Mais que fait papa!

Michael Ramalho

Curieuse transmission de la "saudade"

Au point du jour, un camion s'arrête devant une terrasse de café dont les chaises gisent, pieds en l'air, sur les tables. Le signal sonore indiquant qu'un poids lourd recule, résonne dans la rue déserte. Une immense caisse en bois, maintenue par quatre sangles épaisses et rouges, se dresse au milieu du plateau. Trois individus au physique imposant s'extirpent de la cabine et s'affairent autour du camion. Quelques instants plus tard, le bras mécanique se met en branle. Ce sont de vrais professionnels, en un éclair, l'un d'eux escalade l'objet et attache la sangle de la grue à l'anneau métallique fixé sur la boîte. Pendant ce temps, ses collègues se placent pour le premier, au poste de commande et pour le second, un peu en périphérie pour diriger la manœuvre. La voilà, légère comme une plume, survolant avec aisance un véhicule stationné puis entamer doucement sa descente jusqu'au bitume. Sans lui laisser le moindre répit, l'homme resté en périphérie s'approche, pied de biche à la main et commence à l'entreprendre. Arrachées une à une, les planches ne tardent pas à former une rose monstrueuse aux pétales fanés, brulés par le soleil. Soudain, un voile gris et insidieux jaillit dans la fraîcheur matinale. Aussitôt, il recouvre le monde d'une émanation morne et triste, pénétrant peu à peu, les tréfonds de l'âme humaine. Gênés par les épaules massives de l'ouvrier, nous ne verrons pas ce que ces hommes fixent sur la chaussée accompagnés d'un opéra mécanique.


Un homme au teint mat, trapu, victime d'un début de calvitie dissimulé sous une casquette verte causé par le port incessant d'un casque de chantier, s'éloigne de sa voiture. Une Talbot SX2 marron qu'il vient d'acheter grâce à sa paie d'ouvrier boiseur dans le bâtiment. Il porte une chemise à carreaux rouges rentrée dans un jean bleu clair trop large pour lui. Les vêtements sont d'une propreté immaculée mais bons marchés. Dans l'effort qu'il déploie pour porter haut sa dignité, ces modestes oripeaux donnent au personnage une dimension presque émouvante. Cet homme est un déraciné. Au-delà de cette condition, il est aussi : un mari et le père de deux enfants. Une fille et un garçon, tous deux nés ici. En ce samedi matin ensoleillé de juillet, il prépare son voyage annuel marquant son retour au pays. Un an de labeur interminable et harassant dans ce pays dans lequel, en dépit du nombre d'années passées, il peine encore à trouver ses repères. En plus d'être mieux toléré par les locaux, d'être en capacité de s'acquitter d'un loyer HLM et de payer les traites d'un véhicule neuf, ce poste manuel lui donne droit à quatre semaines de congés payés. Une respiration enchantée au cours de laquelle il retrouve la lumière, les paysages et les odeurs qui l'ont vu naître. En ce samedi matin, il se rend dans un établissement bancaire spécialement créé par les autorités de son pays d'origine ; un réseau d'agences destiné à sa catégorie de personne. Tous les mois, il envoie une partie de son salaire et celui de son épouse sur deux comptes. Le premier sied dans l'agence implanté à P., le chef lieu situé à douze kilomètres de leur village. Ces francs épargnés, transformés en escudos, constituent l'espoir de voir aboutir un rêve. Celui de rentrer au pays et de ne plus revenir. La maison sur place est achevée depuis l'été dernier. Encore quelques années et si tout va bien peut-être... Le second sied dans la minuscule agence de son village mais ne lui appartient pas. Il est détenu par ses vieux parents qui toute leur vie, ont exercé l'office d'ouvriers agricoles. Autant qu'il s'en souvienne, jamais J. n'a pu les observer autrement qu'une houe à la main. Le départ est prévu pour la semaine prochaine. J. vient se procurer les devises nécessaires à la traversée d'un pays étranger ainsi qu'une poignée de Contos Réis pour les menues dépenses des premiers jours. A l'intérieur du véhicule, son fils âgé de sept ans n'a pas voulu l'accompagné. La perspective grise et morne de l'endroit ne suscitant chez lui le moindre intérêt. Le garçon ne tient pas en place, gigote sans arrêt, passe sans se fatiguer de l'arrière à l'avant de véhicule, tourne le volant, empoigne le levier de vitesse, allume les phares et les clignotants, appuie sur les touches de l'auto radio, s'amuse avec la lumière du plafonnier, déclenche dans l'habitacle le tourbillon caractéristique des enfants de son âge. Une accalmie. Le garçon potelé aux cheveux châtains remarque, depuis le siège conducteur sur lequel il est accroupi, une statue en bronze boulonnée en face de la terrasse d'un café. Elle figure un homme qui marche portant dans la main droite une valise serrée par une grosse ficelle. L'image le fige. Les bruits étouffés générés par les coups de pied qu'il assène à la banquette s'interrompent. La bouche et les doigts collés au verre, il scrute l'individu au port altier, poitrine en avant, d'une couleur identique à un ciel d'orage qui semble avancer vers lui. Un lien puissant unit la représentation humanoïde au garçon. Un bref instant, le temps suspend son vol. Rien que l'enfant aux cheveux châtains et la statue qui se toisent. Le manège extérieur cesse...puis repart aussitôt. Des passants s'intercalent dans la ligne de leurs regards mais ni l'un ni l'autre ne semble vouloir céder. Les orbites de bronze glacées défient les billes lisses et brillantes de l'ignorante jeunesse. Et le garçon soudain perd la bataille. L'implacable éternité se montre plus forte que les fourmillements remontant depuis l'extrémité de son petit orteil jusqu'à la pointe de ses cheveux. Et la tornade renait dans l'habitacle.

