Madeleines
rorodator
Il est de ces choses de notre passé qui ne veulent jamais totalement intégrer les abysses de l'oubli. Bravant farouchement le poids des ans, elles affleurent à la surface de notre conscience, guettent le moindre prétexte pour ressurgir en pleine lumière, et nous submerger de leur présence.
Je me souviens de la madeleine de Proust, qu'un professeur de français inspiré avait tenté de faire entrer dans les quelques caboches boutonneuses qui constituaient je ne sais plus quelle classe de mon périple scolaire. Trop jeune et sans expérience, n'ayant pas encore éprouvé ce qu'on nomme nostalgie, j'avais traversé cet apprentissage comme une chèvre son enclos : bêtement. Il me fallut bien des années, alors que je prenais en âge et développais mon embonpoint citadin, pour finalement saisir la force du texte du vieux Marcel.
Comme j'aime l'idée qu'un élève doit s'efforcer de dépasser son maître, surtout lorsque ce dernier est admirable, j'ai, en toute humilité, poussé plus loin la proposition. Bien sûr, nous sommes marqués par les événements de notre vie et, bien sûr, notre mémoire leur tresse un écrin délicat du fil de nos émotions, les préservant de l'usure du temps, les entreposant jalousement dans quelque recoin secret de nos méandres intérieurs, mais toujours à portée de main, si bien qu'ils ressurgissent sans crier gare. À l'heure du thé, par exemple. A l'inverse, ne marquons-nous pas également les moments et lieux que nous sillonnons ? N'êtes-vous jamais retourné en des endroits où vous avez vécu une émotion profonde et retrouvé un peu de vous ? Entendu la résonance immortelle d'un rire cristallin au bord de telle rivière ? Perçu l'écho d'un sanglot étouffé dans tel recoin sombre et effrayant ? Ressenti le frisson délicieux d'un moment de bonheur ?
J'aime à me dire que j'ai semé des éclats de moi sur cette Terre qui, à leur mesure, ont imprégné leur environnement, y ont laissé une empreinte tenace, durable, fidèle témoin du sentiment éprouvé. Suis-je le jouet d'un romantisme désuet qui me pousse à vouloir instiller un peu de magie à notre siècle numérique et matérialiste ? Un reste d'adolescent rêveur en moi qui, comme on voyage en observant les nuages cotonner le ciel, espère transcender les platitudes terrestres à grand renfort d'ingénuité enfantine ? Remise en question purement rhétorique, car je suis convaincu de ce que j'énonce. J'ai même des preuves, des preuves incontestables.
Nul besoin d'une madeleine pour me remémorer pleinement les jours que j'ai passés à l'Olympia, dans les pattes de mon père qui y travaillait. Bien sûr, comme tout un chacun, j'ai connu l'exaltation des jours de spectacle. Le fervent remue-ménage qui précède les festivités, la foule qui trépigne et s'agite, les billets qui s'échangent, le contrôle qui fourmille. On va au concert comme on part en voyage, le cœur gonflé d'excitation et d'espoir, dans l'attente des premières notes, tchou-tchou amical d'une locomotive, destination un ailleurs fantastique et dépaysant. Une fois le concert achevé, le parterre quitte la salle avec des étoiles plein les yeux et les oreilles enchantées, les fans fondent vers les divers stands pour acheter trente-trois ou quarante-cinq tours, programmes et T-shirts, badges et affiches, n'importe quoi prolongeant le plaisir juste achevé, afin d'en ancrer solidement le souvenir, félicité dont on goûte déjà des envies d'encore.
Ces instants formidables mériteraient qu'on s'y attarde plus… Mais ma plume digitale veut ici vous fredonner un autre air. Ce qui l'anime, à l'heure de ciseler ces quelques mots, est ce qui passionnait le jeune argonaute que j'étais, tandis que j'arpentais religieusement les coins et recoins de ce temple du music-hall, à la recherche des émotions bouillonnantes semées ça et là par des milliers de spectateurs conquis.
Le hall de l'Olympia, d'un volume impressionnant à mes yeux d'enfant, m'apparaissait comme la nef d'une cathédrale édifiée par un architecte mégalomane à la gloire du Dieu musique. Les épaisses moquettes qui moutonnaient le sol ainsi que les tentures tendues sur les murs créaient l'impression d'évoluer dans un sanctuaire aux dimensions bibliques. Pas étonnant si les émotions vives ressenties en ce lieu se retrouvaient prises au piège de cette profondeur feutrée. À l'époque, un spectacle comprenait presque systématiquement une première partie et un entracte : le hall était bien plus qu'un banal pont reliant le monde extérieur à la salle. On y trépignait d'impatience dans l'attente du concert ; on s'y retrouvait pour boire un verre et célébrer les notes juste estompées, pour enraciner ces résonances fugaces à l'oreille mais éternelles au cœur ; on s'y arrachait les disques à la gloire de l'émoi ressenti.
