta vie pour être indépendante, forte, intéressante et belle. Tu l'es déjà. Aucun homme ne doit, pour n'importe quelle raison, prendre le dessus sur toi, te rabaisser ou te maltraiter. Je ne tolérerai pas ça de mon vivant, et je veux que toi non plus, tu ne te laisses jamais faire. »



Alors évidemment, arrivée à mes 13-14 ans, j'ai compris qu'ils se jouait quelque chose à ce niveau-là dans le passé familial. Qui était mon grand-père ? Qu'avait-il fait ? Mes oncles et tantes étaient au diapason à son sujet, même si ma mère était sûrement la plus dure et la plus radicale. Mes oncles ne voulaient plus voir leur père non plus, et dans leur discours, ils le méprisaient avec véhémence. Mes tantes, que j'adorais, étaient très jeunes à l'époque et elles avaient dû découvrir plus tard, la vérité. Pour elles, la séparation, le changement de vie, de logement etc. avait été très difficile. Des années plus tard, elles en parlaient avec beaucoup moins de joie et de soulagement que ma mère ou mes oncles.


Nous étions en 2095. Je venais de fêter mes quinze ans. Je sortais du cours d'histoire, tous les élèves avaient reposé leurs lunettes de réalité virtuelle sur les étagères qui longeaient le mur. Elles étaient dans un sale état, on avait pas dû les changer depuis dix ans. Compliqué pour les lycées publics dont on avait supprimé les financements les dix dernières années. Je posai fébrilement les miennes sur l'étagère, le regard dans le vide, encore humides de larmes. Je sortis de la salle en dernier, passai ma carte de présence dans la borne et je me mis à réfléchir sur les images que je venais de voir.

Notre professeure d'histoire nous avait envoyé en 2020, l'année de naissance de ma grand-mère. Elle voulait évoquer un sujet en particulier, un sujet qui, à l'époque, faisait scandale. À raison. Une fois les lunettes de réalité virtuelle vissées sur notre tête, je me retrouvai plonger au cœur d'une soirée. « Pour certains et certaines, les événements que vous allez voir, les choses que vous allez entendre, vont sûrement être durs. Pour ce cours-ci, je fais une exception. Si l'un ou l'une d'entre vous se sent trop mal à l'aise ou choqué, vous levez la main et on arrête. On est d'accord ? » Nous avions toustes acquiescé, blasé.e.s. Oui, bon, c'était un cours comme d'habitude, elle exagérait pour le sur-vendre. Comme toustes les profs.

Et puis, je découvris ceci : j'étais donc au sein d'une soirée étudiante, à entendre les discussions. Des garçons, des filles qui discutaient, riaient et buvaient. Certain.e.s prenaient même de la drogue, se cachant dans un coin, près des toilettes. J'étais choquée, je n'ignorais évidemment pas que les consommations d'alcool et de drogues, à l'époque, se faisaient à l'arrache, sans encadrement minimum mais de le voir, ça me faisait un peu flipper. J'oubliais qu'en 2020, les drogues étaient illégales ainsi que leurs consommations. Dorénavant, on pouvait consommer légalement mais dans des endroits dédiés à ça. Pareil pour l'alcool, même si à ce sujet, l'État avait toujours été plus souple et il n'était pas rare de voir des soirées privées, où l'on buvait de l'alcool. C'était tout de même rare et un peu con. On avait toujours des bars, mais surtout des espaces réservés aux soirées privées, on achetait l'alcool sur place et on passait la soirée sur place. Personne ne rentrait, c'était la règle. L'inconvénient c'est qu'il fallait pas être à la traîne pour réserver les lieux. Et surtout, pour les gens de quinze ans, comme moi, c'était pas les mêmes règles. Consommation encadrée et limitée par les gérant.e.s du lieu, fermeture de l'espace de soirée à 2 heures et pas plus tard. Il en allait de même pour la consommation de drogues.

J'arrêtai mes pérégrinations pour replonger au sein de cette soirée. Il y avait beaucoup de monde, c'était presque étouffant. À ma droite, se tenait un couple. Je voyais bien que quelque chose clochait dans leur attitude. Lui, le regard autoritaire, embué par l'alcool et elle, presque recroquevillée contre le mur, un verre à la main, osant à peine se déhancher. Je les entendais distinctement.

