Ma vie, mes névroses

La Raconteuz

Au lycée on m’appelait l’arbre de Noël. Sauf que moi, mes guirlandes elles grillent jamais. Je suis une allumée. Je suis décalée. Je suis imposante. Je suis voyante. Mais putain je suis vivante.
Perdue oui, mais vivante. 
   
Ça tourne plus trop rond là haut…ou si, ça tourne en rond justement.
Il y a comme qui dirait un mec sur son vélo qui s’amuse à faire des nœuds dans mon bocal, à force il active ma pression intra-crânienne et ça déborde… J’ai jamais été très douée pour les images, mais vous avez dû comprendre l’idée principale: je pète un câble!!
     Aujourd’hui j’ai tout quitté: l’homme, notre 35m² centre ville, mon job alimentaire.
     Assise sur les quais je me pose la question de mon avenir. 

Souvent, dans les films, l’héroïne en plein trip depresso-suicidaire fait une introspection assise sur un quai. Dans mon malheur j’ai de la chance, La Loire passe en plein centre-ville.
Je joue le cliché jusqu’au bout: cheveux au vents, cigarette à la main, le regard vide. Le ciel est nuageux, l’été se termine. C’est partit pour l’introspection…
    
Dans ma logique d’étudiante en fin de cycle, je vais passer à une nouvelle année. Je ne suis pas dans l’ambiance d’un 31 Décembre, pourtant la question des résolutions se pose. Ça aurait été plus simple avec des cotillons et du champagne à foison. Mais je suis seule, sobre à souhait et névrosée de la vie. 
    
Je n’ai que 24 ans mais j‘ai déjà presque toutes les maladies qui finissent en « phobe »: claustrophobe, agoraphobe, acrophobe, et même ascenceurophobe. Je me suis autorisée une incartade: hypocondriaque. 
    
Si je fais le bilan, je n’ai plus d’attaches, rien ni personne ne me retient. Comme arrivée au bout. Mais au bout de quoi?? 

J’ai vécue une belle histoire, validé mon diplôme, profité d’une vie débordante d’amies, de rencontres, de soirées, eu mon lot de déboires familiaux, j’ai beaucoup pleuré, beaucoup ri aussi…
 Mais je ne suis pas heureuse, je me fane, m’éteint.  
   
La solution de facilité serait de me jeter de ce petit parapet, mais mon acrophobie ne me permet pas d’avancer à plus de deux mètres du bord. Cette phobie me sauve la vie. 
     Quant aux autres elles m’obligent à m’adapter.
Ce cocktail me fait monter les étages à pieds, (mais c’est bon pour les fessiers) m’interdit de prendre l’avion (mais je n’ai pas l’intention de partir au bout du monde) et le plus handicapant c’est que tout ça m‘empêche de m‘éloigner du cocon 35m² de l‘homme.    
     Je tente de relativiser la situation. Le cocon n’existe plus mais le monde s’offre à moi, ou je vais enfin oser m’offrir au monde.
Avec ce sac de nœuds dans la tête et mes baluchons de stress, il me fait peur le monde. 
     On n’avait pas dit pourtant que passé l’adolescence la jeune fleur allait se transformer en un champ de rose? Qu’une fois ses épines sorties elle pourrait se défendre du monde environnant tout en faisant jaillir sa beauté de femme des fleurs? Ou femme en fleur.
     Moi, elles ont du rester dans la tige les épines, parce que je n’ai vraiment pas l’impression d’avoir les outils adéquats pour me défendre.
Un problème génétique sûrement. Ça y est, ça recommence, je me morfonds et j‘hyper ventile. Je respire un grand coup pour libérer les tensions, et d'un coup d'un seul alors que je me sentais si seule au monde, mon regard se pose sur lui. Il arrive. 
    
Un numéro de téléphone griffonné sur le dos d’une addition de mon bar quelques jours plus tôt, avant d’avoir démissionné de ma vie.
Il s’assoit à côté de moi, sans rien dire me prend dans ses bras. J’ai les guirlandes en court circuit, mon cœur bat son record de tachycardie. 
    
