Manipulés

Valérie Pascual

Tel un fauve, je tourne depuis un moment autour de mon ordinateur, lui jetant des regards furieux. Je suis prêt à lui bondir dessus pour à le massacrer. Passer ma colère contre lui est pourtant stupide, cela ne changera rien.

Oh et puis merde, ras-le-bol de me cogner aux murs, rongé par l’angoisse et l’incompréhension depuis hier, il faut que je fasse quelque chose. Je m’assois devant mon PC, je clique, descends dans l’arborescence jusqu’à y trouver le bon dossier. Je l’ouvre, sélectionne tous les fichiers, une bonne vingtaine, puis approche le pointeur du bouton « supprimer ». Si ce projet est nul, si elle n’aime pas, autant le jeter. J’hésite un instant, ferme les yeux, remonte un an en arrière.

Un vernissage. Invité par un ami, je ne connais personne sauf lui. Les tableaux exposés ne me plaisent pas. Une violence lourde en émane, comme si le peintre n’aimait pas ses sujets. Des lieux divers, usines, aéroports, rues de grandes métropoles… s’étalent sur les toiles qui n’expriment que de la haine, du dégout. Comme cet artiste qui pérore autour de ses œuvres, je n’aime pas le monde d’aujourd’hui. Mais le montrer de cette façon brutale ne fait pas avancer les choses.

Une bourgeoise couverte de bijoux m’aborde :

- quelle merveille n’est-ce pas ? Cette richesse dans l’expression, cette utilisation des couleurs…

- Oui en effet.

Elle n’a rien compris. Du moment que c’est exposé, elle considère que c’est bien. Pour couper court, je me retourne et aperçois alors mon ami parlant à une femme brune, cheveux longs en boucles sur les épaules, silhouette fine. Elle est vêtue d’une tunique très fendue et d’un legging, laissant deviner le galbe agréable de ses cuisses. Un frisson parcourt mon dos. Mon ami me signe de venir.

- Angela, je te présente Sébastien, dont je t’ai déjà parlé.

Elle me dévisage, souriante. Le frisson nerveux revient.

- Ah oui, cet auteur de haïkus et de textes courts, qui tient aussi une chronique dans un journal.

- Voilà, fait mon ami, rayonnant.

- Il faudra revenir me voir, Sebastián, j’ai un projet à vous proposer. Mardi 17h, ça vous va ?

J’ai l’impression de me faire rentrer dedans. Et ce n’est pas si désagréable que ça.

- Un projet ? Mais je ne peins pas.

- Non, non, c’est un projet dans vos cordes.

- Alors pourquoi pas ? Mardi, très bien.

- Bien ! Venez chez moi, Lotus vous donnera l’adresse.

Lotus ? Ah, c’est comme ça qu’elle désigne mon ami, franco-chinois. Pas très délicat. Il m’entraine en me disant :

- Elle se donne des airs hispanisants, parfois elle porte des châles à franges, mais c’est juste une fleur de nos banlieues ! Ceci dit, tu verras, elle est géniale.

Les choses vont très vite. Son projet est très arrêté, c’est presque une commande. Angela veut me mettre en relation avec un graphiste, Jules : je devrai écrire des textes sur les beautés et les laideurs urbaines, qu’il illustrera. Elle est passionnée par la ville, toutes ses expositions tournent autour de ce sujet. Les textes illustrés seraient encadrés, ça se vendra une vraie fortune, vous verrez, un succès fou ! Pourquoi ai-je accepté ? Pour son regard de braise, ses frôlements félins ? Parce que le courant passait bien avec Jules ? Parce que le projet m’intéressait ? Un peu de tout sans doute. Je vivais seul depuis deux ans, une rupture difficile. Dans ce cas, quand tout d’un coup quelqu’un s’intéresse à vous, vous reprenez goût à la vie ! Dominé par cette émotion nouvelle, j’ai oublié de demander un contrat. A postériori quel con…

Le travail a commencé. Solitaire d’abord, écrire ne peut se faire que dans l’isolement. J’allais la voir une fois par semaine, nous discutions des textes, assis côte à côte sur son canapé, des tasses de thé fumant posées presque sur les pages que j’amenais. Quand nous argumentions sur un mot, une expression, nos doigts pointés sur les feuilles s’effleuraient. Installés proches l’un de l’autre, sa hanche me frôlait, je sentais son parfum. Elle me souriait, complice, enjôleuse. Le frisson se faisait plus violent à chaque rendez-vous. Entre deux séances elle ne donnait pas signe de vie, et j’en étais triste. Tiens, une femme te manque ? Sébastien, ton cœur aurait-il recommencé à battre ?

