Margot L-Roy et le rêve de Frédéric

jo-ann-chrolis

MARGOT

Avant toute chose, ce qu’il faut faire, c’est réfléchir. Je ne suis pas le premier homme à avoir tué quelqu’un.

Si d’autres s’en sont sortis, je m’en sortirai aussi.

Mais on n’a jamais entendu parler d’un mec qui ait réussi.

D’un autre côté, s’il s’en vantait dans la presse, il se ferait arrêter illico. CQFD.

Trop d’affolement nuit.

Ça devrait être placardé chez les toubibs. J’ai le cœur qui bat tellement fort, qu’il risque d’imploser. J’ai l’impression d’avoir un feu qui couve sous la peau de ma poitrine.

Dans deux jours, un voisin entrera d’un coup d’épaule, alerté par l’odeur et ne retrouvera que ma paire de baskets et mon bras gauche, celui où est tatoué le nom de Margot.

Ils parleront de combustion spontanée.

Finalement, dans un sens comme dans l’autre, je me retrouve dans le canard.

Je vois déjà les commentaires laissés sur les pages d’étrangetés sur le Net. Les messages que les fêlés auront laissés, sous couvert d’être attirés par les mystères scientifiques.

Je les vois déjà imaginer que Margot est une ancienne petite amie, ou le prénom de ma mère.

D’autres y verront le signe que l’amour transcende la mort.

Margot était une femelle bouledogue.

Une sale carne qui bavait et ronflait. Méchante comme la gale, pas câline pour deux sous. Je l’avais recueillie dans un refuge, quelques jours avant Noël. Ma bonne action de l’année.

Personne n’en voulait. Elle venait de se prendre un pare-chocs de voiture dans la gueule et ça lui avait déformé l’arcade ; relevant son œil droit d’un bon centimètre, par rapport à l’autre. Je l’ai trouvée sympa, moi, sa grosse tête couturée, ses crocs inférieurs qui dépassent des babines.

Faut croire que ça lui avait touché un peu le cerveau aussi. Elle n’était pas trop fan des gens. Même pas de moi.

Elle me suivait partout en ronflant et en soufflant, on aurait dit que ça l’emmerdait. Quand je me posais sur le canapé, elle se laissait tomber sur le côté, d’un seul coup. Comme si ses pattes pouvaient pas plier. Elle s’endormait en deux secondes, d’un sommeil entrecoupé de rêves qui lui faisaient bouger les oreilles et avoir de drôles de soubresauts.

Jamais, elle ne s’est mise à côté de moi, sur le coussin, pendant que je regardais la télé. Les trucs de Lassie, c’était pas pour elle.

Malgré tout ça, personne ne m’a jamais aimé autant qu’elle. Ça valait bien un tatouage.

Et puis, j’aimais bien ce nom là. Ça faisait romantique. Ça faisait grande fille brune qui n’a pas peur de la pluie.

Ce genre de nanas que je crois toujours apercevoir de dos dans les bars et qui ressemblent à des Juliette quand elles se retournent.

Je pourrais pas aimer une Juliette. J’ai pas de talent pour le fragile. Je suis pas un type rassurant qui regarde droit devant avec des épaules de marin.

Les Margot-femmes, ça court pas les rues.

Et pis, peut être qu’en me voyant, elles courraient encore plus vite.

J’suis trop petit, j’suis trop maigre, j’suis trop sec. Moi et mon gros bouledogue poussif, on était des repousse-Margot.

C’est la vie.

Alors, sans trop oser la rêver, je traînais dans les rues, quand il pleuvait. On sait jamais. Qu’elle serait apparue sous un grand parapluie rouge comme sa bouche.

Et je lui aurais dit quoi ?

Un petit café, mademoiselle ?

Avec ma voix gouailleuse, mon sourire gris, ma clope collée au coin de la bouche, elle se serait enfuie en courant.

J’aurais eu que le temps de me retourner pour voir ses jolis bas tachés par la pluie, ses chaussures à talons qui claquent sur les pavés.

J’aurais jamais pu la rêver que de dos.

Dans les cafés, le soir, je les vois, les loups, avec leurs belles paroles, leurs mains caressantes qui descendent sur le dos. Ils ont la canine luisante. Et elles, les Juliette, elles ont des rires qu’elles doivent pas avoir d’habitude, elles essuient une trace qui existe pas sur le bar pour que les loups voient le beau vernis sur leur main gauche sans bague.