« Bon, tu me saoules à jamais vouloir t'amuser, t'es vraiment casse couille comme meuf ! »

« J'aime pas les soirées comme ça, tu le sais bien... » dit la jeune femme tout bas

« Allez, fais un effort. On est tous les deux, on va se marrer. »

Le jeune homme se dirigea vers le bar et revint avec deux shooters, il en tendit un à son amie qui refusa, il insista et elle finit par le boire. Au fur et à mesure, il se collait à elle. J'étais écœurée. C'est comme ça que se comportait les gens ? Les mecs ? C'était dégueulasse... ça me suffisait pour être scandalisée mais j'étais comme hypnotisée par la scène, je voulais en découvrir plus.

La jeune femme le repoussait gentiment, lui disant : « qu'elle n'avait pas envie... Pas ce soir... » et lui, lui glissait à l'oreille, sur un ton lubrique : « Tu disais pas ça samedi dernier... Tu te souviens... Quand je t'ai baisée à l'arrière de la voiture... » La jeune femme était mal à l'aise, je n'avais qu'une envie c'était d'intervenir, de lui prendre la main et l'arracher à ce connard. Mais ça ne s'arrêta pas là. Il se colla derrière elle et tout en feignant de danser, il se frotta à elle, la tenant fermement. Je serrai les poings de colère, je me sentais tellement mal d'assister à ça. Il l'emmena ensuite dehors, pour fumer une cigarette. Elle mettait de la distance, cherchant du regard une connaissance pour s'extraire de cette situation mais il la ramenait vers lui, à chaque fois. Puis, ce fut la fois de trop. Il l'embrassa, elle tenta de se dégager de son étreinte, il l'attira dans un recoin où personne ne pouvait les voir. À partir de là, l'image était légèrement floutée mais je comprenais très bien ce qui était en train de se passer...

Il souleva la jupe de la jeune femme d'une main, ouvrit la braguette de son pantalon de l'autre. Il glissa une de ses mains dans la culotte de la jeune femme, et sortit son sexe de l'autre. Elle se mit à pleurer, elle le repoussa, plus violemment cette fois. Il tomba et se retrouva face contre terre. En se relevant, il lui cracha à la figure : « Si t'as pas envie, pourquoi tu viens avec moi à ce concert ? Pourquoi tu m'as laissé te baiser la semaine dernière ? Tu viens me chauffer et tu vas pleurer après que tu voulais pas que je te baise ! T'es vraiment une salope, en fait ! »

J'arrachai presque les lunettes, à deux doigts de les jeter violemment au sol. La prof courut vers moi, le visage paniqué. Tout le monde avait enlevé ses lunettes, aucun.e de mes autres camarades de classe ne semblait choqué.e ou tétanisé.e.


« C'était vraiment comme ça avant, Frida ? C'était horrible...horrible...pourquoi tu m'as fait voir ça ?


La prof d'histoire fit sortir tout le monde et décréta que nous reparlerions de tout cela demain. Je sentais à sa voix qu'elle culpabilisait, qu'elle avait été un peu loin. Elle m'expliqua, qu'en effet, à cette époque là, certains hommes se comportaient comme ça. Que les violences sexistes et sexuelles étaient monnaie courante. Que plus tard, le fait d'avoir élu une femme présidente pour la première fois, en en 2037, avait fait bouger des choses. Et la révolution féministe de 2047 avait achever de remettre l'égalité au clair dans la tête de tout le monde.


« Je suis désolée de t'avoir choquée avec ces images, l'objectif n'était pas de choquer pour choquer. Mais plutôt de vous faire prendre conscience qu'il y a des années de ça, les femmes vivaient dans des sociétés patriarcales dans lesquelles certains hommes s'octroyaient le droit de mépriser, rabaisser et maltraiter les femmes. Et que l'égalité hommes-femmes était encore loin d'être parfaite. Ta grand-mère doit probablement en savoir plus que moi, sur cette époque. Si tu as l'occasion, tu pourrais en discuter avec elle. Et encore une fois, je suis désolée, Fynn. J'essaierai de mieux trier mes vidéos d'archives... »





Il était alors évident pour moi d'aller en parler à ma grand-mère et de savoir, enfin, la vérité sur ma famille. Sur mon grand-père. Je savais que ce que j'apprendrais serait sûrement aussi réjouissant que ce que je venais de voir en cours d'histoire. Mais c'était important pour moi de connaître la vérité. Sans le dire à ma mère, je décidai donc de débarquer chez ma grand-mère qui me reçut avec un grand sourire et un câlin à l'odeur de cannelle. Ma grand-mère était toujours en train de préparer des pâtisseries. Lointain souvenir de son travail en boulangerie.

