Magma

david-b

C'est la nuit, déjà, et lorsque Louis rentre chez lui, il ne pense qu'à une chose, s'allonger sur le canapé et écouter de la musique. En fouillant parmi ses disques, il trouve un vieil album de Magma, il l'insère dans sa chaîne, et leur musique étrange commence à envahir ses oreilles. Il a l'impression d'avoir atteint l'âge ancestral d'une planète lointaine. Il lit les paroles sur la jaquette : c'est une langue qu'il ne connait pas, le kobaïen, de Kobaïa, une planète imaginaire. Il repense alors à sa jeunesse, et se dit que tout ça, c'est vraiment n'importe quoi.

Les soirées, lorsque Louis était jeune, ont toujours eu un certain goût de liberté. Ce soir-là en particulier, lorsqu'ils sont allés dans ce bar, dans le quartier des Abbesses, près de Montmartre, où il a découvert deux choses : la Delirium Tremens et Magma.

C'est la fin de la journée, lorsqu'ils arrivent dans ce bar, c'est le printemps et au Marlusse et Lapin, beaucoup de gens sont déjà là quand ils entrent.

Les bières ne sont pas chères, du coup ils en profitent et prennent tous les trois une pinte d'Affligem, bientôt suivie d'une deuxième, rapidement, car l'happy hour se termine bientôt. Un type vient leur parler, comme ça, il leur demande s'ils connaissent Magma, ils lui disent que non, il leur dit que c'est un groupe de rock, qu'il faut à tout prix écouter. Ils finissent leurs bières, puis sortent, et l'effet de l'alcool prend l'emprise sur leurs esprits en besoin de folies nouvelles. Ils déambulent dans les avenues parisiennes aux pavés irréguliers, font la course dans les escaliers interminables de la butte Montmartre, puis devant le Sacré-Coeur, ils se prennent en photo pour marquer d'une preuve indélébile ou presque cet événement pas forcément si anodin.

Ils redescendent, et retournent à nouveau dans ce bar. Les gens ont changé, et lorsqu'ils vont s'asseoir au fond, Louis décide de prendre une Delirium Tremens. Servie dans sa bouteille, il la verse dans un verre et la mousse monte lentement, blanche, tandis que la couleur blonde de la bière illumine ses yeux déjà enflammés. Il hume le délicat parfum de ce fin breuvage, puis commence à boire, encore.

D'autres gens, assis à côté d'eux, entament la conversation par un : « Alors vous, qu'est-ce que vous avez à raconter ? ». Ils commencent à parler de leurs situations, simplement. Eux, ils sont une demi-douzaine, et ils sont dans un BTS ornements ou quelque chose comme ça, ils font des cadres, la peinture des cadres, des dorures, enfin ce genre de choses. Dans le bar, on peut utiliser des jeux, et ils ont sorti celui où on empile les petites plaques de bois les unes sur les autres, puis on les retire, chacun son tour, celui qui les fait toutes tomber paye la tournée. Evidemment, Louis joue, et tout tombe. La tournée est servie, ils leur racontent qu'ils vont aller voir un concert, ils ne savent pas quoi encore, à Bastille, quand le barman leur demande gentiment de quitter leurs places, des gens ont réservé pour fêter un anniversaire, en échange il les invite au comptoir, propose de leur offrir un shot.

Le barman aligne les verres, et commence à ajouter les différents ingrédients, café, crème de café, Bailey, puis il enflamme le tout, il leur sert les verres avec une paille, Louis boit le sien d'un coup et au bout de la paille c'est la flamme qui file jusque dans sa gorge, il a soudain très chaud et les étoiles envahissent son esprit.

La Delirium remonte. Il s'affale au pied d'un arbre, dans la rue, vomit. Il ne sait pas pourquoi, mais cette souffrance, il a l'impression de la mériter. Cette auto-destruction, il l'aime, elle le rend fou.

Magma... C'est un nom bien évocateur. Toutes ces choses, tous ces souvenirs, finalement, ne sont qu'un magma plus ou moins cohérent, aux couleurs plus ou moins vives, rouges, noires, la vie et la mort. Cette soirée, c'est un fragment de ce magma qui chaque jour avance un peu plus, et cette musique, si étrange, totalement incompréhensible, c'est la musique de sa vie, fragmentée, qui coule lentement jusqu'à ce que le magma s'éteigne. La tristesse est la seule chose qu'il peut ressentir sereinement. Le reste, ce ne sont que des étincelles. La tristesse forme la vie, comme le magma forme la terre. Les étincelles polluent l'atmosphère.

Louis arrête la musique, puis rejoint sa femme dans la chambre. Il regrette parfois certains choix qu'il a pu faire, mais au fil des années, que les souvenirs soient heureux ou malheureux, tous finissent par renfermer cette même souffrance, cette douleur sourde.

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