Je voyais régulièrement Jules aussi, pour lui présenter mes projets. Il cherchait à s’en imprégner pour tenter des illustrations. Il en créait plusieurs pour chaque texte, me demandait mon avis. Souvent je lui demandais de panacher les propositions, l’accouchement était difficile ! Mais une vraie complicité s’installait entre nous, nous nous comprenions, ses dessins cadraient bien, il « sentait » mes mots et les croquait avec grâce, même quand il s’agissait de laideur urbaine.

Nouveau rendez-vous avec Angela. Nous collaborons depuis deux mois. Elle porte un pull à col roulé très moulant sur une jupe courte. Nom de Dieu, qu’elle est sexy ! Notre séance de travail commence, mais je ne suis pas concentré. Je regarde ses doigts courir sur les pages, elle porte une bague en or tout fine, un bijou de famille. Je n’y tiens plus. Je prends sa main, l’embrasse sur le dos, puis sur la paume, lèche délicatement ses doigts. A ma grande surprise elle gémit, elle aime. Je l’embrasse. Nous faisons l’amour lentement, découvrant nos corps avec émotion, sur le canapé. Quand tout est fini elle murmure à mon oreille « Sebastián, je t’aime ». Je ressors de chez elle étourdi comme un ado, idiot, souriant aux passants, baignant dans un bonheur indicible. Je peux toujours donner du plaisir à une femme, et la rendre amoureuse ! Je suis le roi de l’univers !

A partir de ce jour, mes forces sont décuplées. Je continue mes chroniques, mes haïkus, et les textes pour ce projet. Il me semble qu’ils sont à elle. Pourtant c’est moi qui écris, qui cherche des lieux à évoquer et se renseigne sur leur histoire pour mieux en parler. Je travaille d’arrache-pied, et à chaque rencontre j’ai ma récompense, une dose de sexe, une de tendresse et de mots d’amour, des félicitations. Le projet progresse à une vitesse incroyable. Un jour cependant, elle m’annonce :

- Tu sais j’ai un associé dans la galerie. Il faut que je lui montre le projet pour obtenir son accord avant de monter une expo.

Début de réveil. Mais au fait, je n’ai pas de contrat ? Et Jules, en a-t-il ? Je l’appelle, il n’en a pas non plus. Je m’empresse de déposer une empreinte numérique de mon œuvre sur un site spécialisé pour la protéger.

L’associé est un homme sévère d’une cinquantaine d’années, très élégant. Son attitude et sa tenue vestimentaire suintent le succès, la richesse, un peu l’arrogance. Il nous reçoit dans son bureau, il trône derrière une table de travail immense mais nue. Aux murs des tableaux et des rayonnages modernes couverts de livres anciens. Angela et moi sommes assis de l’autre côté de la table. Il attaque, direct :

- J’ai laissé carte blanche à Angela pour ce projet. Son idée était séduisante. Elle vous a trouvé, ainsi que votre collègue graphiste. Mon associée est plutôt douée pour dénicher des perles rares en termes de peinture, de dessins. Mais la littérature n’est pas son point fort.

Un silence, il se concentre.

- J’ai lu attentivement vos textes. Plusieurs fois. Ça ne colle pas. J’attendais des coups de poings, et tout ce que j’ai entre les mains est gnangnan. Votre poésie de la beauté urbaine ne parlera qu’à des adolescentes de quinze ans. Elles n’achètent pas ce genre d’œuvres. Quand vous évoquez la laideur c’est pleurnichard. Bref, ça ne va pas du tout. On arrête le projet.

Je suis atterré. Je compte sur ce projet, il me fait revivre, il me sort de la monotonie des haïkus, des chroniques et de la routine installée depuis que je suis seul. Merde ! Je ne peux pas laisser faire cela.

- Je ne comprends pas.

J’essaye de parler d’une voix ferme, de ne pas laisser voir mon trouble et ma colère.