Les nuages aux formes étonnantes qui s'impriment sur le pare-brise finissent par me lasser. Cela fait à peine cinq minutes que papa est parti mais des siècles déjà sont passés. Assis sur le siège conducteur, je laisse aller mes mains sur le volant et le levier de vitesse qui l'un et l'autre refusent de bouger. Je sursaute en voyant les essuie-glaces se dresser et dans un même élan, pourfendre le ciel. De temps en temps, je jette un coup d'œil en direction de la banque pour voir s'il revient bientôt. Pas encore. Papa a fait la queue un moment à l'extérieur et il vient juste d'entrer. Je souffle dépité. Le cliquetis de la boucle de sécurité attire mon attention. Je m'amuse un moment à tester sa résistance, me projetant vers l'avant avec violence à m'en donner mal à la poitrine. Nouveau regard sur la banque. A travers les stores blancs, je remarque que six personnes le précèdent. Malgré le ton menaçant qu'il a employé pour que je l'accompagne, j'ai pu obtenir le privilège de rester dans la voiture. Sur le trottoir, devant la terrasse du café où papa m'emmène boire un diabolo fraise quand il est de bonne humeur, je remarque avec surprise la rutilante présence d'une statue d'un homme qui tient une valise dans la main. Son regard me trouble. Il comporte une immense détermination matinée d'une touche de tristesse. Ses yeux sont identiques à ceux de papi I. sur la vieille photo que Maman garde comme un trésor, dans son sac à main. Elle me parle souvent de son père. Il a été le premier à venir en France. Affrontant mille dangers, passeurs cruels, policiers assassins, le froid et la faim, il a fui la tyrannie et la misère.  Les premiers temps, il a vécu dans un immonde bidonville situé en banlieue parisienne. Travaillant comme un damné pour faire vivre sa famille restée au pays, économisant le moindre sou pour pouvoir les faire venir, il supporta sans se plaindre des conditions d'existence extrêmement difficiles. Je résiste pour ne pas baisser les yeux. M'imprégner davantage de sa douleur, de sa tristesse. M'inspirer de son courage. J'écarte les autos et les gens qui nous dissimulent l'un à l'autre et qui s'escriment à rompre ce fil superbe. Par l'espace de la vitre que Papa a laissé ouvert pour que je respire, pénètre une odeur qui m'est familière. Le parfum exquis du platane, avec ses effluves de feuilles mêlées à la respiration de la terre et aux rayons du soleil. Alors explose en moi, tout un univers où se bousculent des images de jeux endiablés sur la place du village de mes parents, de fins de repas interminables à la fin desquels, la tête posée sur les genoux de Maman, bercé par les récits familiaux, je sombre peu à peu dans un sommeil tranquille. Mon premier souvenir olfactif venait de naître et avec lui, un inédit sentiment de nostalgie mêlé à une ardente envie de retrouver ce paradis perdu. Mais que fait papa !

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