Marie en fuite

nyckie-alause

Quand elle ouvre les yeux, le papier peint défraîchi la frappe comme une anomalie… Elle s'est tourné vers le mur, ses genoux l'ont heurté, en un écho sombre provoquant un sursaut suivi d'un visible frissonnement. Elle a regardé droit devant elle et tiré le drap douteux au-dessus de sa tête en vaine protection.

Pourquoi Marie ? Que fais-tu dans cette chambre ? Mais réveille-toi, ouvre les yeux, tourne la tête, lâche le drap que tu serres  tant que tes doigts blanchissent ! Marie…

Longtemps, plusieurs minutes, Marie semble retenir sa respiration  pour disparaître, jusqu'à la rupture, un sanglot s'échappe de l'oreiller grisâtre. Gris, de la même couleur grise que ces traces sur le papier peint, des nuages, messages que les têtes qui s'y sont appuyées ont mis des années à écrire, des histoires que je préfère ne pas connaître, des vies dont certaines n'ont laissé que ces stigmates sur la maçonnerie.

J'hésite, Marie, puis-je poser la main sur ton épaule, tu ne risques rien à travers le drap froissé, épais et rugueux comme une croûte… respiration, soupir, expiration, inspiration. Pour te guider je respire fort, pour que tu te règles sur mon souffle, pour que tu te calmes peu à peu, pour que tu n'entendes pas les bruits qui viennent de la chambre voisine, la porte qui grince comme un cri d'agonie, l'eau qui chute d'un robinet apoplectique dans une vasque métallique, pour les stores qui battent, pour les pas sur les marches de bois de l'escalier… Enfin Marie, ouvre les yeux, regarde-moi, Marie…

Encore un moment, attends…

Ecoute ma voix maintenant, je te raconterai comment, je te dirai pourquoi, je ne tairai rien, je t'ai retrouvée… Tu ne voulais pas qu'on te cherche mais ce n'est pas de moi que tu te cachais non ? Promis, je n'ai rien dit, à personne… Tu ouvriras les yeux et tu me verras là, à côté du lit, assis dans ce fauteuil qui est le seul à s'accrocher aux souvenirs d'un passé où le mobilier revendiquait d'avoir un peu de style, aspirait à donner une image de confort et d'élégance, mais il est le dernier, sa tapisserie est usée et le crin s'en échappe. Dans cette pauvre chambre que reste-t-il de cette époque ? Pas cette courtepointe, ni cette table minuscule au dessus de formica orange, pas cette lampe à l'abat-jour tissé de lanières plastique dont certaines pendouillent blanchâtre comme des vers morts, pas non plus ce tapis qui n'a plus comme motifs que des empreintes de semelles mal essuyées, des franges décaties.

Marie, ferme les yeux ou fixe-les sur moi, seulement sur moi, le reste est trop triste, trop moche. Je fais fi des rideaux, comment les anneaux ont-ils pu disparaitre. Un décorateur pervers a dû s'en occuper. Tu te souviens d'Henry ? Il était spécialiste de ce type de décor de théâtre, nous l'appelions le facteur de glauque et ça le faisait rire.

Marie, je rêve ou tu viens de sourire ? Regarde moi, donne-moi ta main. Tu as froid ? Cette couverture n'est même pas en laine, tiens je pose mon manteau sur le drap. Il semble qu'un pâle rayon essaye de se frayer un passage entre ces vieux rideaux. Si je les ouvre, ne seras-tu pas éblouie ? D'accord, j'attends que ta main se réchauffe. Oui j'ai fermé la porte de ta chambre à clef. Regarde j'ai même laissé la clef un peu tournée dans la serrure afin que personne d'autre que moi ne puisse pénétrer ici. 

Ta main est tiède mais je n'ose, non je n'ose pas retirer la mienne et me lever. je ne voudrais pas que tu te réveilles alors que sans ciller tu viens de refermer les yeux et que ton visage affiche comme une ébauche de sourire et que ta respiration est maintenant légère et calme. 

Si j'en avais le pouvoir je t'emmènerais loin d'ici. Le pouvoir, quelqu'un a exercé le sien sur toi si longtemps. Le pouvoir n'est pas identique à pouvoir, décider, choisir. Marie, tu dors ? Tu dors ?

Doucement, lentement j'ai laissé ta main se poser sur le col du manteau et machinalement tu as griffé la douceur satiné du velours, un petit bruit d'insecte, et ta main s'est refermée sur l'étoffe. Doucement, lentement, je me suis levé, j'ai ôté mes chaussures, posé mes pieds sur le tapis dégoûtant non avec une certaine répugnance, pour arpenter la pièce et ramasser ici et là tes affaires éparpillées. Ce sac de voyage parfaitement neuf, tu l'as acheté pour l'occasion, acquis pour ta fuite, de belle facture qui jure avec le décor qui nous entoure — maintenant je dis « nous », j'espère que tu ne te mettras pas en colère en me lisant — je l'ouvre. Il est béant comme en attente du butin que je récolte alentour. Cette chemise, non, je ne la plie pas, je la pose sur le dossier de la chaise comme une invite pour plus tard, je rassemble, j'entasse, j'empile. 

Marie, je suis là, je ne fais pas de bruit, as-tu dis quelque chose. Non tu serres toujours le manteau comme s'il s'agissait d'un animal de compagnie, as-tu gémi ?

Le rayon de soleil a gagné en vigueur et s'immisce jusqu'au fauteuil redonnant vie aux fleurs élimées de sa tapisserie fanée. Ce rayon éparpille la poussière comme les nuits chaudes à la campagne nous éparpillent les lucioles, une merveille. 

Marie réveille-toi, regarde comme c'est joli ! Marie, il fait soleil dehors. Ça va te plaire j'en suis sûr ! 

Elle a fait mine de se retourner vers le mur alors je n'ai pu me taire plus longtemps, j'ai crié « Marie ne te retourne pas ». Elle a sursauté, tressailli, elle a rentré la tête dans ses épaules en s'asseyant enfin. 

Alors  d'une voix rassurante, « Ne touche pas ce mur ! » ai-je ajouté.

Comme elle se levait je suis allé vers la fenêtre, j'ai tiré les rideaux, les anneaux tressautaient sur la tringle en cuivre terni, la crémone était grippée mais je suis parvenu à ouvrir la fenêtre. Quand l'air et le soleil ont envahi la chambre tout le décor m'a semblé moins horrible. Puis Marie a dit « Donne-moi cinq minutes et nous partirons » puis elle a refermé la porte de la salle de bain. 

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