- J’ai beaucoup travaillé avec Angela, j’ai écouté ses conseils et ses avis, les textes ont été adaptés en fonction d’eux. Ma production est conforme à la demande.

L’homme m’interrompt d’un geste de la main.

- Je vous ai dit qu’elle n’est pas spécialiste de littérature. Je continuerai à lui faire confiance, mais seulement pour les aspects graphiques. Je garde les dessins et j’ai trouvé quelqu’un d’autre pour les textes. Nous en restons là.

Angela n’a pas bougé un cil pendant ce court entretien. Je me lève, me dirige vers la porte, elle ne me suit pas…

Voilà, ces mois de ma vie viennent de défiler dans mon esprit, me ramenant devant mon ordinateur, toujours bouillant de colère, prêt à détruire un projet complet. Quelque chose me retient pourtant. Ai-je vraiment écrit ces textes pour cette salope –non, ne deviens pas vulgaire, ça ne te ressemble pas- ? Elle s’est servie de moi, c’est sur. Mais je n’ai pas utilisé ce que je croyais être notre amour dans mon œuvre, elle garde sa valeur et sa sincérité.  Je respire à fond. Il faut que je regarde ça plus froidement. Extinction du PC, décision remise à plus tard. J’avais renoncé à un stage de danse ce soir pour travailler. Et bien allons-y, danser me vide la tête et il y aura sans doute de jolies filles à faire virevolter…

Je ne suis pas rapide pour prendre du recul. Pas très doué non plus : dès le lendemain, j’envoie un mail à Angela.

« Bonjour Angela,

Comment vas-tu ? J’ai passé une dure soirée hier. Les paroles de ton associé m’ont bouleversé.

Pouvons-nous en parler ?

J’ai besoin de toi, je t’aime.

Sebastián »

Deux jours, pas de réponse. Je laisse un message sur son répondeur. Seul dans mon petit appartement, j’erre, indécis. Le souvenir de sa peau me brûle. La douleur d’être à nouveau abandonné me dévore. Parfois, effondré sur mon lit, je pleure comme un enfant, ne sentant plus battre mon cœur en miettes. Après avoir longtemps sangloté, il m’arrive de me dire qu’elle a été ignoble avec moi, qu’elle ne vaut pas cette peine. Elle s’est servie de moi et de son corps pour me « motiver », quelle pute ! C’est un vilain mot, mais Angela mérite d’être désignée ainsi. Je sens qu’une part de vérité se cache dans ces pensées, mais par un fait étrange, elles ne sont d’aucun réconfort.

Deux semaines se sont écoulées. Je continue à errer d’un mur à l’autre de mon appartement, vide, sans volonté. Je m’observe et me dit « tu ne vaux pas grand-chose. Te faire avoir comme ça, t’es un bleu mon pote ! Au fond tu es comme tous les mecs, tu ne pense qu’avec ta queue ». Puis je me raisonne : « si c’était vrai tu aurais multiplié les aventures après t’être fait larguer il y a deux ans. Ton problème, c’est que tu es trop sentimental. ». Enfin la conclusion est toujours la même : « Au fond, tu te connais mal. » Pour la centième ? millième ? fois, j’ai cette conversation avec moi-même quand le téléphone sonne. Arrêt du cœur. Je décroche.

- Allo ?

- Salut, c’est Jules.

Sa voix est grave. Il reprend :

- je viens d’avoir un appel d’Angela. Rien compris à ce qu’elle m’a dit. Je cite « on arrête avec Seb, ce qu’il fait n’est pas bon. On garde tes dessins et on continue avec un autre ». Fin de citation. C’est quoi ce bordel ?

- Putain Jules, si tu savais, quelle salope ?

C’est sorti tout seul. Un silence, puis Jules répond :

- Je crois qu’il faut qu’on en parle tous les deux. Je viens te voir avec des bières et des pizzas.

Sitôt arrivé, il s’assoit à califourchon sur une chaise, décapsule deux bières et m’en donne une.

- Raconte.

Je m’exécute et décrit l’entrevue avec l’associé. Il écoute en silence, concentré. Lorsque j’ai fini il lâche :

- OK. Elle a été nulle avec toi. Mais je ne veux pas que tu dises que c’est une salope. Angela et moi on est ensemble, je l’aime.