Et subjuguées par leur propre vernis, elles ne se rendent pas compte que leur alliance à eux, dort dans le fond de leur poche de veston, qu’ils ont une petite auréole à l’annulaire, la seule qu’ils auront jamais. Les salauds.

Faut pas jouer avec les Juliette. Ça casse.

J’suis pas doué pour le fragile, mais ça, j’le sais.

Quelquefois, j’emmenais Margot, mais elle devait toujours rester dehors.

Elle fait peur aux clients, qu’y disait, le barman.

Alors, elle attendait à l’extérieur, près de la porte. Je l’attachais pour la forme. Elle bougeait pas. Personne aurait voulu la voler. Il suffisait qu’elle lève la tête pour que les gens s’en aillent.

Elle décourageait la caresse.

Quand j’avais ma dose, quand j’avais plus faim, je la retrouvais dehors. Je poussais la porte du bar avec elle derrière et elle se réveillait de son faux sommeil de chien.

Elle secouait la tête comme une princesse qui comprend pas que cent ans viennent de lui passer entre les doigts.

De temps en temps, je me retournais pour qu’elle avance plus vite : dépêche toi, bordel, que je lui disais, il caille.

Elle baillait ou elle éternuait, s’arrêtant à chaque poubelle, chaque arête de mur pour renifler les rigoles de pisse qui commençaient à sécher.

Quand elle se hissait sur les vingt cinq marches qui menaient chez nous, après la porte étroite de l’entrée, je grattais de l’ongle de pouce ses flancs pleins de boue, ça la faisait grogner.

T’es dégueulasse, Marge, je lui disais.

Et j’étais content d’avoir sur mes doigts son odeur de poil graisseux.

Ce qu’elle pouvait faire du bruit quand elle mangeait... J’étais presque obligé de pousser la porte de cuisine pour ne pas avoir à monter le son de la télé.

Mais je ne fermais jamais tout à fait. Les seules fois où je l’avais fait, elle était passée par la chambre, sa tête bourrée de cicatrices s’encadrant en bas de la porte, avec son air toujours entre l’étonnement et la folie.

T’as qu’à faire moins de bruit, que je lui disais, en me renversant dans le canapé.

Mais elle s’était barrée au début de ma phrase, à croire que le son de ma voix la faisait fuir.

Ce qui s’est passé, c’est bien simple.

D’abord, on recule pas en voiture dans cette allée. Elle est trop étroite. C’est là qu’on met les grandes bennes en ferraille. Y’a que des matous qui traînent et des rats si gros qu’ils font courir les chats.

On recule pas si vite, sans lumière, quand il fait noir et qu’il pleut.

J’ai eu le temps de rien.

C’est quelque chose dans mon cerveau qui a fait que j’ai bondi comme un chevreau sur le côté en m’écorchant le bras sur une brique cassée du mur. Un réflexe de survie, comme ils disent.

J’ai juste entendu le choc et je me suis dit : mais c’est pas possible, je suis contre le mur.

Elle a même pas crié. Elle s’est pas rendu compte.

A un moment, elle marchait tête basse en ronflant et l’instant d’après, elle rencontrait le deuxième pare-chocs de sa vie.

Le gars est sorti comme un diable de sa boîte. Je voyais pas son visage. Il a fait le tour de la voiture, il est passé à côté de moi et j’ai senti qu’il portait un parfum cher. Il s’est penché sur l’arrière de la voiture et a juste dit : oh, c’était qu’un chien.

 

C’est forcément moi qui l’ai tué.

Y’a pas eu d’éclair blanc, d’abeilles bourdonnantes devant mes yeux.

Mais j’ai pu que le tuer.

J’vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre.

Je sais juste qu’après, j’ai pris le gros corps lourd de Margot avec sa tête couturée qui saignait et que je l’ai mis dans une des bennes, avec un sac mou par-dessus qui lui fait une couverture.

La pluie lavera les empreintes. Ils trouveront du sang sur son pare-chocs arrière et verront que c’est celui d’un chien, ils ne feront pas de rapprochement.

On ne tue pas pour un chien.

J’ai monté les vingt cinq marches, pesamment.