Seul au milieu de ce gigantisme, du bas de mon adolescence à venir, je sentais l'ossature du temple vibrer encore. Mue par une force souterraine, l'enceinte bruissait des mille éclats recueillis et m'imposait un respect mutique. Même dépeuplée, elle m'évoquait l'effervescence d'un quai de gare où, pour qui sait écouter, on décèle toujours la trace d'amours tristes qui se séparent, de quelques sanglots lourds de familles qui se quittent, mais aussi les joies exquises des retrouvailles, les réminiscences lumineuses d'embrassades heureuses. C'est ainsi que je progressais, au milieu de ce tumulte invisible, de ces sentiments jamais tus, évoluant parmi les chimères palpables de toutes les sensations disséminées, déchirant à regret la toile tissée par tant d'âmes mêlées, pour aller me recueillir dans la salle de spectacle elle-même.
C'est à pas de loup que j'évoluais entre les fauteuils, de peur d'intimider les notes qui jonchaient le sol, feuilles tombées d'un arbre chantant pour former un humus musical. « Dansez sur moi, dansez sur moi, dansez dessus mes vers luisants, comme un parquet de Versailles » me susurraient-elles à l'instar d'un jazzman toulousain. Je dénichais au creux des sièges abandonnés des trésors d'émotions palpitantes. Ici, le gloussement ébahi d'un mélomane émerveillé, surpris par une note qui l'avait touché au cœur. Là, la joie lumineuse d'un spectateur envoûté par une tornade d'accords pétillants. Ailleurs encore, la larme chargée du cri déchirant d'un interprète incarné : « Ne me quitte pas, ne me quitte pas, ne me quitte pas… ».
La scène enfin, pinacle de mon périple, était la mémoire vivante des milliers de représentations qui s'y étaient jouées : quel joyeux bazar que celui qui animait cette piste désertée ! J'y retrouvais bien sûr l'agitation des concerts, l'énergie des chanteurs et musiciens, l'écho des partitions égrenées avec passion. J'y entendais surtout les vivats et applaudissements de la foule, des foules, allégresse symphonique qui hurlait tendrement aux artistes un remerciement pour le don reçu, juste retour d'amour pour le moment vécu, superbe et inoubliable.
J'en fais un peu trop ? Si vous en avez l'occasion, offrez-vous donc un petit pèlerinage dans une salle où vous avez assisté à un show fantastique. Voyez si, au détour d'un gradin, d'un strapontin, aux balcons comme à l'orchestre, vous ne retrouvez pas ce petit bout de vous qui fut si puissamment épaté, enthousiasmé, émerveillé, triste et heureux à la fois. Voyez si, le temps de cette plongée dans ce flocon mémoriel, vous ne ravivez pas, la gorge nouée, ce vous d'il y a un mois, un an, dix ans. Laissez-vous aller à redécouvrir ce lieu qui fut tant bouleversé par votre fièvre que des frémissements le parcourent encore de ses racines jusqu'à sa cime.
Je sais que j'ai laissé de nombreuses « traces de moi » dans cet Olympia que j'ai tant fréquenté. Celles des amusements enfantins devant Annie Cordy ou Chantal Goya. Celles des extases tranquilles esquissées à la plume par la grâce d'un Sheller. Celles des rigolades d'enfer signées Gotainer. Celles, colossales et solennelles, gonflées du charisme d'un Bécaud. Celles, contemplatives, s'abreuvant religieusement des textes sculptés d'un Nougaro. Celles enfin, rock en diable, d'un Johnny sur le retour.
J'irai les saluer un de ces jours, ces bribes de moi pétries d'enchantements esthétiques, subtilisées gracieusement à l'enveloppe de mon cœur, par quelque artiste formidable au talent enjôleur ; les écouter me louer ces lueurs de bonheur, les voir bondir et danser comme à leurs premières heures, et décupler le feu de cet endroit magique.
Proust, j'ai longtemps cru qu'il était pâtissier. :o))
· Il y a presque 4 ans ·Hervé Lénervé