Maria

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Le doigt de Dieu s'était posé sur Maria. Elle ne l'avait pourtant jamais supplié, bien qu'elle l'invoquât tous les jours, par habitude et par une superstition atavique. Elle habitait l'île de Poro, un barycentre dans la mer des Camotes, entre Leyte, Cebu et Bohol ; un cotillon de l'archipel philippin. C'était un entre-deux, entre la modernité et la tradition. Ses parents possédaient un modeste cottage ; rien de bien luxueux. Il faisait la joie des touristes qui cherchaient un semblant d'authenticité, sans s'éloigner de la civilisation. Dormir dans une paillote au luxe spartiate, posée sur la plage, leur donnait l'impression d'un dépaysement qui faisait leur fierté. Un selfie avec, en toile de fond, des cocotiers et un ciel immaculé faisait illusion sur les réseaux sociaux.

Maria n'était pas dupe. Elle affolait les Americanos par sa beauté. Des générations de mélanges negritos, chinois, espagnols et étasuniens faisaient d'elle un modèle du plus bel abâtardissement des peuples qui s'y étaient croisés. Ses yeux légèrement en amande, son nez pas trop épaté, la lourdeur de ses seins en opposition avec les canons mélanésiens et le bronze de sa peau étaient la synthèse qui rendait fous les mâles occidentaux. Au physique s'ajoutaient une éternelle bonne humeur, une gentillesse et une discrétion à toute épreuve. Elle pouvait laisser à penser qu'elle était la quintessence de la soumission et de la candeur qui appelaient aux plus viles déviances. Des Allemands, reconnaissables à leur âge avancé, à la blondeur de leur chevelure qui avait tourné au jaune paille, à leur regard lubrique et à leurs Birkenstock affublées de chaussettes de sport, se seraient damnés pour la posséder. Ils étaient, en guise de réponse à leurs avances, rabroués par un large sourire muet qui aurait pu la faire passer pour une adorable idiote. Ils en étaient quittes à aller chercher fortune dans les bordels de Manille.

Maria était loin de ce qu'elle pouvait laisser à penser. Malgré une vie modeste, elle était, depuis sa plus tendre enfance, par le biais d'internet, connectée au monde. Alors que ses amis passaient leurs temps à chater et à visionner des rapers ou des influenceuses, elle avait découvert des sites qui permettaient de télécharger à l'infini toute la littérature du monde. Par son implication et son sérieux, encouragée et soutenue financièrement par ses parents, elle eut l'opportunité d'obtenir un Bachelor of Arts in Litterature. Ses camarades se contentaient d'étudier les grands auteurs anglophones ou nationaux tels que Francisco Balagtas, Jose Rizal ou Francisco Sionil Jose. Maria se prit de passion pour les écrivains slavophones. Elle soutint son mémoire de fin d'études sur l'écrivain bulgare Aleko Konstantinov.

Elle revint sur son île. Elle aurait aimé enseigner à l'université. De par ses origines modestes, elle n'avait pas le réseau suffisant pour se faire pistonner et y obtenir un poste. Si son petit ami Gamayel, descendant d'une puissante famille de propriétaires terriens de Luzon, n'avait pas été la victime d'une balle perdue par des trafiquants de drogue, les choses auraient pu être différentes. Elle ne s'en formalisa pas. L'intérêt du clan, sa famille élargie, était au-dessus de ses ambitions. Elle reprit son activité d'accueil des globe-trotters de pacotille.

Les mois s'égrenèrent au fil des saisons, entre celle des pluies et la période sèche. Elles ne laissaient pas de place à ce qu'elle avait pu découvrir chez Dostoïevski ou chez Kundera. Elle ne pouvait s'imaginer les grandes steppes, les dômes à bulbes ou la débâcle des fleuves que par l'entremise de Wikipédia. Elle s'en faisait une vague idée avec sa cousine, Helen, qui s'était sacrifiée. Forte d'une fratrie de quinze individus dont l'indigence était le quotidien, elle s'était mariée avec un Canadien pour subvenir à leurs besoins. Quand elle ne se contentait pas de lui faire partager ses selfies devant de grosses cylindrées ou des boutiques de luxe, elle partageait ses impressions sur le froid, la neige et les hivers interminables.

Les années auraient pu s'égrener ainsi, tels des siècles et des siècles. Elle aurait pu rester célibataire, sans regretter de ne pas être mère, heureuse de voir grandir ses neveux et ses nièces. Mais Dieu, dans son mystère ou son immense mansuétude, en décida autrement.


(À suivre...)

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