J’ai lavé mes jointures qui saignaient et mis de l’alcool dessus. Dans la cuisine, à part son assiette où je mets les couennes de jambon et le reste de riz, y’a pas trace d’elle. Pas de jouet dans le salon, pas de laisse accrochée au porte manteau.

Juste une vague odeur de poil graisseux qui flottera encore quelques jours avant de disparaître.

Y’a que du silence dans l’appartement. Rien qui ronfle, qui grogne, dont les griffes égratignent le vieux lino incolore.

J’vais aller voir les flics, je leur dirai que j’ai tué un gars.

Je leur dirai pas pourquoi. Y comprendraient pas.

En taule, je serai là, avec mon petit torse étroit, mes bras nerveux. Je mettrai une clope derrière mon oreille dans la cour pour la promenade et personne verra mon sourire gris.

Pourquoi qu’t’es là ? 

Je répondrai rien.

Je parlerai à personne.

J’écouterai juste mon compagnon de cellule qui ronflera et peut être que ça me fera du bien et que je me sentirai moins seul.

Qu’est ce que t’as fait, qu’ils continueront en me suivant dans la cour et en s’asseyant à ma table.

Comme ils sauront rien, ils inventeront. Ils regarderont mes yeux cernés, le tatouage sur le haut de mon bras gauche.

Sûrement pour un crime passionnel, qu’ils chuchoteront.

Et ils auront raison.

                                                                                              17 décembre 2008

L-ROY

La première fois qu’elle marcha aux côtés d’Elroy, elle ne pût s’empêcher de lever la tête vers lui pour le regarder avec curiosité. Le soleil prenait dans ses cheveux et elle voyait le grain de sa peau.

Elle leva les doigts et effleura sa joue.

«  C’est incroyable, vraiment »murmura t-elle à mi voix. Puis, elle rougit et cacha prestement sa main dans son dos comme si elle avait agi de son propre fait.

« Excusez moi, Elroy, c’était très grossier de ma part…

-          Je vous en prie, Elizabeth, c’est naturel. »

Ils marchaient tranquillement le long du lac et elle s’approcha du bord quand elle vit les canards. Trois petits suivaient leur mère en cancanant comme de petites trompettes bouchées. Elle se mit à rire.

«  Quel dommage, j’ai totalement oublié de prendre le pain rassis!

-          J’en ai apporté. Si vous voulez leur jeter… » Elle se retourna, surprise.

-          Comme c’est gentil… Vous saviez donc que j’aimais me promener ici ?

-          C’était dans l’annonce. » Il la considérait avec sérieux. Ses yeux ne cillaient presque pas.

De nouveau, Elizabeth sentit le rouge lui gagner les joues.

«  Je ne me souvenais pas avoir écrit cela…

« Jeune femme menue, yeux noisette, aimant lecture, promenade autour du lac, cherche compagnon pour partager sa vie. Fumeur s’abstenir, » récita Elroy en fermant les yeux un instant.

Il darda ensuite un regard vert sur elle.

« C’était la première annonce. Elle n’était pas très complète….

-          Eh bien, commença Elizabeth, un peu gênée. Elle ne poursuivit pas sa phrase. Elroy venait de se précipiter vers une fillette qui venait de tomber de vélo.

-          Est ce que tu vas bien ? » demanda t-il en frottant le genou écorché de la petite.

Elizabeth le regardait tandis qu’il se relevait et lissait le revers de sa veste.

Il a l’air tellement parfait, songea t-elle avec une moue éberluée.

Arrivés devant chez elle, elle baissa la tête, ne sachant comment conclure ce premier rendez vous.

Il se saisit doucement de sa main et elle s’étonna de trouver ses doigts si chauds. Pendant qu’il lui faisait un baise main à l’ancienne, elle regarda ses cheveux châtains, légèrement ondulés, presque hypnotisée par leur matière.

« J’adorerais vous revoir, Elizabeth. Auriez vous la gentillesse d’accepter une invitation à dîner, vendredi soir ?

-          J’en serais ravie, Elroy », bafouilla t-elle. Il lui sourit, ce qui creusa une fossette dans sa joue gauche.

-          Je passe vous prendre à sept heures ?

-          Sept heures, ce sera parfait. Où irons nous ?

-          C’est une surprise. »

Après un léger signe de tête, il prit congé, descendant les trois marches à reculons, comme s’il souhaitait profiter de sa vue quelques instants encore, puis il fit le tour de sa voiture, ouvrit la portière et démarra.