     Je ne sais rien de lui, ne lui ai jamais parlé sauf pour lui donner le prix de son café. Pourtant je sais que c’est LUI.
Ses premiers mots sont : 
Pars avec moi...

    

     Pour le respect de notre intimité je vous épargnerai le moment de la découverte verbale et corporelle, mais je lui ai dit oui. Oui je pars avec toi. Oui pour tout ce que tu m’offres, oui pour ne jamais oublier que j’ai pleine possession de ma vie. Et ouiiiii parce que tu es trooooop beaaaau!
    

     Chers lecteurs vous venez de lire l’unique passage mélodramo-tragique de cette histoire, je vous accorde quelques secondes pour ravaler les éventuelles larmes égarées que votre sensibilité vous aurait fait couler ______ On respire.

C’est partiiiiiiiiit!!!!

    

Je vis à fond le syndrome « on efface tout et on recommence ». Je troque le statut d’étudiante pour celui de saisonnière en restauration. Qui a dit que ça n’était pas un statut? 
    
S’il faut se ranger dans une case du monde adulte, je choisis celui là. Je vais travailler six mois et profiter des six autres mois pour me construire ma vie rêvée, avec lui.

Pour le moment il est question de l’étape travail. Première destination la montagne. Je me souviens d’une publicité qui scandait « ça vous gagne »…
    
Il a déjà un poste dans un restaurant et on a une place pour moi.
Après maintes et maintes tentatives mon attirail cocooning est dans la voiture : les doudous, ma lampe pâquerette, mon tapis marelle. Par chance mon nouveau Prince ne me fait pas un spitch sur le syndrome Peter Pan, et semble même amusé. 
    
Les vidanges sont faites: celle de la voiture et la mienne. On part.
 
    

      Après douze heures et les quinze derniers kilomètres sur route enneigée nous arrivons à la station. Elle n’ouvre que dans une semaine et nous plonge dans une ambiance carte postale. Pas de commerces, pas de pistes damées, pas d’éclairage extérieur, pas un bruit. Je suis persuadée que ça va me gagner ici. 
    
Je sors enfin de la voiture, j’ai de la neige jusqu’aux chevilles et puis oui, c’est ça, j’ai froid. Ma tenue n’est pas de circonstance, je ne me suis pas encore déguisé en bibendum, voulant rester séduisante face à lui. Je ravale ma salive qui déjà se congèle dans ma bouche et affiche le sourire du bonheur. 
    
On nous amène à notre studio, petit mais douillet en apparence. Le bras droit de Duboss me sort de ma rêverie face à ce qui va devenir notre « chez nous », il veut nous parler. Il tient juste à nous prévenir que ça va être très, mais alors très dur cette saison, qu’il va falloir qu’on se remonte les coudes et qu’on se serre les manches.
Je commence à paniquer et m’attends au pire… 

_Euh, excusez moi, mais c’est quoi le souci?  

_En fait il a des soucis de santé. 

_C’est pas grave, il va se soigner et puis il va aller mieux non? 

_Ce sont des soucis psychologiques. 

_Il est…? Quoi? Bipolaire? 
    

Mon sourire du bonheur se transforme en crispation des zygomatique. Mon prince est face à mon hypocondrie foudroyante.
On reste? On part? 
    
On décide de rester, je mets de côté mes angoisses. Un peu de bon sens bordel, ce n’est pas parce que Duboss est malade que Je vais être malade aussi! Mon travail intérieur commence aujourd’hui. 
 
_Répète : non je ne deviens pas bipolaire, non je ne deviens pas bipolaire…
    

J’installe mon attirail cocooning, me frotte le nez avec mon doudou. Je suis « chez nous ».
 On attaque le lendemain aux aurores. Le restaurant n’est pas encore fini, on se retrouve donc dans les travaux, on martèle, on nettoie, on scotche, on porte, on déplace, on monte, on démonte…je ne suis pas serveuse mais ouvrière en bâtiments.
    