Assise dans le canapé presque avalée par le tas de coussin qui le recouvrait, je me remémorai mes souvenirs d'enfance. Aux murs, des tableaux des différent.e.s artistes et ami.e.s avec qui elle avait longtemps vécu dans « l'immeuble des petits riens » comme iels l'avaient renommé. Des dessins, des sculptures, sa maison ressemblait à une galerie d'exposition. Elle arriva avec un plateau rempli de pâtisseries et deux tasses de thé. J'adorai ma grand-mère, je la trouvai belle, éblouissante et inspirante. Elle pliait souvent sous le poids de l'autorité de ma mère mais elle ne le prenait pas mal, elle savait que ma mère cherchait à la protéger. La protéger de son horrible passé, de ses mauvais souvenirs. Pourtant, ma grand avait aussi besoin de s'exprimer et d'en parler. Quand je lui posai la question, droit dans les yeux, elle ne se mit ni à pleurer, ni à crier ou m'ignorer.


« Je savais que tu voudrais savoir, ma chérie. Je sais que ta mère refuse qu'on aborde ce sujet. Et je ne suis pas bavarde non plus quand il s'agit de revenir sur ce bout de ma vie... Pourtant, ça fait parti de moi, de notre famille, de ta mère, de toi aussi. Je te demande juste de ne pas m'interrompre, laisse-moi te raconter, et je préfère t'avertir, que tout ne sera pas rose, Fynnette. »


Elle dit cela en me caressant les cheveux tendrement, et commença à tout me raconter. Je l'écoutai, sans un mot comme elle me l'avait demandée, des émotions diverses me traversèrent, me firent couler des larmes, serrer les poings, esquisser des sourires. Elle me livra son histoire, un bout de notre Histoire.


« J'ai rencontré Charly, j'avais 26 ans. J'ai tout de suite été séduite par ce jeune homme, bourré de charme. Nous nous sommes rencontrés dans une maison de quartier où je suivais des cours de cuisine, nous étions un petit groupe de femmes. Charly s'est joint à nous. Et déjà, il se faisait remarquer. Il était drôle, magnétique, tout le monde l'adorait. Il avait 29 ans et il avait déjà presque fait le tour du monde, vécu deux ans aux États-Unis, il adorait la photo et le cinéma. Et je dois avouer, qu'il était talentueux. Très vite, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Au début, ça n'était rien de sérieux. On passait de bons moments ensemble, sans s'engager. C'est lui qui a pris la décision qu'on soit officiellement un couple. Nous avons emménagé ensemble un an plus tard. Et c'est là que l'histoire prend un tournant... plus compliqué. »


Elle s'arrêta un instant, but une gorgée de thé mais ne laissa rien transparaître d'émotions.


« Il était jaloux et très égocentrique. Tout devait tourner autour de lui. Il avait fini par me dire qu'il préférait que je travaille à mi-temps, m'encourageant à me consacrer à la pâtisserie, la cuisine. Il savait qu'aux cours auxquels je participais, il n'avait aucune concurrence. Il travaillait de son côté et avait des projets dans le cinéma. Il buvait beaucoup et l'alcool ne le rendait pas drôle du tout. Il devenait parano et mauvais. Ça a commencé par des mots, des reproches puis des insultes. Ensuite, j'ai appris qu'il couchait avec d'autres femmes, sans jamais m'en avoir parlé. J'aurai été prête à le quitter, si, comme dans chaque histoire qui ne ressemble en rien à un conte de fées, je n'étais pas tombée enceinte. Il était trop tard pour avorter, je ne sais même pas si j'aurai eu le courage de le faire. Ton oncle est né, j'avais 27 ans. Charly s'est transformé en papa poule, la paternité lui avait redonné un visage aimant et doux. Il avait changé, et c'était notre fils qui avait participé à cela. Pour moi, un homme qui assumait ce genre de responsabilités, c'était presque inespéré. À l'époque, tu sais, c'était pas aussi évident... Nous avons eu Evan, ton autre oncle un an après. Ensuite, ta mère deux ans plus tard. Et quatre ans après, les deux jumelles. Malheureusement, Charly, qui aimait ses enfants de tout son cœur continuait à se comporter comme un monstre avec moi. Après les insultes, il y a eu les coups, loin du regard des enfants, Dieu merci. »


Ses lèvres tremblaient, je voyais des vaguelettes se former dans la tasse de thé au contact de ses mains tremblantes, elles aussi.