Elle regarda longtemps l’endroit où il avait été garé, perdue dans ses pensées, puis elle sortit de sa torpeur, regarda dans les jardins alentours en refermant un peu les pans de son gilet chocolat avant de rentrer.

A sept heures précises, le vendredi, il était là.

Quand elle ouvrit la porte, il se tourna vers elle et elle fut de nouveau séduite par ce visage classique, ces traits si fins.

« Bonsoir Elizabeth, dit il avant de regarder sa tenue :

«  Vous êtes ravissante. Le parme vous va à merveille.

-          Merci, Elroy, vous êtes vous même…. Très beau. »

Pourquoi hésites tu à employer ces mots ? se morigéna-t-elle. C’est pourtant la vérité. Il est beau.

De nouveau, le sourire creusa une fossette irrésistible dans sa joue et il lui tendit le bras pour l’inviter à le suivre dans sa voiture.

Il ouvrit galamment la portière et quand elle fut installée, il se coula sur le siège conducteur et démarra.

« Allez vous enfin me dire où vous m’emmenez ? demanda t-elle pour faire la conversation et cacher la gêne que lui causait cette promiscuité.

-          J’ai réservé une table à l’Orange Bleue. » Elle étouffa une exclamation.

-          J’ai toujours voulu m’y rendre ! C’est extraordinaire !

-          Je suis ravi que mon choix vous convienne. »

Elle tenta de se souvenir si elle en avait fait mention pendant les heures d’enregistrement, mais ce détail ne lui revenait pas.

Au restaurant, il avança sa chaise avant de s’asseoir et un garçon stylé, habillé en smoking blanc vint prendre leur commande.

Quand leurs assiettes arrivèrent, elle ne pût s’empêcher de le regarder avec curiosité pendant qu’il découpait son poisson et portait la fourchette à sa bouche.

Comme s’il devinait sa question, il s’essuya les lèvres avec sa serviette de table et répondit :

« Je ne pense pas que ce soit le bon moment pour aborder de telles questions, ne pensez vous pas ?

-          Bien sûr, Elroy, c’est évident. »

Il changea de sujet, la questionnant sur son dernier livre de chevet.

«  Avez vous lu Victor Hugo ? demanda t-il en se penchant un peu vers elle. C’est une littérature remarquable, tellement riche….

-          Vous avez lu ses livres ? demanda t-elle, surprise

-          Oui. Ainsi que les œuvres de Dumas, Balzac et Zola. C’est une lecture plutôt classique comme vous pouvez le constater, mais j’espère que vous me conseillerez certains ouvrages…

-          Avec plaisir, acquiesça t-elle, étonnée de voir avec quelle facilité ils communiquaient.

Il était tellement compliqué d’avoir de telles conversations avec les autres hommes…

«  Il paraît que les auteurs russes sont passionnants », continua t-il en lui versant un autre verre de vin. Elle leva la main pour stopper son geste.

-          Merci Elroy, je ne bois pas autant d’habitude. Je n’aimerais pas que l’alcool me monte à la tête et ne plus contrôler la situation….

-          Pourquoi cela ? » Elle hasarda un regard vers lui. Ses yeux verts la fixaient sans ciller et elle n’y décela aucune malice. Bien sûr, se rassura t-elle. Je ne risque absolument rien avec lui.

-     Eh bien, je veux avoir une pensée cohérente… Autant que possible en tous cas ! »

Il éclata de rire pour la première fois, un rire si soudain qu’elle sursauta avant de se joindre à lui.

Elle se tamponna les yeux avec un coin de sa serviette de table.

« Cela faisait longtemps que je n’avais pas ri autant. Je vous en remercie, Elroy.

-          Merci à vous Elizabeth. J’aime vous entendre rire. »

Avant de la quitter pour la nuit, sur le perron de son petit pavillon, il se pencha pour effleurer sa joue de ses lèvres. De nouveau, elle leva les doigts pour toucher sa peau qu’elle trouva très lisse.

« Est ce que… vous ne pouvez pas avoir de poils ? » Il ne s’offusqua pas de la question :

-          Je peux en avoir, bien sûr. Cela vous plairait ? Vous préférez que j’aie une barbe ?

-          Non… non, je me posais juste la question. J’espère que vous n’êtes pas fâché ?