Et puis nous y voila, il faut gérer les crises de Duboss: il crie, il oublie, il court, il exige, il rigole, il extrapole, il pleure, il rêve… il nous les casse oui!
Je développe la tendance à me sentir bien moins psycho-barré aux côtés d‘un tel spécimen.
    

     Je m’adapte à la vie au milieu de nul part, sans outils de communications avec le monde extérieur, sans d’autres activités que cette rengaine… cette rengaine de va et vient…ça va, ça vient…ça va et ça vient. De l’aspirateur je parle!
Duboss nous le fait passer six fois par jour, il veut que la moquette soit impeccable, alors que les ouvriers sont en bottes et qu’il y a un mètre de neige dehors. C’est pas grave, c’est la crise.
    
Si au moins nous pouvions nous reposer en rentrant au studio. Encore faudrait-il arriver au studio! On doit passer par les pistes, sauf qu’elles ne sont pas encore damées. On marche avec beaucoup de difficulté dans la neige qui m’arrive aux hanches, je suis crevée, je rêve d’une infusion dans mon lit, bien au chaud…Mais NON. 
    
Le confort n‘était pas stipulé dans le contrat et au moins ils ont été réglos, il n‘y a pas de confort. Pas moyen d'avoir plus de deux appareils électriques branchés, c’est à dire que lorsque la bouilloire est en route il faut couper la radio et éteindre la lumière sinon les plombs sautent. Et le compteur se trouve chez nos voisines-collègues et elles n’ont pas les mêmes horaires que nous, de toutes façons même la nuit elles ne sont pas là. Ou alors quand elles sont là elles sont accompagnées de la moitié de la station et les murs sont en papiers! C’est marrant dis donc. 
    
Vive la montagne! Ça vous gagne? C’est ça qu’elle disait la pub?
    
Heureusement mon prince est là, il m’aide à garder espoir en cette saison et me parle de voyages au bout du monde après l’hiver. Je lui épargne la question de l’avion. Ça sera pour plus tard.

    

     Pour le moment nous sommes bel et bien dans un monde oui, mais virtuel. Il y a une ambiance étrange, comme une télé-réalité, où Duboss serait aux commandes, et nous les nominés. Sauf que l’élimination n’est pas hebdomadaire mais quotidienne, en fréquence à ses crises. Depuis l’ouverture il y en a pas mal qui se sont fait éliminer avec perte et fracas! Si t'es pas compétent tu dégages et sans les remerciements du public. Le pire c’est que même les compétents se font éliminer. J’ai du mal à comprendre les règles. Je souhaite qu’il continue à taper 1 , pour être sauvée même si par moments je voudrais bien qu’il tape 2 que je sois éliminée moi aussi.
     
Mais l’envie de voyage futur se fait de plus en plus grande. Cette vie en autarcie me rapproche de la nature et m’éloigne du confort des nouvelles technologies. J’hésite même à me débarrasser de mon épilateur mais je reste une princesse, nomade oui, mais princesse. 
    
J’aime redécouvrir les journées vides de pollution sonore et visuelle, les soirées à deux sans télévision. 
    
Je m’apprivoise loin du mode lundi-vendredi-en-attendant-samedi-et-en-pleurant-dimanche. Ma nouvelle vie prend forme avec lui.
D’ailleurs ne cherchez plus mesdemoiselles et mesdames (sans oublier les éventuels messieurs) c’est moi qui ai raflé le prince charmant. Notre « chez nous » est rythmé de ses attentions : l’odeur de sa cuisine, la douceur des ses massages, les mots de ses si belles pensées, les couleurs de ses récits de voyage…
    
J’ai tendance à oublier que je suis ici pour le travail.  

D’ailleurs d’ouvrière je passe enfin à serveuse. Et danseuse. 
    

     Il y a des soirées à thèmes où il faut faire des chorégraphies pendant le service, et je suis nommée chef de choré.

_Si j’ai une côte de bœuf dans les mains à ce moment de la chanson je fais quoi moi?  
_Ah je danse avec? 
    