Je m’étrangle avec une gorgée de bière, l’observe longuement. Après avoir posé doucement ma bouteille de bière sur le buffet, je passe ma main dans mes cheveux. Des poids s’envolent de ma poitrine, de mes épaules. Je savoure. Jules attend, l’air interrogateur.

- T’es aussi couillon que moi mon vieux. Je crois qu’il va te falloir du costaud.

Je sors une bouteille de whisky, sers un verre à mon pote. Il est surpris, mais boit. Quand son verre est fini, je lui révèle le pot aux roses. Mes galipettes avec Angela, ses câlineries, ses serments d’amour.

- En gros, elle nous  manipulés, nous a fait croire à une belle histoire pour nous motiver, nous amener à sortir le meilleur de nous. C’est pour ça qu’on ne se voyait jamais à trois.

- Merde ! Merde merde merde…

Jules ne sait plus quoi dire. Je lui sers un autre verre, en ajoutant :

- Bienvenue au club.

- Le club des mecs manipulés, méprisés ?

- Oui, celui des pauvres cons.  

- Pff ! Des mecs qui n’ont aucune valeur aux yeux des femmes ?

- Disons aux yeux de celle-là…

Un silence. Après avoir réfléchi, Jules lâche :

- Tu sais quoi ? J’ai montré tes textes à un ami professeur de lettres. Il dit que tu as du talent.

- Bof…

Une bonne partie de la soirée, nous alternons bières, whisky et parts de pizza froide, imaginant un monde ou le respect de l’autre serait une vertu cardinale, sans être vraiment dupes de notre propre rêve. Avant de s’effondrer dans un sommeil lourd de vapeurs d’alcool, Jules suggère :

- Et si on trouvait une autre galerie ?

Ces mots tourbillonnent dans ma tête alors que je sombre à mon tour, vautré sur le canapé et son épaule.

Trouver une autre galerie. La phrase m’obsède. Là où Jules a raison, c’est qu’il faut faire quelque chose de notre œuvre. Pas la détruire comme je l’ai imaginé. Sinon, Angela et le snob qui lui sert d’associé auraient vraiment gagné. Ne pas se laisser abattre. Les quelques mots de mon pote m’ont fait rebondir. M’ont redonné envie de vivre, d’avancer, d’exister. Une autre galerie, c’est une gageure. Elles sont toutes bookées un an à l’avance, or notre travail est prêt, juste quelques détails à fignoler. Ce sera vite fait quand nous aurons trouvé une issue convenable. Ce qui m’ennuie, c’est qu’Angela a une copie numérique de tous les textes. Pas les dessins, puisqu’on devait présenter les originaux. Mais elle pourrait utiliser à sa guise tout mon travail. Il y a quelques jours, je lui ai fait savoir par mail que j’ai déposé une empreinte numérique, dont j’ai seul l’adresse officielle. Donc si je découvre qu’ils ont été utilisés, j’attaque en justice, c’est une meilleure protection qu’un contrat. Ce matin elle a répondu « bien reçu ». Ça n’arrive pas à calmer mon inquiétude. Le mieux, c’est de faire vite pour rendre publique cette œuvre. Mais bon sang, où trouver une galerie ?

Je suis retourné plusieurs fois au stage de danse. Les mecs et les filles sont sympas, sans chichis. Parfois on boit un verre ensemble après. J’aime bien. J’y vais ce soir, où sont mes chaussures ? Une des filles du groupe, peut-être pas la plus jolie mais avec un charme indéniable, m’attire un peu. Elle a un sourire doux, ne se met pas en avant et aime l’art. Quand elle arrive avant  l’heure, elle s’assied sur le banc de pierre sous le porche et feuillette une revue artistique. J’ai envie de revoir cette fille. Attend ! Rembobine, juste un peu !  Une revue artistique, nom de Dieu, la voilà l’idée ! Nous avons plus de vingt ensembles texte et dessin, de quoi publier au long cours, un par mois pendant plus d’un an et demi.

- Yyyyeeeessss !

Je hurle de joie. La voilà notre revanche ! Angela, sorcière avide, tu as cru pouvoir faire de nous ce que tu voulais, c’est raté. Grâce à une petite fée qui s’ignore…

Faut que j’appelle Jules, puis zou ! je file faire danser ma muse.