-          Pourquoi le serais je ? Est ce offensant ?

-          Non, cela n’était pas mon but en tout cas…. » Elle baissa les yeux, se perdant un instant dans la contemplation de ses mains qu’elle tordait nerveusement.

-          J’ai passé une excellente soirée, Elroy. Votre compagnie est très agréable.

-          Merci Elizabeth. La votre également. Est ce que cela signifie…

-          Oui, répondit elle promptement. J’aimerais beaucoup que nous nous voyions de façon régulière. »

«  Les hommes ne sont plus comme avant », avait elle expliqué à l’agence. La jeune femme avait acquiescé en enclenchant la caméra numérique. « Il fut un temps où ils prenaient le temps de faire la cour à une femme. Ils avaient des manières, ils étaient galants. Vous voyez ce que je veux dire ? » La femme sourit « J’ai entendu parler de ça en effet… »

«  Ce que je veux, avait ajouté Elizabeth, les yeux dans le vague, oubliant la caméra braquée sur elle, c’est quelqu’un qui m’écoute, qui puisse faire preuve d’attention, d’inventivité –autant que faire se peut, bien sûr.

-          Bien entendu. Nous allons essayer de répondre au mieux de vos attentes. »

Un matin, attablés chez Fred’s pour le petit déjeuner, ils regardaient un écran de télévision qui diffusait sans le son les nouvelles du jour.

« Ils ont enfin retrouvé le corps de ce pauvre gosse, grogna Fred en posant un verre encore fumant sur le comptoir. J’vous assure que si je tenais le salopard qui a fait ça, je… » et de faire le geste de tordre le cou d’une seule main.

Elizabeth regarda Elroy qui avait écouté le barman avec attention.

«  Etes vous pour la peine de mort, Elroy ?

-          Je ne peux pas l’être, Elizabeth. » Elle sursauta et posa la main sur sa poitrine, regardant autour d’elle comme si elle se souvenait soudainement où elle se trouvait.

-          Excusez moi, j’avais presque oublié que…

-          Merci. C’est un très beau compliment. » Elle se força à sourire, mais ne dit plus rien et se contenta de finir son bol de thé, laissant une moitié de toast dans la coupelle.

Pourtant, elle finit par se rendre compte que malgré cela, Elroy lui manquait les jours où ils ne se voyaient pas. Elle avait appris à aimer ses brusques éclats de rire, pas toujours à propos, le contact de sa joue toujours lisse contre sa bouche quand elle prenait congé, son enthousiasme pour tous les projets.

Aussi, quand il lui demanda de l’épouser, elle dit oui.

« Comment cela va t-il se passer ? demanda t-elle avec angoisse ?

- Eh bien, comme pour tous les époux, je suppose », la rassura son mari quand ils montèrent l’escalier pour la première fois.

«  Elroy, commença t-elle, un soir, avant de replonger dans le silence.

-          Oui, chérie ? l’engagea t-il à continuer

-          Trouverons nous un sujet de discorde ?

-          Je ne comprends pas. » Il posa le livre ouvert contre sa poitrine et cela corna la page. Elizabeth, machinalement, la décorna avant de lui répondre.

-          Eh bien, nous sommes toujours d’accord sur tout. Cela est très agréable, bien entendu, mais je souhaitais savoir s’il était possible que…

-          Que j’aie un avis contraire ? finit il en souriant.

-          Oui, c’est exactement cela. Que tu aies un avis contraire.

-          C’est possible, bien sûr. Cela te plairait ? »

Tout n’était qu’innocence dans ses yeux. Jamais, jamais, il ne pourrait envisager de lui faire le moindre mal. Il n’avait pas été construit dans ce sens.

« Je pense que cela me plairait, oui. Cela pimenterait nos conversations. C’est ce que font les couples humains. Cela s’appelle une dispute.

-          Oui, j’en ai entendu parler… Comment cela se termine t-il ?  

-          Quand les gens s’aiment, cela finit bien.

-          C’est parfait alors, conclut il en reprenant son livre, nous téléchargerons le logiciel demain. Il suffira de l’enregistrer dans mon cerveau positronique. Je te montrerai comment procéder ».  Elle le regarda et caressa ses cheveux.

-          Je t’aime Elroy.