Alors je fais des « pia pia pia » dans mon corps, et surtout je tente d’en mettre dans le corps de mes collègues, parce que sinon Duboss risquerait de faire une bêtise. 
    
Pour l’instant il n’y a pas trop de clients mais on espère que ça va venir, surtout pour espacer les crises.
Mais en regardant la carte je me suis rendue compte qu’il n’y avait aucunes spécialités fromagères. 

_Vous croyez pas qu’il manque quelque chose sur la carte? 
    
Et bah ça y est, il pleure.
Pour lui redonner un brin d’espoir je lui ai proposé d’animer une soirée miss tartiflette.  

Nos semaines au restaurant sont rythmées par l’arrivée/départ des vacanciers en mal de détente. Leur temps est compté. Du samedi au samedi, sept jours et six nuits pour un bol d’air bien mérité. Un projet monté six mois plus tôt. 
    
Poser les mêmes congés que le conjoint ou les amis se révèle un casse-tête. La période de recherche de la station qui réunit les bienfaits de la montagne et les avantages urbains. Le citadin ayant des difficultés à se voir passer une semaine coupé du monde dans un endroit où son téléphone ne capterait pas et sans le sacro saint wifi.
La réservation de la location qui les oblige à manger des coquillettes des mois avant le séjour.
Le passage au centre commercial pour trouver la doudoune qui ne transforme pas en bibendum des années 80, c’est-à-dire sans les imprimés fluos. Et si le budget ne le permet pas ce sera dénichage dans le grenier de la copine qui justement a la doudoune bibendum imprimés fluo. 
    
Sans oublier le problème de la garde de toutou et minou à placer chez les plus sympathiques, ceux qui penseront aux croquettes et aux câlins tout en ne craignant pas pour leur canapé et leur tapisserie.
Ils passent à l’étape ultime prise de tête sur la partie de tétris dans le coffre de la voiture où madame entasse et monsieur s’agace. Ils sont fin prêts pour les douze heures et les quinze derniers kilomètres sur route enneigée.
    
Malheureusement monsieur ne sait pas encore chaîner et madame a très peur du ravin qu’elle voit côté passager. Son imagination est à plein régime, ils vont déraper, tomber dans le dit ravin et mourir de froid où mangés par les loups avant que les secours n’arrivent puisqu’elle vient de remarquer que non ça ne capte pas ici. 
    
Lui, pense à son dossier qu’il ne pourra pas envoyer au bureau, le wifi étant perturbé à cause de la tempête de neige que l’on vient d’essuyer dans la station. 
    
Ils mettent un temps monstre à vider le coffre et à monter leurs affaires au studio, les escarpins de madame n‘ayant pas assez de prise sur les plaques de verglas. Ils arrivent enfin à s’installer, fatigués, stressés et affamés. Ils viennent donc nous rendre visite au restaurant pour un dîner bien mérité. 
    

     Je tente de leur raconter les bienfaits de la vie à la montagne, de leur donner des bouffées d’anti-anxiolytiques mais rien n’y fait. Il ne me décroche pas même un sourire voulant commander vite, manger vite et partir vite. Je me dis que ma soirée Miss Tartiflette n’aura pas le pouvoir de les apaiser et que non madame ne voudra pas se déguiser en patate-en-papillote ». 
    
Dans leur tête le séjour ne commence que le lendemain. Un réveil aux aurores pour la location du matériel et déjà l’entente conjugale perd en intensité. 
    
Elle n’est plus très sûre de vouloir skier, se propose d’attendre monsieur à une terrasse aux pieds des pistes. Il ne veut rien entendre et impose l’équipement le plus adapté pour une débutante. L’ego de madame en prend un coup puisqu’elle ne se sent pas débutante, et veut juste se détendre sur un bain de soleil. Ils repartent malgré tout avec skis, bâtons et la mine renfrognée. 
    
Leur soit disant semaine de repos mérité ressemble trait pour trait à leur quotidien. Se lever tôt, faire la queue pendant des lustres pour une place en télésiège, qui fera office de métro. Se bagarrer avec le voisin parce qu’il leur a pris la place dans la file. Ils arrivent tout en haut des pistes mais madame a peur et monsieur n’a aucune patience. 
    