Tel un fauve, je tourne depuis un moment autour de mon ordinateur, lui jetant des regards furieux. Je suis prêt à lui bondir dessus pour à le massacrer. Passer ma colère contre lui est pourtant stupide, cela ne changera rien.

Oh et puis merde, ras-le-bol de me cogner aux murs, rongé par l’angoisse et l’incompréhension depuis hier, il faut que je fasse quelque chose. Je m’assois devant mon PC, je clique, descends dans l’arborescence jusqu’à y trouver le bon dossier. Je l’ouvre, sélectionne tous les fichiers, une bonne vingtaine, puis approche le pointeur du bouton « supprimer ». Si ce projet est nul, si elle n’aime pas, autant le jeter. J’hésite un instant, ferme les yeux, remonte un an en arrière.

Un vernissage. Invité par un ami, je ne connais personne sauf lui. Les tableaux exposés ne me plaisent pas. Une violence lourde en émane, comme si le peintre n’aimait pas ses sujets. Des lieux divers, usines, aéroports, rues de grandes métropoles… s’étalent sur les toiles qui n’expriment que de la haine, du dégout. Comme cet artiste qui pérore autour de ses œuvres, je n’aime pas le monde d’aujourd’hui. Mais le montrer de cette façon brutale ne fait pas avancer les choses.

Une bourgeoise couverte de bijoux m’aborde :

- quelle merveille n’est-ce pas ? Cette richesse dans l’expression, cette utilisation des couleurs…

- Oui en effet.

Elle n’a rien compris. Du moment que c’est exposé, elle considère que c’est bien. Pour couper court, je me retourne et aperçois alors mon ami parlant à une femme brune, cheveux longs en boucles sur les épaules, silhouette fine. Elle est vêtue d’une tunique très fendue et d’un legging, laissant deviner le galbe agréable de ses cuisses. Un frisson parcourt mon dos. Mon ami me signe de venir.

- Angela, je te présente Sébastien, dont je t’ai déjà parlé.

Elle me dévisage, souriante. Le frisson nerveux revient.

- Ah oui, cet auteur de haïkus et de textes courts, qui tient aussi une chronique dans un journal.

- Voilà, fait mon ami, rayonnant.

- Il faudra revenir me voir, Sebastián, j’ai un projet à vous proposer. Mardi 17h, ça vous va ?

J’ai l’impression de me faire rentrer dedans. Et ce n’est pas si désagréable que ça.

- Un projet ? Mais je ne peins pas.

- Non, non, c’est un projet dans vos cordes.

- Alors pourquoi pas ? Mardi, très bien.

- Bien ! Venez chez moi, Lotus vous donnera l’adresse.

Lotus ? Ah, c’est comme ça qu’elle désigne mon ami, franco-chinois. Pas très délicat. Il m’entraine en me disant :

- Elle se donne des airs hispanisants, parfois elle porte des châles à franges, mais c’est juste une fleur de nos banlieues ! Ceci dit, tu verras, elle est géniale.

Les choses vont très vite. Son projet est très arrêté, c’est presque une commande. Angela veut me mettre en relation avec un graphiste, Jules : je devrai écrire des textes sur les beautés et les laideurs urbaines, qu’il illustrera. Elle est passionnée par la ville, toutes ses expositions tournent autour de ce sujet. Les textes illustrés seraient encadrés, ça se vendra une vraie fortune, vous verrez, un succès fou ! Pourquoi ai-je accepté ? Pour son regard de braise, ses frôlements félins ? Parce que le courant passait bien avec Jules ? Parce que le projet m’intéressait ? Un peu de tout sans doute. Je vivais seul depuis deux ans, une rupture difficile. Dans ce cas, quand tout d’un coup quelqu’un s’intéresse à vous, vous reprenez goût à la vie ! Dominé par cette émotion nouvelle, j’ai oublié de demander un contrat. A postériori quel con…

Le travail a commencé. Solitaire d’abord, écrire ne peut se faire que dans l’isolement. J’allais la voir une fois par semaine, nous discutions des textes, assis côte à côte sur son canapé, des tasses de thé fumant posées presque sur les pages que j’amenais. Quand nous argumentions sur un mot, une expression, nos doigts pointés sur les feuilles s’effleuraient. Installés proches l’un de l’autre, sa hanche me frôlait, je sentais son parfum. Elle me souriait, complice, enjôleuse. Le frisson se faisait plus violent à chaque rendez-vous. Entre deux séances elle ne donnait pas signe de vie, et j’en étais triste. Tiens, une femme te manque ? Sébastien, ton cœur aurait-il recommencé à battre ?

