Manuel de Fabrication du verre

Carine Valette Ayala

Trois nuits qu'Ann Mary s'est installée dans la demeure familiale Les Pensées, celle où sa grand-mère venait de s'éteindre seule. Le patriarche, emporté depuis longtemps par les vers, n'était plus qu'un souvenir poisseux. Elle ne l'avait jamais vraiment aimé, ce grand-père trop rigide, strident. Elle avait grandi avec eux. Des parents absents, égoïstes, l'avaient déposée un samedi matin caniculaire en promettant de revenir à la fin de l'été. Jamais. Jamais, ils n'étaient vraiment revenus, ou seulement quelques heures, quelques jours à tout péter. Mais c'était pire.

Granny seule avait compensé tout cet amour déchu.  Granny, son amour, allongée froide sur ce lit. Veillée seule par Ann Mary. Sa mère n'avait pas dû être prévenue. D'ailleurs comment? Serait-elle même venue? La dernière fois qu'elle l'avait aperçue, c'était dans un café parisien, une demi-heure. Chose exaspérante, elle avait toujours su où trouver Ann Mary, l'inverse n'avait jamais été vrai. Sa mère avait la faculté, le don, de disparaître, puis en coup de vent ressurgissait.

Granny, froide, allongée sur ce lit froid. La mairie avait appelée Ann Mary, elle-même avertie par la postière qui avait l'habitude de s'arrêter boire un café chez cette vieille dame seule et accueillante. En forme.

Elle avait été retrouvée dans le jardin, devant ses roses trémières, le visage figé dans une grimace de marbre.

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Trois jours plus tard


Le soir approche. Ce soir, Jabot aboiera. Comme chaque soir depuis ces trois derniers. Alors l’inquiétude d'Ann Mary commencera à gronder. Seule, isolée. L'angoisse, lentement, montera, palpable, étouffante. Il lui reste encore quelques heures de répit. Cet effroyable moment ne débute jamais avant onze heures. Il est sept heures.  Depuis quand durait l'étrange comportement de cet animal? La mort de sa grand-mère? Bien avant?

Les obsèques sont le lendemain après-midi. Ann Mary restera encore un mois pour ranger toutes les affaires d'une vie. Pour retourner à la sienne, oublier ce qui la relie encore à cette maison, puisque la dernière personne pour qui elle voulait bien y retourner va rejoindre la terre. Demain. Ensuite elle sera vraiment seule ici. Encore aujourd'hui elle continue régulièrement d'aller parler à ce corps rigide, froid, qui n'a plus rien à voir avec Granny, hormis les vêtements. Pourtant elle continue de s'allonger près d'elle, de lui caresser sa longue chevelure, blanche, surtout morte.

Son esprit divague loin de tout ça quand la postière entre.

Tout va bien?


Oui.


Y a du courrier.


Le silence qui suit, Ann Mary le connait. Serré. Sans sucre.

Deux gorgées et puis elle s'en ira. Comme une lettre à la poste.

Parler, maintenant.

Les corps enterrent les morts, et les langues.

Surtout dans ces coins reculés, les mots ne s'épanchent jamais. Le strict nécessaire, rien de plus. Serrés, sans sucre.

Lucette, c'est bien toi qui a retrouvé ma grand-mère, n'est-ce pas?


Mmmmmm. Oui.


Je sais que le maire t'a déjà interrogée, mais aucun d'entre vous au village n'a remarqué quelque chose d'inhabituel ici ces derniers temps? Chaque soir ce vieux cabot aboie à la mort.


A la même heure, oui, je sais. Un mois que ça dure. Je le sais précisément, c'est le soir où mon mari Rémi a été couper du bois. Le soir de la dernière pleine lune. Comme ces soirs-là on se couche plus tard, Rémi et moi, vous comprenez, pour décharger le bois quand il a fini d'être coupé, je l'attendais, Rémi, et c'est là que j'ai entendu Jabot. Quand je suis venue donner le courrier à ta Granny, j'aurais mis ma main à couper que le chien serait mort.


Et non.


Et non.


Et depuis un mois tous les soirs, il recommence.


C'est ça.


Mais Granny ne t'en parlait-pas?