Leurs descentes sont rythmées par les jurons et les pleurs. Elle, étant daltonienne, est persuadée que cette piste est rouge et non verte comme lui répète monsieur. La matinée se termine, il faut manger à heure fixe, toujours au même endroit, en mode pause déjeuner de bureau, leur temps est compté. 
    
L’après midi elle simule une migraine pour aller se détendre sur un bain de soleil, disant à monsieur qu’elle va s’enfermer dans le studio. Lui, est au paroxysme de son esprit de compétition et chronomètre son temps sur la descente de la piste rouge. Il retrouve madame au studio, plus en forme que jamais, et s’octroient un dîner au restaurant. Elle ne mange rien sous l’excuse de son régime s’étant goinfrée de crêpes au chocolat toute la journée et lui opte pour le menu des champions hyper-protéiné. 
    
Ils commandent vite, mangent vite et partent vite car il y a match ce soir à la télévision et madame, elle, a son soin du corps pour soulager les courbatures. Je sais qu’une fois arrivée au salon elle demandera un soin remodelant et drainant pour effacer le gras des crêpes.

     En plus de nous amener leur stress, les vacanciers nous  refilent leurs microbes de la ville. 
    
Épidémie de rhinopharyngites, de bronchites, de gastroentérites… je troque les maladies en « phobe » pour celles en « ites ». 
    
Je passe le plus clair de mon temps libre chez le médecin de la station, qui me prend pour une jeunette qui se défonce et veut un arrêt de travail n’arrivant pas à se lever après une soirée en boîte avec ses collègues. Je suis loin de ce cliché de jeune saisonnière, j’ai juste un métabolisme fragile et les globules blancs en à la hausse. Quand je lui fait une crise d’hystérie face à mes craintes sur la méningite il me prend au sérieux et me prescrit des antibiotiques. Parce qu’avec moi c’est automatique.

    
Donc non, je ne passe pas mes nuits avec la population saisonnière en mal de sorties arrosées. J’ai voulu tenter l’expérience une fois histoire de me sociabiliser mais je ne suis pas prête d’y retourner. Soit je sors du pays des bisounours soit je ne comprends pas les jeunes d’aujourd’hui. Ça boit beaucoup, parle très fort et se défonce jusqu’à ce que le cerveau sature. 
    
Quand j’ai tenté de parler avec des gens ils avaient tous les pupilles aussi dilatées qu’un trou de balle en mode gastro. Et puis autant dire qu’il est difficile de tenir une nuit blanche que sous l’effet de la verveine. 
    
Je préfère donc passer des soirées infusions-mots fléchés avec mon prince. C’est aussi le moyen pour moi de faire une introspection sur mon évolution. Il me fait parler des angoisses qui commencent à me quitter. 
    

       Après des semaines à monter au studio par les escaliers je me suis enfin décidée à rentrer dans l’ascenseur. Mais avec lui, un téléphone portable, une boite de tranquillisant dans la poche, une couverture de survie et cinq litres d’eau. Il ne trouve pas ça exagéré, n’ose pas même un sourire de moquerie. Il veut me faire combattre mes vieux démons. 
     Je rentre dans cette cage, lui fait attendre cinq minutes avant d’appuyer sur le bouton pour que les portes se ferment, et opte pour une respiration ventrale, libérant les tensions. Les portes se ferment, je m’accroche à lui en le placardant à la cloison, je ferme les yeux pour ne pas voir les murs qui se rapprochent. 
    
C’est idiot mais c’est prouvé cliniquement, la claustrophobie donne l’impression que les murs se rapprochent, jusqu’à suffocation entre les cloisons.
Je me remémore le plan sécurité ascenseur qu’il me fait lire depuis des semaines. Je ne crains rien, le système d’alarme est fiable, en cas de soucis le gentil monsieur de la maintenance aura juste à quitter son bureau qui est au sous sol de la résidence et nous délivrera en débloquant la cage à la manivelle. 
    