Je voyais régulièrement Jules aussi, pour lui présenter mes projets. Il cherchait à s’en imprégner pour tenter des illustrations. Il en créait plusieurs pour chaque texte, me demandait mon avis. Souvent je lui demandais de panacher les propositions, l’accouchement était difficile ! Mais une vraie complicité s’installait entre nous, nous nous comprenions, ses dessins cadraient bien, il « sentait » mes mots et les croquait avec grâce, même quand il s’agissait de laideur urbaine.

Nouveau rendez-vous avec Angela. Nous collaborons depuis deux mois. Elle porte un pull à col roulé très moulant sur une jupe courte. Nom de Dieu, qu’elle est sexy ! Notre séance de travail commence, mais je ne suis pas concentré. Je regarde ses doigts courir sur les pages, elle porte une bague en or tout fine, un bijou de famille. Je n’y tiens plus. Je prends sa main, l’embrasse sur le dos, puis sur la paume, lèche délicatement ses doigts. A ma grande surprise elle gémit, elle aime. Je l’embrasse. Nous faisons l’amour lentement, découvrant nos corps avec émotion, sur le canapé. Quand tout est fini elle murmure à mon oreille « Sebastián, je t’aime ». Je ressors de chez elle étourdi comme un ado, idiot, souriant aux passants, baignant dans un bonheur indicible. Je peux toujours donner du plaisir à une femme, et la rendre amoureuse ! Je suis le roi de l’univers !

A partir de ce jour, mes forces sont décuplées. Je continue mes chroniques, mes haïkus, et les textes pour ce projet. Il me semble qu’ils sont à elle. Pourtant c’est moi qui écris, qui cherche des lieux à évoquer et se renseigne sur leur histoire pour mieux en parler. Je travaille d’arrache-pied, et à chaque rencontre j’ai ma récompense, une dose de sexe, une de tendresse et de mots d’amour, des félicitations. Le projet progresse à une vitesse incroyable. Un jour cependant, elle m’annonce :

- Tu sais j’ai un associé dans la galerie. Il faut que je lui montre le projet pour obtenir son accord avant de monter une expo.

Début de réveil. Mais au fait, je n’ai pas de contrat ? Et Jules, en a-t-il ? Je l’appelle, il n’en a pas non plus. Je m’empresse de déposer une empreinte numérique de mon œuvre sur un site spécialisé pour la protéger.

L’associé est un homme sévère d’une cinquantaine d’années, très élégant. Son attitude et sa tenue vestimentaire suintent le succès, la richesse, un peu l’arrogance. Il nous reçoit dans son bureau, il trône derrière une table de travail immense mais nue. Aux murs des tableaux et des rayonnages modernes couverts de livres anciens. Angela et moi sommes assis de l’autre côté de la table. Il attaque, direct :

- J’ai laissé carte blanche à Angela pour ce projet. Son idée était séduisante. Elle vous a trouvé, ainsi que votre collègue graphiste. Mon associée est plutôt douée pour dénicher des perles rares en termes de peinture, de dessins. Mais la littérature n’est pas son point fort.

Un silence, il se concentre.

- J’ai lu attentivement vos textes. Plusieurs fois. Ça ne colle pas. J’attendais des coups de poings, et tout ce que j’ai entre les mains est gnangnan. Votre poésie de la beauté urbaine ne parlera qu’à des adolescentes de quinze ans. Elles n’achètent pas ce genre d’œuvres. Quand vous évoquez la laideur c’est pleurnichard. Bref, ça ne va pas du tout. On arrête le projet.

Je suis atterré. Je compte sur ce projet, il me fait revivre, il me sort de la monotonie des haïkus, des chroniques et de la routine installée depuis que je suis seul. Merde ! Je ne peux pas laisser faire cela.

- Je ne comprends pas.

J’essaye de parler d’une voix ferme, de ne pas laisser voir mon trouble et ma colère.

