Ma rue, mon trajet...

Caroline Bragi

(Photo: Loic Chollier: www.flickr.com/photos/chollier)

19/10/2010

Je ne pense pas avoir l’esprit chauvin, je ne pense pas être une citadine aveuglée clamant depuis ses remparts hermétiques la beauté et l’excellence inégalable de sa ville de naissance. Loin de moi l’idée de faire partie de cette triste meute chanté par Brassens des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part »

Non, ici, dans ma petite presqu’île Lyonnaise, je ne vis qu’un amour très simple parcourant chaque jour – aller et retour- les 800m qui séparent mon domicile de mon lieu de travail en me délectant des façades, des portes, des corniches, du poids de l’histoire sur les sculptures architecturales et des altérations saisonnières de la lumière sur ces bijoux floraux, ces angelots et ces visages souriants ou démoniaques qui, au hasard des rues, émergent de la pierre.

Mais ce matin-là pourtant il faisait beau, ce matin-là la ville glissait vers la torpeur automnale commençant à se parer des ornements de rouille et de feu qui font l’apanage d’octobre et de novembre. Ce jour-là, profitant du tumulte des conflits sociaux, des meutes décérébrées, bouillonnantes de violence gratuite et non-revendicative, ont déferlé sur la large chaussée piétonne de la rue Victor Hugo. Constellations de verre, chaos pointus, coupants… casses matérielles et surtout casses psychologiques de visages pétrifiés par ce tsunami de jeunes imbéciles incapables d’assumer leurs attitudes pseudo-rebelle en retirant leurs cache-nez anonymes.  

Et ma rue s’est retrouvée lacérée, écartelée, pliée, tordue : les odalisques et les balcons semblaient hébétés, stupéfaits par la soudaineté de l’orage, blanchi par ce calme morne de l’après tempête. 3 jours en état de siège, 3 jours de tension pendant lesquels la vie commerciale a cédé la place à la surveillance : coins de rues gardées, cuirasses, casques, vagues de gaz lacrymogènes, contournements de la place Bellecour régulièrement occupée par l’exaspérante bassesse de la connerie humaine, les retors constants de trois hélicoptères bleus se relayant inlassablement pour traquer d’éventuels sursauts de violences.

Etranges sensations, ce n’était pourtant qu’un décor, un trajet quotidien, mon cadre de vie… Il faut croire que l’on s’y attache à son lieu de vie car j’ai souffert pour lui, pour ces rues, ces habitants, cette basilique qui fut au première loge pour contempler la débâcle, cette nuit qui arrivait de plus en plus tôt laissant ses rubans orangées s’évanouir derrière la colline et qui semblait vouloir nous dire : « voyez, je m’en vais, je vous laisse à vos affrontements stupides ». Oui j’ai souffert, souffert pour Lyon, pour la paupérisation, pour la médiocrité de la pensée qui transpire de nos écoles et de nos médias, pour ces fossés qui se creusent et qui génèrent l’inqualifiable opposition, bête et méchante. De la colère aussi de ne pouvoir être que le spectateur impuissant d’une soudaine explosion au pied de mes fenêtres.   

Je le sais, je me connais, je ne fais pas parti de ces esprits fragiles chantés par Brassens, je ne suis qu’une amoureuse de la vie, des mots, des couleurs et de l’humanité sur son versant le plus noble. Une âme triste d’assister impuissante à la dévalorisation de certains mots comme « solidarité », « partage », « éducation », « travail » ou « rencontre ». Je sais que cette semaine fera encore grandir les démons nauséabonds de ceux qui se trompent de colères.

Ma rue soigne ses cicatrices et moi j’ai peur, peur d’un déraillement…

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