Je n’apprendrai que deux mois plus tard qu’au sous sol il n’y a pas le bureau du gentil monsieur de la maintenance, celui-ci étant à cinquante kilomètres de la station et que la soit disant manivelle magique n’a jamais existé. Mais sa technique de guérison elle est bien fiable: soigner mes peurs en les affrontant.
 
    

      Quant à l’état de Duboss ça ne va pas en s’arrangeant. Il ne parle plus depuis une semaine, ni au staff ni aux clients. Il a le regard vide de toute expression, reste prostré au fond du restaurant, commence ses journées au Prozac et les finit au Lexomyl.
    
Voulant bien faire j’ai parlé de mon expérience à sa femme en lui soumettant la technique miracle de mon cher et tendre: soigner ses peurs en les affrontant. Le problème c’est qu’elle s’est permise de rajouter une clause en le virant de l’appartement conjugal. 
    
En le surprenant un soir s’installer un coin couchette sur la mezzanine, je culpabilise et me décide à l’aider. Mon âme charitable ne peut plus supporter la descente aux enfers de cet homme. Un patron certes mais un homme. 
    
Je m’approche de lui, et ose un timide :
_Je suis là patron si vous avez besoin de parler. 
     Quelle ne fut pas ma surprise lorsque enfin il s’est remit à parler. Les sons sortent comme des râles profonds, sa bouche est pâteuse mais petit à petit ses paroles redeviennent censées. Il me dit qu’il est à bout, le stress le ronge, il a des idées noires. Me raconte sa carrière, du petit commis au poste de patron. 
    
Il devrait être ravi de la réalisation de son rêve: diriger une équipe, et faire passer aux clients un moment convivial à table. Sauf qu’il ne trouve plus la force de s’occuper des autres et voudrait un peu de reconnaissance. Pas seulement un bon chiffre d’affaire annuel, mais des mots le réconfortants. 
    
Sous le choc de tout ce qu’il vient de me dire je me dis qu’il sent en moi l’oreille attentive, je tente d’aller plus loin dans l’analyse de son cas en m’improvisant psy. Je vais lui dire ce qu’il veut entendre, l’encourager à reprendre du service. Je lui parle comme à un enfant, insiste sur l’idée qu’il est au bout du tunnel et que s’il fait attention aux signes extérieurs il pourra voir une lumière blanche symbolisant sa renaissance. Personne n’a la solution à son problème mais en s’ouvrant aux autres il pourra trouver la reconnaissance qu’il cherche. 
     J’avoue, oui j’avoue je lui sors un discours qui au fond ne veut rien dire, reprend des phrases toutes faites, et après tout je réalise que psy c’est un vrai métier. Son visage ne traduit pas un air convaincu mais je tente malgré tout de m’esquiver, préférant que la séance se termine là. 
    
J’aurai dû m’en tenir à cette conversation, vraiment j’aurai dû mais un élan de confiance me fait ajouter un :
_Et puis vous savez Duboss, les clients sentent votre désarroi et ça peut être mauvais pour eux toutes ces tensions dans l’établissement. Faites un effort pour eux, sinon ils risqueraient de déserter les lieux. 
    
À peine ai-je le temps de faire trois pas en arrière pour une sortie façon théâtrale en fin de monologue qu’il se met à hurler. Il craque complètement là Duboss. 
    
Ses yeux sont exorbités, il pleure à pleins poumons, s’arrache les cheveux, se griffe le visage. Étant de nature spongieuse la panique me prend. Son hystérie me ramène à mes propres démons. J’ai une crise d’angoisse fulgurante, en non contrôle total.
    
Pourtant je dois absolument retrouver possession de mes esprits et faire quelque chose parce qu’il court vers les cuisines, poussé par une force démoniaque. Je revois l’étagère à couteaux du chef digne d’un décor de boucherie et me dis qu’il y a urgence. 
    