- J’ai beaucoup travaillé avec Angela, j’ai écouté ses conseils et ses avis, les textes ont été adaptés en fonction d’eux. Ma production est conforme à la demande.

L’homme m’interrompt d’un geste de la main.

- Je vous ai dit qu’elle n’est pas spécialiste de littérature. Je continuerai à lui faire confiance, mais seulement pour les aspects graphiques. Je garde les dessins et j’ai trouvé quelqu’un d’autre pour les textes. Nous en restons là.

Angela n’a pas bougé un cil pendant ce court entretien. Je me lève, me dirige vers la porte, elle ne me suit pas…

Voilà, ces mois de ma vie viennent de défiler dans mon esprit, me ramenant devant mon ordinateur, toujours bouillant de colère, prêt à détruire un projet complet. Quelque chose me retient pourtant. Ai-je vraiment écrit ces textes pour cette salope –non, ne deviens pas vulgaire, ça ne te ressemble pas- ? Elle s’est servie de moi, c’est sur. Mais je n’ai pas utilisé ce que je croyais être notre amour dans mon œuvre, elle garde sa valeur et sa sincérité.  Je respire à fond. Il faut que je regarde ça plus froidement. Extinction du PC, décision remise à plus tard. J’avais renoncé à un stage de danse ce soir pour travailler. Et bien allons-y, danser me vide la tête et il y aura sans doute de jolies filles à faire virevolter…

Je ne suis pas rapide pour prendre du recul. Pas très doué non plus : dès le lendemain, j’envoie un mail à Angela.

« Bonjour Angela,

Comment vas-tu ? J’ai passé une dure soirée hier. Les paroles de ton associé m’ont bouleversé.

Pouvons-nous en parler ?

J’ai besoin de toi, je t’aime.

Sebastián »

Deux jours, pas de réponse. Je laisse un message sur son répondeur. Seul dans mon petit appartement, j’erre, indécis. Le souvenir de sa peau me brûle. La douleur d’être à nouveau abandonné me dévore. Parfois, effondré sur mon lit, je pleure comme un enfant, ne sentant plus battre mon cœur en miettes. Après avoir longtemps sangloté, il m’arrive de me dire qu’elle a été ignoble avec moi, qu’elle ne vaut pas cette peine. Elle s’est servie de moi et de son corps pour me « motiver », quelle pute ! C’est un vilain mot, mais Angela mérite d’être désignée ainsi. Je sens qu’une part de vérité se cache dans ces pensées, mais par un fait étrange, elles ne sont d’aucun réconfort.

Deux semaines se sont écoulées. Je continue à errer d’un mur à l’autre de mon appartement, vide, sans volonté. Je m’observe et me dit « tu ne vaux pas grand-chose. Te faire avoir comme ça, t’es un bleu mon pote ! Au fond tu es comme tous les mecs, tu ne pense qu’avec ta queue ». Puis je me raisonne : « si c’était vrai tu aurais multiplié les aventures après t’être fait larguer il y a deux ans. Ton problème, c’est que tu es trop sentimental. ». Enfin la conclusion est toujours la même : « Au fond, tu te connais mal. » Pour la centième ? millième ? fois, j’ai cette conversation avec moi-même quand le téléphone sonne. Arrêt du cœur. Je décroche.

- Allo ?

- Salut, c’est Jules.

Sa voix est grave. Il reprend :

- je viens d’avoir un appel d’Angela. Rien compris à ce qu’elle m’a dit. Je cite « on arrête avec Seb, ce qu’il fait n’est pas bon. On garde tes dessins et on continue avec un autre ». Fin de citation. C’est quoi ce bordel ?

- Putain Jules, si tu savais, quelle salope ?

C’est sorti tout seul. Un silence, puis Jules répond :

- Je crois qu’il faut qu’on en parle tous les deux. Je viens te voir avec des bières et des pizzas.

Sitôt arrivé, il s’assoit à califourchon sur une chaise, décapsule deux bières et m’en donne une.

- Raconte.

Je m’exécute et décrit l’entrevue avec l’associé. Il écoute en silence, concentré. Lorsque j’ai fini il lâche :

- OK. Elle a été nulle avec toi. Mais je ne veux pas que tu dises que c’est une salope. Angela et moi on est ensemble, je l’aime.