-          Je t’aime Elizabeth. »

 7 avril 2008

LE REVE DE FREDERIC

Ils avaient l’habitude de se retrouver là.

Ils aimaient pousser la porte de ce petit bar sombre et trouver celui des trois qui était arrivé le premier et qui avait pris une petite soucoupe remplie de cacahuètes et de chips pour attendre. Ils enlevaient leur blouson et s’asseyaient après avoir virilement serré la main des autres.

Ils aimaient l’odeur enfumée de ce bar, la table de billard, verte et élimée, la lumière étrange distillée par le grand aquarium, derrière le comptoir où nageaient les poissons combattants.

Toujours, ils regardaient autour d’eux, comme s’ils découvraient l’endroit, les chaises au dossier arrondi, les tables vernies garnies de vestiges : les papiers gras qui entouraient les sandwiches au fromage fondu, les ronds laissés par les tasses de café, les emballages de chocolat noir et de sucre. Ils aimaient regarder le glaçage coloré sur le haut des verres vides et sourire en voyant du rouge à lèvres tatoué dessus : ils imaginaient alors des histoires d’amour, des mots que l’on doit murmurer à l’oreille avec le bruit du juke-box.

Ils écoutaient la femme blonde derrière le comptoir avec ses chemisiers décolletés et son regard triste chantonner en essuyant les verres et vérifier qu’ils brillent bien avant de les ranger, tête en bas sur les grandes planches recouvertes d’aluminium. Quelquefois, elle se sentait observée et leur jetait un coup d’œil. Elle leur souriait et ils se demandaient comment ils avaient pu voir de la tristesse sur ce visage.

Thibault, le barman, passait son temps entre les tables, son torchon sur le bras, comme un maître d’hôtel stylé, les cheveux longs et noirs attachés par une lanière rouge, les yeux étranges, comme soulignés de khôl. On eut dit un lanceur de couteaux ou un diseur de bonne aventure et à chaque fois qu’ils arrivaient à cette image, les trois hommes pensaient que la vie était vraiment une drôle de chose.

Ce tour d’horizon effectué, ils revenaient à eux mêmes.

C’étaient trois vieux amis, même s’il leur était arrivé de se séparer pendant de longs mois. A chaque retour, ils éprouvaient un grand plaisir à se revoir.

Quand l’un revenait, il apportait une bêtise aux deux autres : un canif, une casquette, une bouteille de whisky, un livre. Ainsi, il leur disait sans un mot que dans quelque endroit du monde qu’il se trouvât, ils y étaient aussi.

Ils aimaient partager une aube calme autour d’un étang où ils attrapaient des poissons qu’ils faisaient cuire au dessus de  la braise, enlevant la veste dont ils avaient relevé le col à cinq heures quand l’air mordait. Ils aimaient sentir rouler les cailloux sous leurs grosses chaussures d’homme et entendre craquer le bois.

Ils ne s’appelaient pas à trois heures du matin pour dire qu’ils n’arrivaient pas à dormir, ils ne demandaient rien aux autres mais savaient qu’ils étaient en droit de le faire. Ils se contentaient de cela ; de savoir qu’ils pouvaient.

Quelquefois, c’est suffisant.

Ce soir là, ils commandèrent une bière et se mirent à parler de leur semaine de travail, du temps, de la saison de pêche. C’était une discussion légère et joyeuse à la fois, faite de boutades, de plaisanteries et de jeux de mots.

Un couple vient bientôt s’asseoir à la table d’à côté. Ils ouvrirent un dépliant sur leur table et commencèrent à s’extasier sur la plage qui était photographiée en plein milieu,faisant tout haut le descriptif d’un hôtel quatre étoiles.

Après avoir terminé leur verre, ils se levèrent et sortirent, laissant nos trois amis silencieux, pendant quelques instants.

« Tu crois qu’ils partent en lune de miel ? demanda Bruno

-          Sûrement, maugréa Baptiste. Tu vois bien qu’ils n’en sont qu’au début. Il l’écoute encore parler et elle, elle le dévore des yeux. «  Il eut un petit reniflement de mépris. Frédéric sourit :

-          Avoir la vie devant soi… »

Ils acquiescèrent en silence et commandèrent un autre verre.

« De quoi avez vous toujours rêvé ? demanda Frédéric.

