Maître-cintre

Catherine Marie France Lavandier

Les petits bonheurs d'un maître-cintre... sous le manteau !

Je suis maître-cintre, supervisant chaque accessoire ou tenue de l'armoire de Monsieur.

Je suis maître de l'ordre et de la coutume, un rien penché vers l'arrière pour l'allure distinguée et noble comme tous les gentilhommes !

Un air de lavande embaume mon territoire secret, là où se cache toutes les confidences, les mots doux, les envies les plus subtiles de ce banquier quadragénaire. 

Je n'ai jamais imaginé porter le haut-de-forme ou la jaquette comme lui le fait si bien avec une élégance rare, un raffinement sournois qui met n'importe quelle parisienne à ses pieds.

Que dire sur l'épouse soupirante, une moitié moqueuse, une demi-ridicule à rire sous le manteau des turpitudes de son auguste époux. ! Ma femme, Jacquette ! Elle ne cesse de se lamenter sur sa misérable condition mais comment reprocher à son maître-cintre sa condition !

Mon père et ma mère m'ont élevé avec mes frères dans cette armoire demi-teinte, un rien vieillotte, calée dans un coin de chambre pour ne pas dérangée ce tableau XVIIIe, composition de la vieille aristocratie française, quelque peu déconfite.

Reléguée au rang de bourgeoise mondaine , l'alcôve est devenue mini-salon de réception sous une mansarde qui fût sans doute autrefois occupée par une nichée de pigeons, piailleurs, négociants de miettes, mendiants de la première heure.

Mon rôle, aujourd'hui, se divise en costume  gris et écharpe de laine mauve puis change en été pour une chemise à fleurs et paréo. 

N'a t-il pas un goût étrange pour les couleurs et les tenues de soirées ?

Mon frère, Germain, tient le rôle de couvre chef : mon plus jeune frère, André, conserve un certain charme, sans doute un reste de  sa jeunesse dorée de jeune Duc, en tenue de nuit et peignoir de soie.

Un malheur nous est arrivé, il y a quelques années, avec la perte de mon frère aîné, Antoine, sans doute mis à la porte après l'arrivée du nouvel occupant et dont personne n'a de nouvelles depuis bien des années... Presque des siècles pour notre modeste mémoire !

Combien de temps encore tiendrons-nous cette chambre ? Nul n'est en mesure de l'affirmer car la maladie ronge les vieux cintres de bois que nous sommes !

Je pense, voyez-vous, que notre destin n'est pas de servir l'homme mais il serait plus heureux de dire que nous sommes là pour garnir une armoire bien remplie sans autre récompense qu'un carton  d'emballage qui nous emportera, un matin, vers un trottoir parisien.






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