Je m’étrangle avec une gorgée de bière, l’observe longuement. Après avoir posé doucement ma bouteille de bière sur le buffet, je passe ma main dans mes cheveux. Des poids s’envolent de ma poitrine, de mes épaules. Je savoure. Jules attend, l’air interrogateur.

- T’es aussi couillon que moi mon vieux. Je crois qu’il va te falloir du costaud.

Je sors une bouteille de whisky, sers un verre à mon pote. Il est surpris, mais boit. Quand son verre est fini, je lui révèle le pot aux roses. Mes galipettes avec Angela, ses câlineries, ses serments d’amour.

- En gros, elle nous  manipulés, nous a fait croire à une belle histoire pour nous motiver, nous amener à sortir le meilleur de nous. C’est pour ça qu’on ne se voyait jamais à trois.

- Merde ! Merde merde merde…

Jules ne sait plus quoi dire. Je lui sers un autre verre, en ajoutant :

- Bienvenue au club.

- Le club des mecs manipulés, méprisés ?

- Oui, celui des pauvres cons.  

- Pff ! Des mecs qui n’ont aucune valeur aux yeux des femmes ?

- Disons aux yeux de celle-là…

Un silence. Après avoir réfléchi, Jules lâche :

- Tu sais quoi ? J’ai montré tes textes à un ami professeur de lettres. Il dit que tu as du talent.

- Bof…

Une bonne partie de la soirée, nous alternons bières, whisky et parts de pizza froide, imaginant un monde ou le respect de l’autre serait une vertu cardinale, sans être vraiment dupes de notre propre rêve. Avant de s’effondrer dans un sommeil lourd de vapeurs d’alcool, Jules suggère :

- Et si on trouvait une autre galerie ?

Ces mots tourbillonnent dans ma tête alors que je sombre à mon tour, vautré sur le canapé et son épaule.

Trouver une autre galerie. La phrase m’obsède. Là où Jules a raison, c’est qu’il faut faire quelque chose de notre œuvre. Pas la détruire comme je l’ai imaginé. Sinon, Angela et le snob qui lui sert d’associé auraient vraiment gagné. Ne pas se laisser abattre. Les quelques mots de mon pote m’ont fait rebondir. M’ont redonné envie de vivre, d’avancer, d’exister. Une autre galerie, c’est une gageure. Elles sont toutes bookées un an à l’avance, or notre travail est prêt, juste quelques détails à fignoler. Ce sera vite fait quand nous aurons trouvé une issue convenable. Ce qui m’ennuie, c’est qu’Angela a une copie numérique de tous les textes. Pas les dessins, puisqu’on devait présenter les originaux. Mais elle pourrait utiliser à sa guise tout mon travail. Il y a quelques jours, je lui ai fait savoir par mail que j’ai déposé une empreinte numérique, dont j’ai seul l’adresse officielle. Donc si je découvre qu’ils ont été utilisés, j’attaque en justice, c’est une meilleure protection qu’un contrat. Ce matin elle a répondu « bien reçu ». Ça n’arrive pas à calmer mon inquiétude. Le mieux, c’est de faire vite pour rendre publique cette œuvre. Mais bon sang, où trouver une galerie ?

Je suis retourné plusieurs fois au stage de danse. Les mecs et les filles sont sympas, sans chichis. Parfois on boit un verre ensemble après. J’aime bien. J’y vais ce soir, où sont mes chaussures ? Une des filles du groupe, peut-être pas la plus jolie mais avec un charme indéniable, m’attire un peu. Elle a un sourire doux, ne se met pas en avant et aime l’art. Quand elle arrive avant  l’heure, elle s’assied sur le banc de pierre sous le porche et feuillette une revue artistique. J’ai envie de revoir cette fille. Attend ! Rembobine, juste un peu !  Une revue artistique, nom de Dieu, la voilà l’idée ! Nous avons plus de vingt ensembles texte et dessin, de quoi publier au long cours, un par mois pendant plus d’un an et demi.

- Yyyyeeeessss !

Je hurle de joie. La voilà notre revanche ! Angela, sorcière avide, tu as cru pouvoir faire de nous ce que tu voulais, c’est raté. Grâce à une petite fée qui s’ignore…

Faut que j’appelle Jules, puis zou ! je file faire danser ma muse.

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