Du mode télé-réalité je sens que Duboss veut se la jouer remake de « suicide en cuisine ». J’arrive en cuisine et hurle un « coupeeeeeeez » consciente que ça n’aura aucun impact sur ce pauvre homme décidément résolu à en finir ce soir. Il se surpasse dans son rôle, empoigne un couteau, vraiment il ne plaisante plus. 
    
J’arrache une louche et de toutes mes forces l’écrase sur ce forcené en mal de vivre. Il s’étale au sol, inerte. 
    
Là c’est moi qui craque, le rire étant mon nouvel exutoire, je pars dans un fou rire inexplicable à la limite de l’hystérie. Certes je viens de mettre Duboss KO mais il est toujours de ce monde grâce à moi. Jamais je ne me serai cru capable de sauver la vie d’un homme.  
    
Petit instant d’auto satisfaction personnelle, qui ne doit pas s’éterniser bien sûr, il me faut prévenir SOS Médecins pour qu’ils prennent la relève de mon premier patient. Je suis convaincue que ce coup de louche lui aura permit de voir la lumière blanche symbolisant sa renaissance. Du moins je l’espère.
 
    

      Dès le lendemain, encore sous le choc de cette aventure, fière comme d’Artagnan je me rends au restaurant. Je fantasme face à mon futur instant de gloire puisqu’un véritable escadron est sur place. J’aperçois des gyrophares, des estafettes et beaucoup d’hommes vêtus du célèbre uniforme bleu. Sûrement ont-ils besoin de ma déposition, ou veulent-ils me délivrer la légion d’honneur? Duboss m’intercepte à l’entrée et d’une voix plus que sereine (il a vu la lumière blanche c’est sûr) dit:
 _C’est elle. Je vous laisse faire le nécessaire à son sujet.
 
Oui c’est moi, moi la sauveuse de cet homme, le petit être qui lui a redonné la foi, moi qui…
    
Je n’ai pas le temps d’aller plus loin dans mon humble discours. On me placarde contre le mur, mains dans le dos. Ça sent pas bon cette histoire, pas bon du tout. Aurais-je manqué un épisode? 
    
Le chef des messieurs tout bleus m’en raconte la fin, mais pour moi il n’y aura aucun résumé et encore moins de rediffusion. Il ne veut pas entendre une seule once d’explication sortir de ma bouche, de toute évidence vu mon état de confusion totale je suis incapable d’articuler le moindre son cohérent, hormis un cri de terreur. Mais intériorisé le cri. 
    
Il me donne une heure pour vider le studio et quitter la station. Très bien, s’il veut bien arrêter de me lacérer les poignets et de me faire manger le crépi je veux bien remballer tout l’attirail cocooning dans la voiture et partir loin, très loin d’ici.
    
J’accepte le deal, Duboss a tapé 2, je suis éliminée sans les remerciements du public. Juste les vacanciers qui doivent désormais me confondre avec l’ennemie publique n°1. 
    
Voilà ce que c’est de venir en aide à son prochain. Je voudrai crier à l’injustice, à l’erreur judiciaire, au scandale… Malheureusement je ne suis pas assez téméraire face aux hommes en bleus, et le grand Schtroumpf ressemble trait pour trait à un clonage de Gargamel. 
     Je m’incline, ne cherchant pas même à comprendre et remonte dard dard au studio. Et que vois-je dans le studio???  Mon prince et Madame Duboss au lit!!!!
    
Non, excusez moi, j’écris avec la télévision en fond sonore et me suis laissé emporter par l’intrigue d’un vieil épisode de Dallas. Au cas où il y en avaient, j’espère que les fans de Dallas ne nous quitterons pas malgré tout.
    
Donc, au studio, mon prince (seul et «so cute* ») assimile tant bien que mal ce que je tente de lui expliquer: 

_Aaaah!!! Tout est foutu! J’ai peuuuur! Ils veulent me coffrer!! Il faut partiiiiir! 
    

      L’angoisse me reprend, nous sommes en plein mois de Décembre, avec un thermomètre qui frôle les -10° en pleine journée, désormais sans travail et comme unique logement ma voiture!!
    