-          Les rêves, ce sont des machines à douleur, grogna Baptiste, tu passes ton temps à attendre quelque chose qui ne vient pas, tu te réveilles vieux et tu as raté ta vie.

-          Moi, quand j’étais gamin, dit Bruno en levant son verre et en regardant la teinte que la bière prenait avec la lumière verdâtre de l’aquarium, je voulais être très riche. A l’époque, je pense que c’était pour m’acheter des bonbons et un cheval. (il sourit). A vingt ans, je voulais être millionnaire et me marier avec une suédoise de vingt ans. A trente ans, être multimilliardaire, me marier avec une très belle fille  et me persuader qu’elle ne m’aimait pas pour mon argent. Et me voici, à quarante et un ans, divorcé et ayant des doutes sur l’amour et la possibilité d’être riche.»

Il but une gorgée et sourit avec désenchantement à ses amis.

«  Moi, continua Baptiste, je voulais aller en Afrique, en Islande et peut être même que j’aurais ramené dans mes bagages la fille dont tu parles. (Ils se sourirent), je rêvais de parler quelques dialectes et je m’imaginais marchander des émeraudes sous des tentes. J’aurais eu la peau hâlée, quelques cicatrices viriles et les enfants auraient chuchoté avec admiration sur mon passage. Finalement, j’aurais rencontré une autochtone de toute beauté et décidé de poser mes bagages. Je serais mort à cinquante sept ans d’une indigestion de bananes vertes ou de larves blanches. Quand je disais que les rêves sont des machines à douleur, j’aurais pu dire qu’ils font délirer pas mal avant…. » Il termina son verre d’un seul coup et regarda Frédéric :

«  Et toi, de quoi rêves tu, camarade ?

-          Oh, dit Frédéric, souriant, je ne sais pas… » Il faisait tourner son index sur le bord de son verre, faisant naître une musique que Baptiste aurait pu entendre, lors de ses voyages en passant dans ces marchés où s’arrêtent les charmeurs de serpent. Il releva la tête, regardant les hélices du ventilateur qui tournaient au ralenti, ne dégageant aucun air.

-          Je suppose que ce sont des rêves idiots, je voudrais continuer ce même métier fatigant ; le soir, je monterais dans ma vieille voiture cabossée et je roulerais jusqu’à une petite maison toute simple, un peu à l’écart de la ville. Un grand chien roux m’accueillerait en mettant ses deux pattes avant sur la portière. Je rentrerais et mes filles quitteraient leur chambre où elles faisaient leurs devoirs pour venir me dire bonsoir. Elles arriveraient par l’escalier avec leurs cheveux bruns pleins de boucles. Je les embrasserais toutes les deux et elles sentiraient l’école, le plumier neuf et la feuille buvard. Elles auraient trois ou quatre taches de rousseur près du nez. Ma femme surveillerait le repas en lisant un roman policier. Il y aurait un peu de désordre dans la maison, des piles de bouquins qui manquent de s’écrouler, des jouets qui traînent derrière les portes. Sur la table, les petites mettraient quatre couverts, des assiettes avec un tour bleu et un saladier avec des bandes de couleurs très vives : roses, bleues, oranges… Le soir, je regarderais leurs devoirs et leurs cahiers, les félicitant de leurs notes ou les grondant un peu quand les cahiers ne sont pas assez bien tenus. Vers neuf heures, j’ouvrirais au grand chien roux et il viendrait se coucher aux pieds de ma femme, immobile, attentif, suivant nos mouvements.

Mes petites filles riraient en inventant des phrases avec leur mère : le chien est immobile comme… une statue plâtrée ou… un verre à dents dans un cimetière. Je les emmènerais par la main pour aller dormir et je serais toujours content qu’elles me montrent le contenu de leurs tiroirs, là où elles cachent des bracelets, des perles et des coquillages. On ferait des barbecues avec vous dans le jardin. On aurait des photos de vacances plein un album et on irait tous les ans couper un sapin pour Noël… voilà ce que c’est, mon rêve, les gars… »

Alors, Baptiste et Bruno regardent son visage, regardent le visage de Frédéric, silencieux, apaisés.

Ils lèvent leur verre et ils trinquent sans dire un mot à son rêve, à son visage et ses yeux qui sont encore loin.

Heureux celui qui trouve son bonheur dans de petites choses car il trouve son bonheur partout.

                                                                                  12 mars 2001

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