« Il disparaissait le week-end, sans nous dire où il allait, c'était pour le boulot, pour le cinéma. Il rentrait le dimanche soir, il sentait l'alcool et était encore perché d'avoir consommé des drogues sans limite. Il me harcelait pour savoir si j'avais reçu du monde, qui et ce qu'on avait fait. Il soupçonnait le voisin et moi d'avoir une liaison. Le voisin en question, est la personne qui m'a mis en contact avec le collectif qui nous a sauvé, qui m'a sauvé la vie très probablement. Les années passaient, Charly n'était plus qu'une ombre, toxicomane et alcoolique. Ses projets échouaient un par un, la frustration l'envahissait, la jalousie, et il déversait sa colère sur moi. Un jour, le voisin est intervenu... Je compris alors que si le voisin entendait les insultes et les coups, les enfants aussi. À ce moment-là, je ne pus supporter l'idée que mes enfants avaient subi aussi la situation en entendant toutes ces horreurs. Je ne pouvais pas partir, seule, du jour au lendemain, sans travail et avec cinq enfants. Alors, Mehdi, le voisin, a contacté le collectif pour moi. J'ai rencontré Jessie, Martha, Soline, elles ont été un soutien, une aide... des anges gardiens. Je n'ai même pas de mots. »


Ses yeux pleuraient maintenant, déferlement de souvenirs.


« Tes deux oncles qui avaient alors 18 et 19 ans ont été mis dans la confidence en premier. Je ne les voyais plus à la maison, jusque là je n'avais pas compris pourquoi ils se faisaient si absents, pourquoi ils ne parlaient plus. Ils osaient à peine croiser mon regard mais ils ne me laissaient pas tomber non plus. L'aîné, Merri, s'était même mis à travailler et il me laissait toujours un peu d'argent pour participer aux courses, aux charges. Evan a suivi l'exemple de son frère. Je crois que ce qui m'a réellement fait tenir à cette époque c'est de voir que mes enfants n'étaient pas devenus comme leur père, qu'ils n'avaient pas sombré dans des dépendances malsaines. Mais ce qui est sûr, c'est qu'en n'ayant pas choisi de fuir plus tôt, ce qui me brisera le cœur pour toujours, c'est que je les ai brisé à vie. »


Je pleurai, discrètement, sans bruits. Je ne voulais pas offenser ma grand-mère, l'accabler de mon chagrin. J'essuyai mes larmes lentement, sans me faire voir. Elle fixait le jardin, les yeux rougis.


«  Et puis la vie a pris une tournure beaucoup plus belle, et c'est ce qui compte. C'est aussi pour ça que je ne reproche pas à ta mère de taire l'existence de leur père. On s'en est sorti, tous ensemble, en famille unie et soudée. Ils ont tous réussi à mener une vie qui leur ressemble et les rend heureux, malgré tout. Et c'est tout ce qui compte pour moi. »



«Tu n'as jamais eu de nouvelles de lui ? » osai-je lui demander


« Non, plus jamais. » elle laissa un long silence. « Il est mort. Je l'ai appris il y a quelques années déjà. Il est mort d'une overdose, seul et alcoolique, chez lui. La seule chose qu'on a retrouvé, qui n'était pas cassée ou détériorée, c'était un cadre avec la photo de ses enfants, accroché au mur. » Deuxième silence, plus lourd. « Comme quoi... » conclut-elle, en tournant son regard vers moi.



Ma grand-mère est une guerrière, une courageuse, une femme intelligente. Ma grand-mère, j'ai détesté l'entendre dire qu'elle était responsable du traumatisme qu'ont subi ma mère et ses frères et sœurs. Ma grand-mère a fait passer son conjoint, ses enfants avant tout. Ma grand-mère a réussi à se défaire de ce carcan, à se sauver de cette prison. Ma grand-mère, je l'admirerais toute ma vie. Ma grand-mère, c'est grâce à elle, que j'ai une mère formidable, compréhensive, tolérante parfois révoltée et énervante. Ma grand-mère et ma mère sont des modèles pour moi et le seront toujours. C'est grâce, entre autre, à des femmes aussi étonnantes et courageuses qu'elles, que notre société a évolué et changé.

Grâce à des femmes comme elles que dorénavant, nous vivons dans un monde -pas parfait non, ça ne sera sûrement jamais le cas- mais dans un monde où un homme ne lèvera jamais plus la main sur une femme, qu'aucun homme ne violera plus, un monde dans lequel les hommes se disent égaux aux femmes et agissent comme tels. Un monde dans lequel plus aucune femme n'a peur ou honte d'être une femme.

  

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