Toute personne normalement constituée aurait de quoi paniquer non? Et bien non, lui est très calme, débordant de sérénité, allant jusqu’à arborer un sourire ravi. C’est une belle occasion pour nous me dit-il de prendre le temps de vivre, sans horaires, sans corvées. De s’adapter au rythme du soleil, de parcourir la montagne, d’observer le règne animal hibernant…en un mot ne pas s’alarmer de perdre notre statut de travailleur acharné pour celui d’humain en quête personnelle. 
    
Je m’excuse de ne pas avoir passé mon « permis bouddha »  et promet d’y remédier au plus vite. En attendant que le nirvana devienne mon prochain état naturel je lui demande de trouver la solution. Promis je ne pleure pas, mais qu’il nous trouve un logement, je jure de me pencher sur sa spiritualité profonde une fois que je saurai où dormir.  
    
Il me laisse refaire nos valises et me soutient que dans une heure la question du logement ne sera plus un souci. Il me laisse, seule. 
    

     Mon imagination ose le pire: mon prince aurait-il prétexté la quête de la solution pour en fait enfourcher son beau cheval blanc et quitter sa belle? 
    
Je reste une jeune femme bouleversée par la désertion du Papa lors de l’enfance. Considérant désormais les hommes lâches, je souffre du syndrome de l’abandon (une névrose de plus à mon palmarès).
    
Il faut bien que je trouve une explication à mes failles, ce serait trop dur d’affirmer que je suis incapable de faire confiance tout simplement, me trouvant insignifiante.
De nos jours, la psychanalyse prend une place primordiale dans l’évolution des femmes, et le problème vient toujours de l’enfance. 
    
Si on se penche sur le sujet c’est rédhibitoire en ce qui concerne la procréation.
Impossible de se projeter en tant que parent : les névroses de la mère, la fuite du père…ce qui engendre un futur adulte instable et barré. 
    
Peut être le marché adapté à réduire les naissances, de ce fait réduire le trou de la sécu? Je délire sur une manipulation mondiale.
    

      Je me donne âme et corps perdus dans le pliage de doudounes, de bonnets, de polaires…et dans le ménage d’un état des lieux sortant. Cette activité me permet de me replonger dans la technique féminine: empiler, classer, frotter, récurer, aspirer… pour oublier. 
    
Non la femme maniaque ne se caractérise pas par sa soif de propreté en elle-même mais par sa capacité à symboliser sa maison en égard à sa santé mentale. Je récure ma cuisine donc je récure mes idées. Dans mon cas, cela s’avère plus complexe, puisque je ne fais pas que ranger le studio, je vais aussi le vider. Et là, c’est comme si je me vidais de l’intérieur. 
      
Je fais « reset » dans l’hypophyse et vais devoir me reconstruire un « chez nous », avec ses couleurs, ses odeurs, ses rythmes…tout ce qui amène à la sécurité matérielle et environnante. 
    
J’en conclus que malgré une nette évolution je ne suis pas entièrement détachée de mon mode de vie sédentaire, il me reste des séquelles, des bribes de ma vie d’avant. Mais je l’ai promis à mon prince, je vais me pencher sur ma spiritualité et tenter de me débarrasser de toute politique de consommation. 
    
Puisse-t-on devenir foncièrement nomade après avoir passé 24ans dans le moule?

      Aujourd'hui, 5 ans plus tard, je suis toujours folle amoureuse de mon prince qui m'a bel et bien transformé. Nous avons parcouru une quinzaine de pays, visité 4 continents, rencontrés des gens et des cultures différentes. J'arrive à me sentir chez moi partout et nul part du moment que je suis avec lui.
     Aujourd'hui je suis réparée.
Je suis restée une allumée. Toujours décalée. Un brin imposante.
Et je ne me suis jamais sentie aussi vivante.
Tout ça grâce à lui... 

  • Merci Mathieu. C'est vrai que la longueur du texte peu rebuter... Il faudrait inventer un marque-page-web!
    Mais c'est vrai que ce texte est plus écrit pour être lu d'une traite.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Dessin 150

    La Raconteuz

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