Non. Je me suis dit qu'elle devait pas entendre, parce que tu penses bien que je lui ai demandé, et rien.


Le chien Jabot ronfle tranquillement au soleil aux pieds de la cuisine, comme un vieux chien. Les deux femmes le regardent en même temps qu'elles parlent. Sceptique pour l'une, l'autre épuisée. La factrice part, il n'y a plus rien à ajouter. Sauf à demain.

Non, demain, ce sera samedi, et elle ne passera pas. Viendra-t-elle à l'enterrement ? Qui se déplacera pour cette vieille femme ? Qui du village viendra? Ils n'auront sûrement pas grand chose d'autre à faire, mais Granny ne sortait plus depuis longtemps, ou si peu que doucement les gens l'ont oubliée, exceptée Lucette, la postière, la seule à lui rendre visite chaque jour, même quand il n'y avait rien à lui faire parvenir, justement pour l'en avertir. Et pour boire son café, serré, sans sucre. Elle débute sa tournée par là, celle au bout de la route, près de chez elle mais si loin des autres que personne n'a dû entendre le chien mis à part Rémi et elle.

Ann Mary, exceptionnellement noire ce jour-là mais finalement  pas plus que tous les autres avec sa chevelure blonde, traverse le salon quand elle s'aperçoit que tous les tableaux ont changé. Non pas de place, tout simplement changé. A la place des toiles qui ont bercé son enfance, classiques, picturales, ces paysages et ces visages qui ont accompagné ses rêveries et ses jeux silencieux d'enfant unique, de la géométrie. Du contemporain. De l'art contemporain. Elle est pourtant venue passer Noël dans cette maison. En six mois tout s'est métamorphosé.

Elle se sent tout à coup plus à l'aise, dans cet environnement qui lui correspond mieux. Des formes, des couleurs, c'est tout. Plus contrainte de mettre en vie les vieux tableaux disparus, elle peut enfin reposer ses yeux sur une réalité simple, vraie, et pourtant complexe, poussant à la réflexion mais loin de l'émotion dirigiste. Ces carrés colorés supplantent la verdure et les corps. Redonnent du souffle, un retour naturel à l'imagination. L'échappée.

Ann Mary s'assoit, et se souvient tout à coup qu'elle est blonde. Elle se rend compte surtout qu'elle était bizarrement brune depuis son arrivée aux Pensées, du nom des fleurs,

et la couleur revint.

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Dix jours de plus..


Dix jours déjà qu'on l'a enterrée. Treize nuits d'angoisse. Les hurlements du chien ont l'air de ne jamais vouloir s'arrêter. Même l'envolée hypnotique que lui procuraient les nouveaux tableaux ne la libére plus. Prisonnière de cette crainte. Irraisonnée. Et pourquoi cette postière ne passe plus depuis six jours? Les papiers et factures morbides ont pourtant été dirigés vers cette adresse, et rien. Jabot ronfle aux coins du salon. Le feu aussi, elle a froid.

De plus en plus.

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Il fait sombre. A un moment, on  est obligé. Dormir la lumière allumée ne sert à rien, et sa blondeur s'efface. Chaque jour Ann Mary se rend compte que les couleurs s'estompent. Partout. Sur tout. Le chien hurle. Trop loin pour s'aventurer mais si proche, trop. Quand Lucette venait chaque matin, ça allait encore. Ces derniers jours deviennent de plus en plus pénibles, loin de la sérénité qu'elle avait espéré atteindre ue fois que l'enterrement serait loin.

Ces draps sont froids.

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Ses cheveux sont blands*.

Dans le salon, les cadres translucides ne jouent plus aux couleurs, ils ont tous récupéré leur teinte naturelle, le transparent. Redeviennent de simples cadres de verre. Vides. Seuls. Ça les rend fous, mais qu'est-ce qu'elle peut bien y faire la petite de l'autre côté, elle aussi elle devient diaphane à vue d'œil.

Les dernières couleurs s'enfuient, épuisées.

* blonds-blancs.

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À la troisième pleine lune, la postière apporta son courrier à une vieille dame qui n'avait pas vu sa petite fille depuis un long moment.

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